XIV
LE BLOCUS
Le gouverneur Simoni s'inquiétait de voir toute la main-d'œuvre indigène de Djibouti faire de plus en plus défaut, car les Arabes du Yémen en fournissent la presque totalité. De plus, le commerce, qui, autrefois, attirait une grande partie des boutres du Yémen, était entièrement ruiné.
Devant cette situation, il comprit l'intérêt qu'il y aurait à rassurer les nacoudas arabes, terrorisés par les menaces anglaises, en leur montrant qu'il était en somme assez facile de forcer ce fameux blocus. Il se montra tout à fait favorable à la proposition que je lui fis de tenter d'établir une sorte de service régulier entre Djibouti et la côte arabe pour le transport des passagers et des marchandises. Je proposai de le faire, bien entendu, à mes risques et périls, avec mon voilier. Je ne demandai pour cela qu'à avoir le moyen de sortir sans encombre les marchandises dont les Anglais avaient exigé la prohibition d'exportation telles que le pétrole, la farine, le fil de coton, le sucre, etc., en un mot toutes les denrées qu'ils avaient avantage à envoyer eux-mêmes sans concurrence en Arabie par les petits vapeurs de la Compagnie Cowajee d'Aden, firme indienne entièrement dirigée par des parsees, c'est-à-dire serviteurs de l'autorité anglaise.
La douane reçut l'ordre de fermer les yeux et de me délivrer, au départ, mes patentes à destination d'Assab, attestant que j'étais sur lest. A moi de ne me montrer aux Anglais que dans cette situation.
Si faibles que soient les importations que je fais ainsi, elles font baisser le prix des denrées en Arabie et les chargements escortés du Cowajee ne sont plus les galions d'or de naguère. Une grande quantité d'Arabes, enhardis par mon succès, viennent avec leurs zarougs, et, rapidement, un trafic intense s'établit. Les Anglais se plaignent au Gouverneur qui répond n'être pas chargé du blocus de la côte arabe.
Nous étions à ce moment critique où le Yémen avait entièrement expulsé les Turcs de son territoire.
Les Anglais tenaient par-dessus tout à rester seuls à « aider » ce pays, et ils firent en quelque sorte le blocus de notre colonie, coulant impitoyablement tout voilier en provenance ou à destination de Djibouti. Une dizaine de boutres arabes n'ayant pas le pavillon anglais (on leur en donnait un à Aden à condition de toucher ce port pour leur ravitaillement ou leurs achats) furent coulés et perdus corps et biens.
.............................................. Voilà déjà plus de six mois que je fais le messager entre Djibouti et la côte arabe. Grâce à ce faible moyen, les coolies arabes, assurés de pouvoir rentrer chez eux quand ils le voudront, ne désertent plus notre petite colonie, n'ayant plus à craindre qu'elle ne devienne une terre d'exil. J'en suis à ma huitième rencontre avec les différents navires de guerre anglais qui assurent le blocus de la côte du Yémen.
Grâce à Salim Monti, que je tiens en mon pouvoir par l'épouvantail des documents qu'il croit en ma possession, j'ai fait promener les navires de Sa Majesté de Périm à Guardafui et dans les coins les plus reculés de la mer Rouge.
En général, les renseignements que Salim donne sont exacts, mais avec un retard de vingt-quatre heures. De sorte que l'Amirauté arrive toujours après la bataille.
L'amiral qui commande les forces navales d'Aden répondit un jour à des questions un peu ironiques sur l'insuccès de ses croisières :
– Que voulez-vous, c'est comme si on voulait attraper une souris à coup de massue. On tape à côté, on casse les meubles, on tue le chat, et la souris passe.
Salim est très habile. Il fait le banquier pour des traites à vue que des négociants arabes tirent sur lui. Il s'agit le plus souvent de convois importants d'esclaves.
Alors, de temps en temps, pour entretenir de bonnes relations avec l'Intelligence Service et ne pas perdre les avantages qu'il en tire, il dénonce son client.
On comprend l'exaspération du lion britannique contre moi, ce moucheron français qui s'amuse à ses dépens. D'ailleurs le combat a failli mal finir pour le petit polisson à voile qui ose taquiner sans vergogne les respectables navires à vapeur de Sa Majesté. Mais il y a un Dieu pour les polissons!
J'ai toujours eu l'avantage d'être aperçu une fois mes voyages terminés, c'est-à-dire après avoir débarqué passagers et marchandises. Je suis alors sur lest, avec la patente nette pour me rendre à Assab; il n'y a rien à dire!...
C'est à cette époque que date la grande sympathie du Yémen pour nous, et si le gouverneur Simoni était resté, ce pays aurait demandé notre protectorat. Mais M. Simoni a quitté plus tard l'administration en donnant sa démission, probablement découragé. Il est affligeant que des hommes de cette valeur ne puissent durer dans notre administration coloniale, où les initiatives désintéressées seraient si précieuses dans des pays lointains hors de tout contrôle efficace.
A son départ en congé, son intérimaire crut devoir prendre la contre-partie et se mettre au service des Anglais pour arrêter cette concurrence qui faisait perdre des milliers de livres sterling à la Compagnie Cowajee.
Les exportations furent interdites et la douane reçut l'ordre de ne plus fermer les yeux.
Après une tentative infructueuse auprès de cet intérimaire pour avoir des marchandises comme par le passé, je me rendis compte qu'il était impossible de faire comprendre la situation à cet homme absolument réfractaire à cette politique toute d'initiative dont le gouvernement anglais donne l'exemple. Il est vrai que ses fonctionnaires sont une élite soigneusement choisie et payée comme il convient pour le travail qu'on attend d'elle. Chez nous, il n'en va pas toujours ainsi, hélas!
Je résolus alors d'agir malgré lui et de continuer la politique du gouverneur Simoni, sans m'inquiéter des interdictions où, malgré tout, je ne pouvais voir autre chose que « la peur des Anglais », cette hantise séculaire de tous nos gouvernants.
Nos hommes, de tous temps, ont eu du cœur à combattre l'éternel adversaire, et, de tous temps, nos diplomates de tous les régimes les ont abandonnés et laissés périr dans des luttes mémorables à dix contre un, les seules que la politique anglaise laisse faire. C'est pourquoi l'Angleterre est la nation sinon invincible, du moins invaincue.
J'ai vite fait de conclure un marché pour du pétrole, du sucre et de la farine à porter à Doubab pour le compte de Salim Monti, qui me donne la marchandise en ville à Djibouti. A moi de les transporter à bord à l'insu de la douane. Je réunis vingt passagers qui veulent rentrer en Arabie et qui me paient le passage dix-neuf roupies. Je les fais embarquer hors de la rade après mon départ officiel puisqu'ils ne figurent pas sur ma patente.
J'ai eu soin, ces jours-ci, de faire réunir mes caisses de pétrole et autres marchandises dans un magasin en face de la mer et vingt coolies bédanis 1 sont engagés pour les porter à bord à l'heure dite. Selon les règlements, après les formalités de la visite du bateau et autres balivernes, je mets à la voile au coucher du soleil, puis, à la nuit, je reviens mouiller en face de mon magasin, à deux milles en mer à l'accore du récif côtier.
La lune nouvelle sera bientôt cachée. Les deux houris 2 sont mis à l'eau et, par-dessus le récif couvert par la marée haute, nous accostons la plage déserte séparée de la ville par une lande broussailleuse de cinq cents mètres. Les coolies sont accroupis, égaillés un peu partout aux alentours du magasin.
Deux équipes se forment, l'une transporte du magasin à la plage les caisses qui s'entassent dans les buissons en tas cubiques, l'autre, moins nombreuse, les charge dans les pirogues qui font la navette entre la plage et le boutre.
Toutes ces ombres filent silencieuses dans la nuit, courbées sous la charge, avec à peine, de temps à autre, un petit bruit mat quand une caisse tombe maladroitement. Je me tiens sur les côtés pour veiller et éviter la surprise d'une patrouille. Abdi et Ali Omar m'accompagnent. Nous restons cachés dans les buissons pour voir sans être vus.
Tout à coup, Ali Omar me saisit le bras et murmure comme un souffle : « Ascari. » Je vois une ombre à quinze mètres, coiffée de la chéchia des douaniers, qui avance avec précaution vers le point de transit de mes caisses. Je me dresse en criant d'une voix assurée : « Min3 ? », et tous trois nous entourons brusquement l'ascari qui reste décontenancé.
Il explique qu'ayant voulu satisfaire un besoin urgent il est allé au bord de l'eau et qu'il a été intrigué par ces hommes entrevus dans la nuit. Je fais tinter dans ma poche des roupies toujours là, prêtes à toute éventualité.
– Reste là un instant, assieds-toi; tout à l'heure, tu pourras partir et je te donnerai cinq roupies.
L'ascari s'accroupit sur les talons avec les deux matelots à ses côtés; il a oublié son urgent besoin et parle du temps qu'il fait.
Les dernières caisses, enfin, sont sur les pirogues; le chef coolie touche la somme promise à partager avec ses hommes, et nous libérons le malencontreux ascari qui est, au fond, bien content d'avoir gagné cinq roupies. Il ne se vantera pas de l'équipée à ses chefs.
Nous grimpons sur la dernière pirogue, chargée à couler, et, lentement, nous glissons sur l'eau calme. Peu à peu, le Fat el-Rahman s'entrevoit dans la nuit, ombre imprécise d'abord, puis son mât raie le ciel avec son antenne hissée à bloc. J'entends les chocs sourds des caisses que l'équipage empile et arrime dans la cale. Sur le pont, les passagers arabes sont immobiles comme des paquets de linge, mais aucun ne dort; ils sont anxieux, attendant le départ comme la délivrance.
Les pirogues sont hissées, tout est paré, mais aucune brise. Les étoiles dansent sur la mer polie comme un métal. Il est une heure du matin.
Enfin des risées viennent de terre, d'un coup sur l'écoute, la voile paillée 4 se déploie. Lentement, sans aucun bruit, comme un grand fantôme, le Fat el-Rahman quitte son mouillage et laisse enfin derrière lui la ville où dorment ces bons administrateurs et vigilants douaniers.
Je sens bientôt le bateau qui tressaille, soulevé par les ondes silencieuses de la houle du large qui passent lentement. C'est la mer qui respire, endormie sous le reflet des étoiles. Comme toujours quand je la sens me reprendre dans sa toute-puissance, elle me donne ce merveilleux oubli des contraintes et des laideurs qui m'étouffent à terre, et j'ai la joie d'un évadé !...
Au matin, nous sommes à grand large; j'ai tiré à l'est au plus près pour monter le plus possible au vent. Mon but est de passer le Bab el-Mandeb au coucher du soleil.
J'ai une patente portant que le navire est sur lest et se rend à Assab. Il serait donc désagréable de rencontrer un de ces patrouilleurs anglais chargés de protéger l'Arabie contre tout ravitaillement étranger à Aden.
Au large, je trouve un temps assez gros, car la brise fraîchit à mesure que le soleil monte. Je grée un tourmentin en tête de mât et, antenne amenée, je laisse courir. Cette allure réduite nous fait passer Périm (Bal el-Mandeb) vers les cinq heures du soir. Je passe au ras de la côte africaine pour ne pas être aperçu de l'île anglaise. Par un temps pareil, d'ailleurs, je n'ai pas de crainte.
La nuit vient; nous filons vent arrière par mer très grosse, à cause du courant de la marée en ce moment inverse au vent.
Nous croisons de luxueux paquebots scintillants de lumière électrique; c'est l'heure où l'on dîne en première.
Tenant ma barre, j'ai devant moi le contraste de ma barque ruisselante d'embruns, roulant bord sur bord, petite chose noire perdue entre les grosses lames qui se poursuivent.
Cette lutte dans la nuit avec un peu de bois et de toile contre cet élément formidable me paraît autrement plus belle que le demi-sommeil des digestions lourdes du passager en chaise longue sur ces palaces flottants, indifférents à la mer. Ce contraste ne me donne aucune envie; au contraire, il me fait aimer davantage ma vaillante petite barque.
Je serre maintenant la côte arabe, en suivant à vue le récif sur lequel la mer se brise un peu. Le mouillage où je dois donner mes marchandises est une coupure de ce récif côtier. J'y serai, paraît-il à l'abri, mais je n'y suis jamais entré; un de mes hommes seulement connaît la passe. Un épi de brisants doit en marquer, dit-il, l'entrée. De jour, tout cela est très précis, mais de nuit... et avec ce temps!...
Si nous dépassons le point favorable, impossible de revenir avec le vent debout, mais, si par erreur nous prenons une fausse coupure, c'est la fin de tout en une minute.
La lune vient de se coucher, et le vent fait rage. Je perds deux fois le récif de vue. Je suis obligé de m'en approcher, au mépris de toute prudence, risquant de me briser sur une tête de roche. L'écume blanche, rendue visible par la phosphorescence, me sert de guide, mais par moment le récif brise mal, alors tout est noir!... Cependant, la mer gronde tout près...
Brusquement, une lame déferle sous notre étrave. Un coup de barre au large. Nous étions venus à quelques mètres du récif...
Je suis mordu d'une affreuse angoisse, tous les nerfs tendus; j'ai le sentiment que nous allons nous éventrer.
L'homme qui connaît la passe est couché sur l'avant, regardant la mer le plus bas qu'il peut. Notre sort est dans ses mains, aussi toute notre attention est fixée sur lui. Il devient le cerveau d'où partira l'ordre qui fera agir tous nos muscles, tous nos nerfs tendus à la limite. Chacun sait sa manœuvre qui se déclenchera comme un réflexe au moindre cri, au moindre geste. Dans cet état nerveux hypertendu, nous retenons pour ainsi dire notre souffle comme si nous redoutions que le moindre bruit fasse déflagrer nos forces bandées à la limite.
Tout à coup, il crie: « Djooch! » (Loffez!). Je vois en même temps une ligne d'écume blanche devant nous. La barre au vent, l'écoute étarquée instantanément, et à toute vitesse, nous entrons dans la coupure du récif avant d'avoir eu le temps de réfléchir. Nous passons entre deux tables de roches à fleur d'eau. La mer est brusquement calmée. Dix secondes plus tard ou plus tôt, nous manquions cette entrée de vingt mètres de large.
Quand, après coup, je songe à cette manœuvre faite presque en aveugle, j'en ai la chair de poule...
Le fond devient vert, c'est du sable, et je laisse tomber l'ancre, mais l'abri est si étroit que le navire, après l'avoir évité, a son arrière à quelques mètres du rocher; il suffirait de chasser un peu sur l'ancre pour être en perdition en raison de la violence du vent. Nous portons des crocs sur les récifs, qui, eux, ne bougerons pas, et nous nous amarrons solidement.
Un tampon imprégné de pétrole est enflammé au bout d'une longue perche. Sa flamme, avivée par le vent, éclaire violemment et fait sur l'eau autour de nous un rond de jade veiné de blanc. Une rafale emporte le brûlot Il se noie brusquement avec un grésillement bref et nous laisse dans le noir opaque.
Après quelques minutes, des coups de fusil répondent de la grève. C'est le signal convenu. Une pirogue est mise à la mer, et deux hommes vont à terre s'entendre pour débarquer les marchandises et les passagers. Après une heure, elle revient avec un Arabe, correspondant de Salim Monti.
Il me dit qu'un garde-côte anglais patrouille devant le mouillage depuis plusieurs jours, probablement à mon intention, car mes précédents voyages ont été signalés à l'Amirauté par les espions indiens. Il faut donc partir avant le jour.
Mon signal de feu, peut-être, a été aperçu, ce qui me fait redouter les projecteurs indiscrets. Je hâte donc le travail, et, pour plus de célérité, les caisses de pétrole sont jetées pêle-mêle à la mer; elles flottent, le vent aidera à les pousser à la côte. Quatre hommes se jettent à la nage pour conduire ce troupeau d'un nouveau genre.
L'Arabe, après avoir compté, me donne un reçu des marchandises et du pétrole que je lui fais inscrire à la dernière page de mon journal de bord.
Cet insignifiant détail devait prendre par la suite une terrible importance!
1 Bédani : Arabe d'une tribu des montagnes du Yémen qui émigre pour s'employer comme coolie.
2 Houri : pirogue taillée d'une seule pièce dans un tronc d'arbre.
3 Min? Qui est là ?
4 Voile paillée : expression traduite de l'arabe désignant une voile ferlée sur son antenne avec de légers brins de paille de feuilles de palmier. La rupture de la première attache entraîne successivement la rupture des autres déferlant ainsi la voile instantanément.