XVIII
A LA NAGE
Peu à peu se forme en moi le projet d'aller voir mes hommes puisque les Anglais tiennent tant à m'empêcher de communiquer avec eux. Par terre, en faisant le tour de la baie, il n'y faut pas songer; tout est gardé, mais par mer... la nage... je pourrai arriver de nuit et repartir après avoir vu mon monde assez à temps pour être chez moi à sept heures, au moment où le boy m'apporte le déjeuner.
Le lendemain matin, je vais dans les rochers qui sont au-dessous de ma chambre prendre un bain de mer. La sentinelle me regarde, mais elle est habituée à voir les Anglais faire de l'hydrothérapie matinale.
Dans la journée, le major me dit de faire attention aux requins. J'en conclus qu'il a été prévenu de ma baignade et qu'il n'y voit pas d'autre inconvénient. Chaque matin, je recommence, et la sentinelle cesse de s'intéresser particulièrement à cette chose devenue habituelle.
Il s'agit maintenant d'aller aux rochers dans la nuit et de traverser la baie pour atteindre mon bateau avant l'aube. C'est une distance d'un mille et demi, soit plus de deux kilomètres. Mais il y a les courants qui, précisément, à cette heure porteront vers la mer, et ils doivent être assez rapides. Je dois compter, dans ces conditions, trois heures pour aller et une heure pour revenir.
Puis il y a les requins. Mais à cela je ne veux pas penser, car je risquerais de renoncer à mon projet. D'ailleurs le requin est beaucoup moins dangereux qu'on le pense pour un nageur qui n'est pas épuisé. Mais ce sont ces trois heures de nage qui sont au-dessus de mes forces, j'en ai peur. Il est à craindre que, dans ces conditions, le courant ne me jette en pleine mer.
J'ai vu des soldats faire rafraîchir de l'eau dans des sacs en toile à voile cousus à un goulot de bouteille. J'en demande un au major, et le soir même, à l'aide d'un peu de ripolin trouvé au fond d'une boîte, je le rends imperméable avec une bonne couche de peinture. Ce sac, d'une contenance de trois litres, peut ainsi être gonflé : ce sera un flotteur. J'y ajuste des bandes de toile pour le fixer sur ma poitrine. A l'aide de cet appareil improvisé, j'aurai un soutien qui me permettra d'affronter ma traversée sans fatigue. Cependant, je ne veux pas encore tenter le voyage avant que mon bain matinal ne soit passé tout à fait inaperçu.
Voilà quinze jours que je suis séquestré ici sans nouvelles de Djibouti, et cette inertie étrange me donne de vagues angoisses. Je rumine un projet plus vaste : celui de filer en Arabie à la nage, mais je ne veux pas abandonner mes hommes. Je les verrai d'abord et peut-être pourrais-je tenter une évasion générale.
Si le gouvernement de Djibouti fait sourire les Anglais par sa veulerie, je veux leur montrer qu'il y a encore chez nous des hommes qui leur tiennent tête. Et me voilà élaborant des combinaisons où la ruse seule doit intervenir, car c'est la seule arme dont ma faiblesse dispose en face de tous ces canons, croiseurs et cipayes, massés sur cette île stratégique.
Tout en réfléchissant, mes yeux suivent sur l'horizon, très loin vers le sud, une petite voile arabe qui péniblement louvoie pour monter au vent. Peu à peu, elle se rapproche. Il semble que ce bateau vienne du golfe de Tadjoura, c'est-à-dire de Djibouti.
Un espoir de secours me vient, et mon cœur bat, car j'ai cru voir un petit pavillon français.
Plus de doute, c'est la barque indigène qui fait à Djibouti fonction de garde-côte.
Elle entre au port. Je ne vois aucun Européen à bord. Cela se comprend : aucun Blanc émargeant au budget des fonctionnaires n'oserait se risquer sur cet esquif pour affronter un voyage de deux jours, surtout pour s'occuper de moi! Mais enfin ils ont envoyé un bateau!... Et une marée d'indulgence monte en moi... Après tout, ce ne sont que de pauvres diables, pour la plupart plus bêtes que méchants. Ils sont Français comme moi, et, si les circonstances le voulaient, le vieux sang gaulois ferait des héros de ces bourgeois douillets et tim rés. Je me prends à regretter les invectives et les malédictions que je leur ai adressées dans les moments de cafard.
Je n'ai jamais su détester à fond... c'est une grande faiblesse!
Je reconnais bientôt le nacouda Ismaïl. Il gravit le sentier avec un pli sous le bras. Plus de doute. C'est de moi qu'il s'agit.
Le major m'appelle et d'un air joyeux m'annonce la bonne nouvelle : il a ordre de me remettre à bord du daouéri (garde-côte) pour être conduit à Djibouti, dont les autorités enfin me réclament.
– Mais mon bateau, dis-je, pourquoi le gardez-vous ?
– Vous pourrez venir le chercher dans quelques jours quand les formalités seront terminées.
– Quelles formalités? A-t-on, oui ou non, un grief contre moi?
– Aucun grief, naturellement, répond le major en riant, mais l'Amirauté veut interroger vos hommes.
- Soit, qu'elle les interroge. Quand puis-je partir ?
- Mais tout de suite si vous voulez.
Je demande alors en arabe au nacouda s'il ne préfère pas partir le lendemain. Il ne demande que cela, car tous ses hommes sont fatigués par deux nuits de mauvais temps. Je déclare donc qu'on partira le lendemain, et le major m'invite avec deux officiers parlant français à dîner avec lui.
Je suis heureux de ne pas avoir à envisager une évasion, car ce major m'est sympathique, et j'aurais eu du regret de tromper sa confiance.
Cette extraordinaire mesure qui retient mon bateau et l'équipage alors qu'on me laisse partir me semble à priori inexplicable. Mais, à la réflexion, je la comprends; elle tend à démoraliser mes hommes en leur faisant croire que je les ai abandonnés pour me sauver seul et que le bateau est saisi. On leur dira qu'ils achèteront leur grâce en racontant tout ce qu'ils savent et même ce qu'ils ne savent pas, etc.
Plus que jamais, il faut à tout prix que je les voie, et cela demain matin avant le jour : je n'ai pas le choix.
La nuit s'avance; il est onze heures, et la lune se couchera à cinq heures du matin. Ces quatre heures me semblent bien longues. Enfin il est temps, et, avec précaution, je me glisse entre les pierres. Grâce à la nuit maintenant très noire sur ce versant de la colline, je suis invisible et je parviens sans encombre au rocher où la mer fait ressac.
J'ajuste mon sac de toile gonflé et je me lance dans l'eau noire de la baie.
Comme je l'avais prévu, le courant est assez fort, et je dérive, car je ménage mes forces. Je rencontre quelques gros poissons carnassiers qui font un brusque crochet à la surface et s'enfoncent avec un sillon de feu dans les profondeurs de l'eau toujours un peu phosphorescente.
Par moments, des courants froids traversent l'eau endormie et me glacent tout le corps. Ils semblent m'enlacer comme de mystérieux reptiles montés du fond de l'abîme. L'eau est très profonde dans cette baie, aussi tous les grands poissons du large y pénètrent-ils volontiers. Je m'efforce de ne pas penser aux requins.
Je me souviens des angoisses de la nuit où j'attendais mon boutre autour de la bouée à feu1 ; mais je suis aujourd'hui assez familiarisé avec la mer pour n'avoir plus à subir les mêmes terreurs. Je ne suis évidemment pas rassuré, je sais même que j'ai peur, mais c'est de choses plus nettes, plus réelles, et je lutte froidement pour me défendre, sans que l'imagination vienne tout gâter.
Cependant j'avance lentement, et le temps me semble long; j'ai la tête serrée comme d'un cercle de fer, et mes muscles perdent leur souplesse. Enfin l'eau devient plus chaude; je distingue la silhouette de mon boutre immobile devant la caserne.
Une sentinelle s'y promène, mais sans doute elle ne songe pas à regarder la mer. Alors je constate qu'il y a une chose que j'ai oubliée dans mes prévisions : le moyen de grimper à bord, car il n'y a ni échelle, ni corde.
Me voilà contre le flanc du bateau opposé à la caserne; il se dresse à un mètre au-dessus de l'eau, lisse et vertical, sans rien pour m'accrocher. J'en suis réduit à envisager l'escalade par le gouvernail ; mais, alors, je ne serai plus caché à la sentinelle.
Tant pis, il faut risquer puisque j'ai entrepris. Sous le gouvernail, la tête seule hors de l'eau, j'attends que la sentinelle soit passée. Je me hisse péniblement, car l'eau m'a affaibli; mon corps semble de plomb. Enfin, mes pieds touchent le pont! J'éprouve une immense joie à retrouver mon bateau. Vite, je m'introduis dans la cale. Il ne reste qu'à attendre le jour qui déjà blanchit le ciel.
***
Des appels de clairons : c'est le réveil.
Les cipayes sortent, se lavent à la mer et s'interpellent Ils sont là, à dix mètres à peine. Alors je mesure toute l'étendue de mon imprudence. Comment se fera le retour en plein jour?... Mais voilà des pas sur le pont : ce sont mes hommes.
Le premier sauté dans la cale pousse un cri de surprise avant de me reconnaître. C'est un ahurissement général !
Tous, sauf Mohamed Moussa, restent sur le pont, affairés à un nettoyage bruyant. Pendant ce temps, j'explique rapidement que l'affaire est terminée, que je vais à Djibouti et que dans huit jours je viendrai chercher le bateau. En mots rapides, Mohamed Moussa m'apprend que le major est venu tout sonder, même les mâts et les membrures, croyant trouver de l'argent caché. Il a eu soin au moment de l'arraisonnement de détruire le fameux reçu.
Je suis rassuré; mais il faut maintenant regagner la résidence!
La voile est déferlée pour me permettre de me couler dans l'eau à l'abri de cet écran improvisé.
Je file perpendiculairement au bateau pour être le plus longtemps possible caché aux yeux des cipayes. Je nage très lentement, le nez à peine hors de l'eau.
Mes hommes ont reçu l'ordre de simuler une rixe avec péripéties émouvantes pour fixer l'attention des cipayes désœuvrés. Quand je suis à cent mètres, j'entends des éclats de voix, des rires sonores, des hourras, etc. Donc, les cipayes s'amusent.
Je gagne toujours de la distance; je nage maintenant plus énergiquement.
Tout à coup, silence à terre. Puis des appels. J'ai été vu.
Des coups de fusil vont suivre. Je nage ferme, attendant toujours le claquement d'une balle sur l'eau, mais rien... Je me hasarde à jeter un coup d'œil en arrière. J'ai fait plus de six cents mètres; pratiquement, je suis hors de portée. Je vois les cipayes sur la plage, faisant des gestes, mais les fusils ne sont pas de la partie. Ils sont probablement perplexes sur l'identité de cette tête qui se promène à six heures du matin au milieu de la baie. Les Anglais sont si excentriques! Ne les voit-on pas se réunir tous les soirs pour s'escrimer à faire entrer des pelotes dans des trous en les poussant avec un bâton, ce qui est très long et très fatigant, tandis que, si on les y mettait avec la main, ce serait si vite fait! Il se peut que l'un d'eux, au lieu de se laver confortablement dans sa chambre, aille faire cela par cent mètres de fond!... Sait-on jamais avec ces gens?... Alors, tirer dessus pourrait être grave. Mieux vaut n'avoir rien vu et s'occuper d'autre chose...
Mais le temps n'est pas aux conjectures. Je gagne vite, le courant étant pour moi; en quarante-cinq minutes, j'ai atteint le rocher et retrouvé mes habits. Un quart d'heure après, je suis dans ma chambre, et le boy arrive bientôt avec mon breakfast.
Je suis rompu de fatigue, mais profondément heureux d'avoir réussi. C'est d'un air très joyeux que je dis au revoir au major Humes.
Nous embarquons sur le petit daouéri et, le soir, nous entrons à Djibouti.
Au gouvernement, ces messieurs m'assurent avoir remué ciel et terre pour moi : on a écrit à Aden, il a bien fallu attendre la réponse, puis on a dû écrire encore, enfin cela a duré dix-huit jours...
1 Voir les Secrets de la Mer Rouge.