VII
UN COUP DE CANON
Au milieu de la nuit, je vais en pirogue au fond
de la baie attendre Salah. Jusqu'à l'aube, j'observe en vain la
lagune : aucun signal ne brille dans la nuit.
A sept heures, la marée va remonter. Je désespère
de Salah, et mille idées pessimistes me viennent.
Au moment où, très découragé, j'allais retourner à
bord, un de mes pagayeurs me signale au loin des points noirs
mobiles qui semblent êtres des personnages venant d'Hodeidah. J'en
compte cinq, dont un très petit : un enfant, sans doute. Je
suis intrigué par cette caravane dans ce lieu désert, presque
impraticable. Enfin, je reconnais Saïd, il est accompagné de trois
femmes et d'un gamin qui doit être son fils.
Tous sont chargés d'ustensiles de ménage les plus
hétéroclites : une femme porte un bébé sur le dos, une autre
tient à la main une énorme lampe à colonne avec son abat-jour. Je
suis furieux d'avoir à embarquer cette encombrante cargaison, mais
Saïd m'explique qu'il a dû fuir Hodeidah pour éviter des
représailles, dans le cas où je parviendrais à enlever mes
bateaux.
Il a fait croire à l'omer el Bahar turc d'Hodeidah
que les boules de nacre étaient des perles en les tenant renfermées
dans le sachet cacheté. Décidément ces sphérules de nacre sont une
providence! Sur la promesse de partager avec lui en secret ce
butin, il a obtenu que les deux boutres resteraient dans le port
quelques jours, les gouvernails, bien entendu, enfermés à terre.
L'équipage est libre, et Salah est resté pour le réunir la nuit
prochaine à un point convenu sur la plage.
Saïd m'explique que le grand zaroug arabe est venu
à Dumsuk sur l'ordre du vizir Yaya, qui avait été prévenu de mon
absence sans doute par le fidèle sujet de S. M. Britannique, cet
Indien entrevu à Médy et qui vint m'attendre à Gizan. Le nacouda,
de la tribu des Zaranigs, encore plus ou moins fidèles aux Turcs,
pouvait sans inconvénient venir à Hodeidah. Il y amena mes deux
boutres en se flattant de les avoir arrêtés dans les eaux turques.
Ils devenaient ainsi prises de guerre! Je compris alors que les
Anglais n'avaient pas osé intervenir directement à cause de ma
nationalité. Ils avaient préféré faire agir les Turcs!
Maintenant, il faut aller vite, car, si je ne
réussis pas cette nuit à enlever mes bateaux, ils seront
perdus.
A cinq heures du soir, je prends avec moi quatre
hommes pour transporter les gouvernails de rechange apportés de
Dumsuk et je pars avec Saïd. La nuit est parfaitement noire, le
ciel est couvert.
Nous nous engageons sur le sable de l'isthme
encore par places couvert d'eau. On m'a signalé des zones de sable
mouvant, et je ne suis qu'à demi rassuré malgré les affirmations de
Saïd qui les prétend plus à l'ouest.
Par cette obscurité, je ne suis pas sûr de ma
direction, je n'ai que le bruit de la mer sur la côte à ma droite
pour me diriger. Enfin, après deux heures de marche exténuante,
nous trouvons un sable plus sec et plus ferme.
Au loin, quelques lumières indiquent Hodeidah. Mon
plan est d'y arriver entre huit et neuf heures du soir,
c'est-à-dire pendant l'heure du repas. En obliquant à l'ouest, nous
rallions le rivage de la mer. Il est plus prudent de cheminer en
bordure de l'eau; cela présente le double avantage de n'avoir qu'un
côté à surveiller, puis c'est une cachette très sûre et toujours
prête, où il suffit de plonger. En outre, les pas sont effacés par
l'eau et il importe de ne laisser aucune trace sur le sable. Pour
nous rendre moins visibles, nous sommes d'ailleurs tous nus, sauf
moi, qui porte un revolver et une ceinture de toile.
Après avoir cheminé environ une heure, un
sifflement discret nous immobilise. Il se renouvelle à deux
reprises, et, après réponse de notre part, des ombres sortent des
dunes. Ce sont mes matelots avec Salah.
Ils nous informent qu'on leur a fait déplacer les
bateaux à cause du mauvais temps, mais ils ont eu soin de jeter les
ancres le plus loin possible de toute la longueur des amarres. Cela
permettra de les déhaler sans bruit à bonne distance de la terre.
Seulement il y a sur la plage un poste de quatre soldats, mis là
aujourd'hui même par ordre de l'omer el Bahar, car la disparition
de Saïd a semblé suspecte.
Je laisse ma troupe cachée dans les dunes et
j'avance seul reconnaître les lieux. Etant nu, ma teinte de peau
bronzée se confond admirablement la nuit avec le sable.
Je rencontre une hutte de pêcheurs qui me retarde
un peu. Sa forme imprécise m'a d'abord inquiété. J'en approche en
rampant et je m'assure qu'elle est vide, elle semble même
abandonnée. Je reviens en arrière prévenir mes hommes de se masser
dans cette hutte qui est à quelque cent mètres du poste des
soldats.
Je continue ma marche prudente et je m'approche
des sentinelles, à moins de vingt mètres. Je me rends compte qu'ils
surveillent effectivement les bateaux que j'entrevois à cinquante
mètres du rivage.
Mon plan est vite arrêté. Je retourne à la hutte
et j'envoie les neuf hommes en deux équipes de quatre et cinq
rejoindre les deux boutres à la nage en poussant les gouvernails
devant eux. Le vent venant du nord, cette nuit, c'est un jeu de
faire environ un mille vent arrière.
Ils devront monter chacun sur leurs samboucs,
parer les voiles et se déhaler doucement sur leurs câbles, de façon
à ce que leur navire s'enfonce lentement dans la nuit. Les soldats
ne pourront pas se rendre compte de leur éloignement progressif.
Mais il faudra hisser les voiles, et cette manœuvre sera visible et
fort dangereuse. Elle sera saluée sûrement par des coups de fusil,
qui, s'ils ne sont pas efficaces matériellement, le seront
moralement en paralysant les matelots par la peur.
Je leur ordonne donc d'attendre, une fois déhalés
sur leur câble et l'ancre à pic. Aussitôt qu'ils verront un grand
feu sur la plage, ils devront déraper vivement, hisser les voiles
et fuir grand largue. Rendez-vous dans la baie, sous le ras
Katib.
Je reste seul avec mes quatre Soudanais, car j'ai
renvoyé Saïd, dont le courage me semble douteux.
Je reviens à la hutte et je répands sur tout ce
qui est combustible le contenu d'un flacon de pétrole apporté en
cas de signaux à feu. J'entasse de vieilles bâches, des herbes
sèches, enfin tout ce qui peut faire un beau feu de la
Saint-Jean.
J'escompte que les torrents de fumée de ce bûcher
emportés par le vent du nord iront droit sur le poste des soldats
situé à cent mètres sous le vent. Ensuite, cet incendie inopiné
attirera l'attention pendant quelques instants, et son éclat
éblouira suffisamment les spectateurs pour faire autour d'eux la
nuit absolument opaque. Cela suffira pour que mes navires et
nous-mêmes soyons hors d'atteinte.
Je calcule à peu près le temps nécessaire aux
manœuvres que j'ai prescrites, mais, pour plus de sûreté, je
reviens au point d'où j'avais, d'abord, aperçu mes boutres. Je ne
les distingue plus. Donc, ils se sont déjà déhalés sur leurs câbles
et attendent le signal du feu.
J'ai envoyé mes Soudanais au pas de course faire
des traces de pas dans la direction de la ville pour égarer les
recherches sur les causes de cet incendie.
Mes allumettes, que je porte toujours dans une
boîte de fer-blanc, dans mon turban, ont vite fait de mettre le feu
à ce bûcher, et nous fuyons le long de la mer.
En quelques minutes, une imense flamme s'élance
avec des gerbes d'étincelles. La clarté est très intense, et malgré
la distance je distingue en mer les deux voiles éclairées se
détacher sur le rideau noir de la nuit. Mais je suis sans doute
seul à les voir, car tout Hodeidah regarde ce grand feu.
Un incendie est toujours une grande attraction,
très goûtée des foules.
Après environ trois quarts d'heure de course, nous
quittons le littoral pour nous lancer à travers l'isthme
marécageux. La marée est haute, et nous nous égarons dans des
lagons, l'eau jusqu'à la ceinture.
Malgré la température relativement douce, je suis
secoué de frissons intolérables et à bout de force. Deux Soudanais
doivent me soutenir. Il y a encore six kilomètres à faire dans
l'eau et dans la vase. Jamais je n'en aurai la force...
Au départ, j'avais convenu avec Abdi qu'il
attendrait en pirogue au fond de la baie. Combien maintenant je le
regrette. A tout hasard, nous appelons dans la nuit. Un cri
prolongé nous répond, si proche que j'en suis surpris. Peu après,
un Soudanais (ces gens ont des yeux de lynx) aperçoit quelque
chose, et bientôt Abdi arrive, en poussant la pirogue devant lui.
Saïd l'avait prévenu de notre retour prochain et, voyant la marée
un peu haute, il a pensé que nous serions arrêtés; alors il est
venu à notre rencontre. Grâce à la pirogue, je peux continuer ma
route et, vers une heure du matin, je suis à bord.
Le lendemain, j'ai une violente fièvre, nausées et
maux de tête. Cependant, il faut agir.
Nous gagnons le nord de la baie et, dans la partie
que nous cachait la pointe du cap, j'aperçois mes deux samboucs à
l'ancre.
Nous les rejoignons, et alors commencent les
interminables histoires. Chacun a des aventures à raconter; c'est à
qui contera la plus belle. A ce jeu, la vérité n'a qu'à se réfugier
dans son puits, et voilà comment s'écrit l'histoire.
Je fais une répartition des équipages et j'expédie
les deux samboucs à Massaoua, qui est le port le plus facile à
atteindre par ces gros vents du sud. Quant à moi, je décide à
tenter le retour à Djibouti, malgré la violence du vent
contraire.
Il est impossible de continuer, dans ces
conditions, cette lutte contre les Anglais. La réponse du ministre
doit être enfin arrivée, et, aussitôt qu'ils sauront que j'agis
avec l'assentiment de mon gouvernement, ils me laisseront la
paix.
J'appareille à l'aube. Le vent est tombé et, peu à
peu, se lève du nord : c'est une chance inespérée. Vers midi,
c'est le calme encore, et mon bateau se balance à environ quatre
milles de terre. Une fumée est signalée au sud. C'est un vapeur. Il
approche assez rapidement. Dans ces parages, ce ne peut être qu'un
garde-côte anglais. C'est en effet une sorte de chalutier
transformé en patrouilleur.
Il stoppe par notre travers à trois encablures. Je
hisse mes couleurs pour signaler mon port d'attache par le signal
géographique à quatre pavillons du code international des signaux.
Pris par le calme, je ne puis me mouvoir. J'attends donc que le
vapeur s'approche ou m'envoie son youyou.
Je m'empresse de me vêtir d'une façon décente en
prévision d'une visite.
Tout à coup, une gerbe d'eau jaillit à dix mètres
environ du sambouc et deux secondes après la détonation d'une pièce
d'artillerie déchire le calme.
Messieurs les Anglais tirent les premiers, mais
cette fois sans y être invités.
Je fais jeter la pirogue à la mer pour éviter un
second coup « corrigé » et, dans ce minuscule appareil, j'accoste à
la coupée du vaisseau anglais.
Sur le pont, bien briqué, sous les tentes de
coutil, au milieu des cuivres étincelants, le commandant et son
état-major m'attendent. Des canonniers s'empressent autour de la
pièce de 150 qui vient de tirer. A leurs pieds fument encore la
grosse douille de laiton. Je la considère une seconde, puis
m'adressant au commandant :
– Voilà du bien gros plomb, monsieur, pour bien
petit gibier, surtout quand on le manque...
Un enseigne traduit. Rires, mais le commandant
répond en assez bon français :
– Nous n'avions pas de cartouches à blanc, alors
nous avons tiré avec cette « chose »... mais vous ne risquiez
rien.
– Mais votre sifflet, monsieur, eût suffi! Je
l'aurais fort bien entendu à trois encablures. Je ne pense pas que
votre Amirauté vous ait signalé que j'étais sourd?
– Oh! no! seulement, le canon est plus de
circonstance, et puis ça fait un exercice pour l'équipage...
– Si vous et vos hommes étiez dans les Flandres,
vous n'auriez pas besoin d'exercice. Enfin, ne punissez pas votre
canonnier dont la maladresse me procure le plaisir de cet
entretien. Voici mes papiers, monsieur. Que désirez-vous de
plus?
Tout est en règle, et un youyou va visiter mon
sambouc.
Pendant ce temps, on apporte le whisky. La grande
nation a disparu : il n'y a plus là que des Anglais bons
garçons, passionnés de sport et de choses de mer. Je les intéresse
énormément comme un animal fabuleux retiré vivant du fond d'un
abîme.
Avant de boire, je me lève et je porte un
toast.
– A la santé du roi et vive la France!
Tout le monde est sérieux, et les whiskies
s'absorbent en silence comme si on jouait le God save the king.
Tout ça n'empêche pas que, la prochaine fois,
l'Esprit de la Grande Nation choisira un meilleur
pointeur !