XXXIV
BERBERAH
Tout le monde est sur le pont en tenue rigide, correct, impersonnel sous le masque uniforme de la discipline.
Les canons eux-mêmes, qui hier encore en négligé sous leurs housses de toile toléraient familièrement le dos d'un midship rêveur ou les oiseaux rares du télégraphiste, ces canons maintenant allongent au soleil les reflets rectilignes de leur long cou d'acier, la gueule menaçante comme des molosses en arrêt.
On n'a plus envie de plaisanter avec eux!
Dans le silence, le sifflet du maître de manœuvre parle un langage mystérieux en trilles modulés. Les matelots vêtus de toile obéissent avec ensemble.
La voix étrange et métallique du mégaphone lance des ordres brefs comme si l'esprit du grand vaisseau de fer parlait dans la cheminée...
Enfin le roulement de tonnerre de la chaîne dans les écubiers pendant que la cloche compte les maillons, puis brusquement silence : nous sommes mouillés.
Légère détente en attendant la parade à la coupée.
Une grande chaloupe à vingt-quatre rameurs somalis, têtes noires dans des vêtements blancs, vient du port : tapis traînant dans l'eau et le pavil-Ion imposant à l'arrière. C'est le résident, M. Gebs.
Il monte seul l'escalier de coupée, suivi à distance par trois officiers de l'armée de terre.
Casque à paratonnerre de cuivre et dessous une de ces figures dont on ne peut fixer le souvenir. En argot français, il y a une expression qui fait image et résume : « figure de fesse ».
L'officier de quart salue avec une précision de mouvement qui n'a plus rien d'humain. C'est l'automate dont les gestes sont déclenchés par le personnage qui passe.
Le commandant est là pour recevoir ce fonctionnaire important.
Moi, je suis dans un coin invisible, comme écrasé de cette discipline qui enveloppe le navire de la pomme des mâts à la quille; il me semble que je suis dans un air artificiel fait pour tous ces mannequins de précision et je respire péniblement comme au fond d'une cloche à plongeur.
Commandant et gouverneur ont gagné la passerelle. Les militaires galonnés sont restés sur le pont avec les officiers de marine. Ils observent sans sympathie à travers cet excès de correction où chacun prétend s'isoler.
Après environ une demi-heure, on m'envoie chercher par un timonier.
Cabine du commandant.
Lui est devant la table, le gouverneur en face de Vincent debout comme interprète.
Impossible de deviner quoi que ce soit sur ces trois physionomies fermées.
Vincent parle :
– Le commandant est dans l'obligation de vous garder provisoirement à bord, n'ayant pas encore reçu l'ordre de l'amiral de se dessaisir de votre personne pour vous remettre entre les mains des autorités civiles.
– Le commandant est maître à son bord, répondis-je, mais ceci n'empêche pas de me faire connaître les raisons de cette arrestation. Il ne peut y avoir qu'un malentendu, il faut le dissiper au plus tôt.
D'une voix mal assurée, le gouverneur répond en anglais sans me regarder, comme s'il s'adressait à l'abat-jour de la lampe de bureau :
– Je ne puis donner aucune explication. L'affaire sera examinée par qui de droit et suivra son cours aussitôt que le commandant croira pouvoir envoyer son prisonnier à terre.
« Vous avez été arrêté dans le voisinage de la côte du Somaliland alors que votre destination était Makalla. Vous n'alliez donc pas à Makalla. »
Je cherche à expliquer. Le commandant lui-même donne son avis sur les raisons nautiques qui justifient cet itinéraire. Mais le terrien ne comprend pas et sourit d'un air de mépris sceptique.
– Et les matelots, ajouta-t-il, avec une nuance de dépit, comptez-vous aussi les garder, commandant?
– Je devrais, mais, si vous avez l'amabilité de vous en charger, je préfère vous les confier.
Je sais mal ou presque pas l'anglais, mais, dans les moments critiques, je saisis les mots utiles. Le gouverneur ajoute :
– Ont-ils communiqué avec l'inculpé?
– Non, à aucun moment, répond le commandant.
– Vous êtes sûr?
– Je viens de vous l'affirmer, monsieur, aucun doute n'est permis...
- All right! All right!...
La conversation menace de tourner à l'aigre; mais le gouverneur se retire avec la dignité guindée des imbéciles vexés dans leur amour-propre.
Ce n'est que le soir qu'il m'est possible de voir Vincent.
– Pourquoi le commandant a-t-il voulu me garder ? Cela retarde encore. J'ai tout intérêt à fournir des explications le plus tôt possible pour démontrer ma parfaite innocence des choses inconnues dont on m'accuse.
– Laissez faire le commandant, me dit Vincent avec un sourire. Il sait combien le zèle et la hâte de certains fonctionnaires, couverts par la loi martiale, peuvent être dangereux!
« Actuellement votre gouverneur doit savoir où vous êtes et dans quelles conditions; il ne tardera donc pas à câbler pour vous réclamer. Tout cela mettra l'affaire, si affaire il y a, sur un autre terrain.
« Le commandant, soyez-en certain, vous a sauvé... de bien des ennuis... mais il attend sa retraite... comme moi... »
Le brave ingénieur, emporté par sa franchise, allait dire autre chose que « bien des ennuis ». Le mot qu'il n'a pas prononcé m'est venu à l'esprit dans la seconde d'hésitation qui l'a arrêté.
Je passe une assez mauvaise nuit en pensant que notre gouverneur est fort capable de tarder à répondre et que d'un moment à l'autre l'Amirauté peut d'un mot enlever au brave Grawford le prétexte de me retenir.
Deux jours se passent, interminables. Le commandant va à terre à plusieurs reprises. Que va-t-il sortir de tout ce mystère?
J'aperçois tout au fond de la rade mon boutre couché sur le flanc à marée basse. Il est gardé par des soldats, tous mes matelots sont en prison.
Je me plains au commandant des avaries que cet abandon occasionnera au navire :
– Laissez cela, c'est sans importance. Tout se réglera en son temps, les pertes matérielles sont toujours réparables.
Enfin, le soir du second jour, Vincent m'annonce que je vais aller à terre.
– Prenez patience, me dit-il, tout finira bien pour vous.
– Mais que me veut-on, de quoi m'accuse-t-on?
– Je n'en sais rien, c'est le secret de M. Gebs, mais, à mon avis, il n'est plus guère question maintenant d'autre chose que de trouver un costume décent à la bévue qu'on a faite. C'est toujours pénible de reconnaître une erreur... quand cette erreur n'a servi à rien...
Vincent et M. Camaron m'accompagnent chez M. Gebs, dont je vais être désormais le prisonnier.
En passant devant les grands murs blancs de la prison, Camaron, toujours pince-sans-rire, me la montre en disant :
– M. Gebs avait préparé une petite chambre pour vous dans cet établissement, mais il a changé d'idée, il vous reçoit maintenant chez lui.
Je revois le résident dans son bureau, il est nu-tête sous le panka, mais pas plus intéressant qu'avec le casque. Cependant, dans ce fauteuil, il est dans son vrai cadre, il complète le mobilier. Camaron me présente comme s'il disait : « Enfin, voilà celui que vous désirez, prenez-le ! »
Mais M. Gebs ne semble plus aussi empressé de m'avoir.
Il explique qu'il regrette de ne pouvoir me donner un appartement chez lui, mais il n'a pas de place. Il s'excuse de m'avoir fait installer une petite tente dans son parc. Je pense à part moi à la petite chambre discrète qu'il me réservait il y a trois jours dans le bâtiment aux grands murs... et dont il ne se serait pas excusé.
On me conduit à une vaste tente à double toit, dressée dans un coin retiré du parc. Il y a une table, des chaises pliantes, un lit et des photophores.
Camping confortable d'explorateur anglais.
– Il ne manque plus que les fusils à éléphant et les trophées de chasse, me dit Cameron.
Un boy est attaché à mon service et m'apporte un repas de chez le résident. Cuisine anglaise soignée.
Il me faut du vin, je prétends avoir cette habitude, j'en réclame impitoyablement. On en découvre une caisse échouée on ne sait comment chez un commerçant indien. C'est un très vieux bordeaux, une merveille.
Je me promène dans ce parc et même aux environs. Puisqu'on ne me surveille pas, j'évite d'abuser de cette liberté et je reste sous ma tente à étudier l'anglais que je me suis mis en tête d'apprendre.
Le Minto a repris la mer pour dix jours; il emporte mes amis, et je me trouve bien seul.
Je me demande pourquoi on me garde toujours sans raison avouée, sans me poser aucune question. Que peut-on attendre?