XXVII
VOYAGE D'ADDIS-ABEBA A DJIBOUTI
Je suis parti ce matin d'Addis-Abeba par ce temps
de pluie qui couvre de boue noire les plateaux du Choa à la saison
d'été.
Les abords de la gare sont un véritable marécage.
Il faut traverser des flaques d'eau bourbeuses sur des pierres
glissantes jetées çà et là aux endroits les plus profonds. Tout
autour, les indigènes pataugent et éclaboussent les malheureux
Européens qui cherchent à conserver un équilibre précaire.
Comme toujours, grande foule sur le quai devant le
petit train bihebdomadaire qui va partir pour son voyage de trois
jours vers le désert de Djibouti.
Aujourd'hui l'affluence est particulièrement
grande, car le ministre d'Italie part pour Rome, le consul de
France va chasser à Afden et le cantiba, gouverneur d'Addis, va
prendre des bains de vapeur aux sources d'Oualenkiti.
Le marquis de Sée de Montbéliard de Brun, consul
de France, n'a rien du diplomate et très sagement, depuis
longtemps, a renoncé à y prétendre; c'est le gentilhomme campagnard
qui va chasser sur ses terres ou le fermier qui va inspecter ses
cultures, les deux ensemble plutôt.
Très grand, massif, le visage coloré, ses gestes
sont lents, un peu gauches, comme pour exprimer que chez lui tout
est pesant et qu'il va tout à l'heure vous marcher sur les pieds ou
renverser un meuble.
Le marquis, quand on lui cause, surprend par sa
culture intellectuelle, sa finesse d'esprit, son goût. Mais pour
lui ces rares qualités ne sont rien en regard de ses aptitudes de
sourcier.
Ses heures de bureau se passent en expériences sur
les plans du cadastre où, avec sa montre tenue suspendue à sa
chaîne, il reconnaît les régions aquifères. A part cela, le
meilleur homme du monde, mais ne lui parlez pas de
diplomatie : il est venu en Ethiopie pour chasser, il l'a
déclaré nettement avant de partir à son ministère, alors
laissez-lui la paix!
Le ministre d'Italie, Cora, est un mince et
élégant Florentin, vêtu avec recherche de vêtements légers aux plis
impeccables comme des nervures de style.
Ils sont tous deux sur la plate-forme du
wagon-salon dominant la foule, chacun à sa manière.
Les dames admirent le beau Cora, et le train,
fût-il parti à l'aube, toutes eussent été à l'heure.
Quant à M. Trouillet (c'est son nom), doyen des
Français d'Addis, qui depuis quarante ans fabrique du savon avec le
suif des abattoirs, il ne pouvait pas laisser partir M. le marquis
pour la chasse sans être là.
Le cantiba encombre le quai de toute sa suite.
C'est un Abyssin de belle prestance au profil de bas-relief
assyrien; il fait penser à un roi mage de vitrail. La foule de ses
suivants et amis l'entoure. Ils s'abordent entre eux par des
accolades et le grand salut plongeant où le front touche terre
tandis que le grand sabre recourbé se dresse vers le ciel.
Trois grands wagons de troisième classe sont
bondés de soldats, de serviteurs et d'esclaves. Les deux wagons
blancs de première et de deuxième classe, ordinairement réservés
aux Européens, sont également envahis d'Abyssins de marque, parents
ou amis du cantiba.
Le contrôleur, un Marseillais, écume de fureur
devant la tâche ingrate de faire payer leurs places à cette
populace qui a pris le train d'assaut. Dans l'esprit de ces gens,
être serviteur du cantiba leur confère un reflet du prestige de
leur maître qui doit suffire à satisfaire les prétentions de ce
petit « frengi » rageur.
L'infortuné contrôleur prend à témoin son noble
consul du peu de cas que l'on semble faire du prestige français, et
le marquis promène un monocle narquois sur cette scène où il est
complètement étranger.
Le cantiba, très digne sous sa cape et son manteau
à larges bords, est absolument indifférent à ce tumulte et semble
même le trouver assez divertissant.
Il est question de dételer la machine et de la
faire partir seule à l'heure réglementaire en laissant là tous les
wagons bondés. Mais enfin tout s'arrange, et le train s'ébranle
avec une demi-heure de retard.
Je me tasse dans le coin d'un compartiment de
première classe avec deux Abyssins correctement habillés à
l'européenne et élégamment chaussés de souliers de danseurs
argentins.
Une femme est avec eux en robe de soie de couleur
voyante, toute jeune et les cheveux peignés à l'européenne. Elle a
un teint clair, des yeux splendides, limpides et profonds comme
ceux des antilopes. C'est le vrai type des femmes du Choa, et elle
serait vraiment belle si elle portait les tresses à la mode de son
pays.
Après quelques heures, mes compagnons reviennent
peu à peu à leur état normal, car les frangis du quai de la Gare et
les « atos 1 » en jaquette
ne sont plus là. C'est maintenant à perte de vue la solitude
sauvage des steppes des hauts plateaux où fuient les bandes de
gazelles.
Alors, tout naturellement, les attributs européens
de mes compagnons perdent peu à peu tout leur prestige : les
souliers jetés pêle-mêle vont tenir conseil sous les banquettes,
les pardessus de coupe anglaise servent de coussins et de
tapis.
Des esclaves, venus des wagons de troisième,
apportent la corne de bœuf pleine de talla et la vaste corbeille ronde qui enferme les
ingiras et les protège du mauvais
œil.
L'un des Abyssins parle arabe; je dis mon nom; les
figures s'éclairent d'un sourire, et nous devenons tout à fait amis
quand j'ai accepté de partager avec eux le talla et l'ingira
saupoudrés de bisbas.
Le train a descendu les pentes du grand plateau de
deux mille mètres d'altitude, où nous roulions depuis Addis. Il
arrive dans les immenses plaines de l'Aouache, à huit cents mètres
seulement au-dessus du niveau de la mer. Il est environ quatre
heures. La grande montagne volcanique de Metahara se dresse toute
noire comme un jaillissement de lave figée en plein ciel. Des
champs de scories dévalent à perte de vue jusqu'au lac amer où
dorment les crocodiles.
Tout contre la voie, j'ai la vision rapide de
crevasses profondes, noires comme des puits, où brille tout au fond
un coin de ciel; c'est l'eau au niveau du lac.
Le sol caverneux de ces résidus volcaniques vibre
comme un métal au passage du train. Les poissons aveugles, troublés
dans leur vie silencieuse, brisent d'un coup de queue le miroir de
ces eaux mortes et s'engloutissent dans le mystère de leur monde
souterrain.
Nous arrivons devant la station de Metahara,
cabane perdue dans une plaine herbeuse, vaste comme une mer, avec
des îlots volcaniques de lave noire. C'est la plaine dankali qui
s'étend jusqu'aux pays mystérieux où le grand fleuve Aouache
disparaît dans les sables, tout là-bas au nord-est, à plus de mille
kilomètres.
La ligne du chemin de fer marque la frontière
entre les tribus danakils et les pays gallas, ces vastes
territoires du sud et de l'ouest, comprenant les hautes montagnes
des Aroussis, du Tchercher et les plateaux du Harrar où pousse le
café. Nous sommes ici chez les Caraillous, tribu galla très
guerrière et nomade comme les Danakils, leurs voisins et ennemis
héréditaires.
Aussitôt stoppé, le train est entouré de la foule
des indigènes, dont la plupart viennent en curieux regarder de plus
près le monstre arrêté. Ce sont des Caraillous, des hommes
admirables dont les corps musclés et élégants sont à peine voilés
par des haillons imprégnés de beurre.
Leurs cheveux enduits de suif, coupés à la hauteur
des oreilles, les coiffent comme un casque. Tous ont la lance et le
bouclier d'hippopotame avec la djembia,
ce terrible coutelas à deux tranchants, plaquée sur le
ventre.
Le spectacle de cette foule est trop ordinaire
pour nous surprendre. Cependant aujourd'hui une agitation anormale
règne parmi ces bergers armés en guerre.
Je vois le cantiba à la portière de son wagon
écoutant un chef caraillou qui lui parle entouré d'une forêt de
lances.
J'apprends que la veille un combat a eu lieu entre
Caraillous et Danakils. Une vieille histoire de contestations de
pâturages qui renaît chaque année avec l'herbe nouvelle. Cette
fois, l'affaire a été chaude, quatre-vingts Danakils sont restés
sur le terrain, et les Caraillous ont ramené cinq morts et soixante
blessés. Le chef de gare somali raconte que pendant plusieurs
heures, il a entendu la fusillade dans le sud, du côté de
l'Aouache. Toute la brousse est en guerre, les troupeaux, les
femmes et les enfants se sont enfuis vers les montagnes...
Après de longs palabres, le train repart enfin. On
a dit qu'à quelques kilomètres on pourra voir le long de la voie
des cadavres abandonnés. Tous les voyageurs sont juchés n'importe
où pour mieux voir et ne rien perdre de cet excitant spectacle.
C'est si beau de contempler la charogne que nous serons un
jour!
Le convoi file maintenant dans une brousse assez
dense de mimosas bas et touffus, hérissés de terribles épines, dont
les bosquets impénétrables ne laissent entre eux que d'étroits
passages.
Le temps est couvert et par moments un crachin
fait luire les pierres noires dans les herbes jaunies.
Une immense tristesse traîne sous le ciel bas sur
cette brousse qui n'a plus de soleil.
Des vautours au loin tournoient très haut :
toutes les mains se tendent pour les désigner, car c'est eux qu'il
faut chercher quand on veut trouver des cadavres.
Le train stoppe. Une douzaine de soldats de la
suite du cantiba partent dans la brousse; les wagons indigènes se
vident en un clin d'œil, et tous leurs passagers, le fusil à la
main, se lancent à leur suite.
Je me joins à eux.
Un grand Caraillou, sans doute embarqué comme
guide à Metahara, court en avant; derrière lui, en file indienne,
cette troupe serpente entre les mimosas, bondissant par-dessus les
obstacles, s'aplatissant sous les branchages épineux, mais toujours
filant bon train au pas de course accéléré du chef de file.
Le train reste sur la voie, ne gardant que les
femmes, les enfants et les Européens installés aux portières, comme
si un spectacle allait être donné devant eux. La machine,
abandonnée par son personnel, fume philosophiquement.
En quelques minutes, nous disparaissons, comme
ensevelis par la brousse. Autour de nous, l'impénétrable rideau des
mimosas nains limite notre vue à quatre ou cinq mètres.
La pluie se met à tomber, mais personne ne s'en
inquiète. Je vois le chef de train, la sacoche en bandoulière, et
le mécanicien en bourgeron bleu, son chiffon gras à la main. Ce
sont des Somalis pour qui les histoires de guerre et de massacre
priment tous les règlements.
Je prévois que le champ de bataille, où les
soldats du cantiba vont faire une sorte de constat, est encore fort
éloigné, malgré que le guide nous ait dit qu'il était tout près. Je
sais que pour un indigène cinq ou six kilomètres n'est pas une
distance dont il faille tenir compte. Mais, puisque j'ai voulu
suivre, abandonner serait ridicule. De plus, je risquerais fort de
ne plus retrouver mon chemin dans cette brousse épaisse, sans
soleil pour m'orienter, avec la nuit toute proche. Mieux vaut aller
jusqu'au bout.
Voilà une heure que nous courons dans les hautes
herbes qui nous mouillent jusqu'au ventre. Personne ne dit mot. Le
passage de tous ces hommes ne s'entendrait pas à vingt
mètres.
Tout à coup, un vol pesant de vautours s'élève
devant nous au-dessus des buissons. La tête de la colonne
s'immobilise, on entend claquer les culasses qu'on arme, puis des
appels.
C'est un premier cadavre. Une forme brune,
luisante sous la pluie, gît, à demi cachée par les épines d'un
mimosa nain. On dégage le cadavre d'un Dankali entièrement
nu : une odeur de charogne emplit l'air.
A mes pieds, je vois une chose noirâtre et
informe, toute couverte de fourmis, et une traînée de sang va vers
le mimosa où est couché le mort : c'est le sexe du malheureux
que les ennemis, selon l'usage, ont tranché sans se soucier s'il
vivait encore. Après cette mutilation, l'homme, abandonné, a trouvé
la force de se traîner sous les épines pour soustraire son corps
aux bêtes de proie.
Plus loin, en voici un autre entièrement recouvert
d'herbes et de branches épineuses : sa main crispée tient
encore une poignée de plantes qu'il a arrachées auprès de
lui : avant de mourir, il s'est fait ce linceul protecteur
pour sauver sa dépouille des bêtes immondes et permettre aux siens
de lui donner une sépulture.
J'ai remarqué sur plusieurs de ces cadavres la
présence d'une cheville de bois plantée dans l'orifice de l'urètre
sectionné. On m'explique que c'est la première précaution à prendre
quand la mauvaise fortune veut que cet accident vous arrive. Cette
pratique a pour but d'empêcher l'infection et l'obturation du canal
par la suture de la plaie; quelquefois de tels blessés survivent à
leur blessure !...
Chaque fois que les soldats qui nous accompagnent
constatent la mutilation, j'entends dire autour de moi, d'un air
tout à fait naturel : « Cattao »
(ils l'ont coupé), mais c'est dit avec une intonation telle que ce
mot sous-entend une sorte d'approbation, tant cette coutume barbare
de la guerre leur paraît légitime.
Enfin, nous voici arrivés au point cherché :
c'est la clairière où campaient les Danakils quand ils furent
surpris par les Caraillous.
Plus de cinquante squelettes gisent sur le sol;
ils sont déjà blanchis tant les oiseaux de proie les ont nettoyés.
Presque tous sont disloqués, sans doute par les hyènes; des touffes
de cheveux adhèrent encore aux crânes, et les anneaux des bracelets
de cuivre brillent autour des humérus.
Tout cela évoque la scène macabre de la nuit
précédente où les hyènes dévoraient les cadavres encore chauds et
aussi... les agonisants.
Je pense au malheureux que la mort n'a pas encore
délivré et qui gît conscient au milieu des cadavres de ses
compagnons!
Il voit tournoyer les vautours, mais les corps
sont encore trop frais. Cependant, peu à peu, ils abaissent les
spirales de leur vol plané et quelques-uns s'enhardissent à raser
le sol d'une courbe rapide. Un peu avant le coucher du soleil, ils
s'abattent enfin au centre de la clairière. D'un pas lourd, ils
s'approchent, montent sur les cadavres, et tout de suite attaquent
les yeux et les lèvres.
Le blessé tente en vain de les effrayer. Il ferme
les yeux pour ne plus voir ce ricanement atroce des têtes aux yeux
vides et aux mâchoires dénudées... Ce qu'il sera bientôt
lui-même...
Le soleil se couche, la nuit tombe très vite, tout
devient imprécis, les oiseaux regagnent leurs grands arbres. Alors
les grillons vibrent dans le silence sur ce charnier où tout semble
dormir.
Le blessé va s'assoupir pour ne plus se réveiller
peut-être, il s'abandonne... Alors des hurlements lointains se
répondent et s'approchent; des ombres grises sortent du taillis,
elles courent sans bruit comme des fantômes, passent et
disparaissent.
Les grillons se sont tus. On entend les souffles
brefs des bêtes qui reniflent, et l'odeur infecte de l'hyène emplit
l'air.
Tout à coup, une forme grise à la tête énorme,
l'arrière-train bas, saute lourdement près d'un cadavre avec un
grognement vorace, elle fouille les entrailles, et on entend les os
broyés craquer sous les mâchoires. D'autres fantômes surgissent et
se jettent pêle-mêle sur ces formes humaines qui semblent
dormir.
Les hyènes se battent et s'enfuient en traînant un
membre arraché, qu'elles vont dévorer derrière un buisson.
L'agonisant est encore protégé par le mystérieux
sortilège de la vie qui intimide les bêtes de nuit, mais une ombre
tourne autour de lui et peu à peu s'approche; il reconnaît la
ouaraba lâche et féroce. Il crie, agite
ses bras pour l'effrayer; peut-être ira-t-elle sur un cadavre? Mais
c'est lui qu'elle veut, elle ne s'éloigne pas, elle recule, hésite,
s'avance, s'enhardissant de plus en plus. L'homme n'a plus de
force, ses mouvements s'amollissent, il bouge à peine, sa voix
s'assourdit...
Alors, brusquement, l'hyène, tête baissée,
s'élance. D'un coup de dents, elle déchire le ventre et arrache les
intestins; d'autres se précipitent à la curée avec leur hideux
ricanement, et l'homme est mis en pièces.
.....
La nuit est noire quand nous arrivons au train.
Nous l'avons retrouvé sans trop de difficulté, grâce au sifflet
qu'on a eu l'heureuse idée de faire fonctionner.
Je suis assailli de questions, mais j'envoie au
diable ces curieux qui seraient incapables de comprendre la
tragique grandeur du drame que je viens d'évoquer et qui n'est
qu'un incident banal des solitudes de la brousse d'Afrique.
A la cadence monotone de ses rails, le petit train
reprend dans la nuit sa course d'aveugle passif vers la gare de
l'Aouache, où nous attendent les tables du buffet grec.
1 Ato, titre équivalent à notre « Monsieur ».