XXXI
LE SCAPHANDRE
La majeure partie des
documents 'concernant les faits relatés dans l'histoire qui va
suivre ont disparu de ma maison d'Obock, où. je les conservais, à
la suite d'une perquisition opérée en mon absence et dans des
conditions absolument illégales, en 1927, par les agents du
gouverneur Chapon-Baissac à la faveur d'accusations odieuses. Pour
cette raison, il s'y trouve quelques lacunes et certains noms m'ont
échappé.
Pour la seconde fois, mon espoir est déçu. Du haut
de la terrasse de ma maison d'Obock, je regarde les restes de
l'Ibn el-Bahar jonchant la plage et la
grande mer bleue qui semble toujours attendre...
Plus un sou devant moi! Cependant je n'ai au cœur
que de la tristesse; aucune amertume, aucune révolte.
La catastrophe qui a englouti tout mon bien, tué
tous mes rêves a été causée par la force aveugle des
éléments.
J'ai été broyé par la nature indifférente et
invincible. Peut-être demain avec la même indifférence me
donnera-t-elle sans compter des trésors?...
Je suis le roseau, je sais que je meurs tandis que
l'univers ignore qu'il m'écrase... Cette pensée, pensée d'orgueil
née de la comparaison de ma faiblesse avec la puissance de
l'adversaire, me console de mon pitoyable sort, et peut-être
n'aurais-je jamais compris pourquoi si le grand Pascal ne l'avait
exprimée.
Mais, au contraire, si ma ruine avait été due à
des causes humaines, la haine et le fiel eussent empoisonné mon
âme.
Auprès de moi, ma femme éprouve les mêmes
sentiments et elle m'encourage par sa confiance dans
l'avenir.
Il me faut cependant de l'argent. En emprunter?
L'idée ne me vient même pas, car il y a dans la dette un élément de
servitude auquel je ne puis m'astreindre.
Je vais cependant à Djibouti sans trop savoir ce
que j'y pourrai trouver.
J'apprends que le service des travaux publics
cherche un scaphandrier pour poser les blocs de fondation d'une
jetée. L'ingénieur auquel les travaux sont confiés est un
polytechnicien du nom de Rocheray. Je me souviens qu'au temps où je
préparais cette école, au lycée Saint-Louis, un camarade portait ce
nom. Serait-ce le même?
Il est à Diré Daoua, je vais le voir; nous nous
reconnaissons après vingt cinq ans, et ce n'est pas sans émotion
qu'on évoque les temps de camaraderie.
Il accepte de me prendre comme scaphandrier après
un essai satisfaisant.
Les gens qui n'ont jamais revêtu un scaphandre ne
peuvent imaginer l'étrange impression que produit cet
ensevelissement conscient comme je l'ai éprouvé à mon premier
essai.
D'abord les poids énormes amoncelés sur le patient
debout et immobile sur le pont de la barque. Cette charge écrasante
en fait un être dépourvu de pensée. Toutes ses facultés sont
absorbées par la préoccupation unique de lutter contre la
pesanteur.
Nous ne sentons pas d'ordinaire cette force
mystérieuse qui nous tire vers le sol; nous sommes en équilibre.
Nos réflexes jouent avec elle et nous donnent l'impression de la
légèreté. Mais là, dans ce grand sac où sont suspendus plus de
quatre-vingt kilos de plomb, le pauvre être humain devient
prisonnier de cette puissance qui règle la marche de l'univers.
Puis le casque de bronze est vissé sur ses épaules, la glace est
encore ouverte. Mais, quand elle se ferme, alors il est séparé du
monde : tous les bruits de la vie extérieure cessent
brusquement. Seul le rythme de la pompe semble compter le temps et
la vie. D'où vient ce bruit maintenant maître de son existence? Il
est partout, dans ses oreilles, dans sa poitrine, il a remplacé les
battements de son cœur...
Autour de lui, derrière les glaces, les autres
hommes sont devenus muets, ils font des gestes, ouvrent la bouche,
mais il n'entend rien. Ce ne sont plus que les fantômes d'un monde
qu'il va quitter.
A demi croulant sous le poids qui l'accable,
l'homme traîne ses pieds, enchaînés semble-t-il sur le sol par les
semelles de plomb des énormes souliers de cuivre.
A mesure que son corps entre dans l'eau, il a
l'impression que le poids qui l'écrasait reste à la surface.
Il tâte une dernière fois le poignard de défense
pendu à sa ceinture, il serre ferme dans sa main la corde de
secours, et enfin l'eau se referme sur sa tête.
Il ne pèse plus rien maintenant, il flotte entre
deux eaux. Alors il appuie la tête sur le clapet de décharge à
hauteur de l'oreille, l'air s'échappe en bouillonnant, comme si une
cascade tombait sur lui. Le vêtement se dégonfle. Aussitôt, comme
un navire qui a une voie d'eau, il coule, tiré vers le
fond...
Devant ses yeux, à mesure qu'il enfonce, les
glaces s'assombrissent, passant du vert clair au bleu le plus
foncé... Il descend toujours, accompagné du martèlement des clapets
de cette pompe qui a remplacé le cœur qu'il a laissé là-haut dans
le monde du vent et du soleil.
Il baisse la tête : il voit sous lui l'abîme
bleu qui bientôt sera noir. Les oreilles lui font mal comme si on
enfonçait un gros clou...
Allons! encore un coup de tête au clapet pour
descendre encore... Un regard en haut, regard d'angoisse et de
regret vers la lumière! C'est une lumière verte, compacte, sans
vie, dans laquelle le tube d'amenée d'air et la corde d'alarme
ondulent comme d'étranges algues.
L'air rejeté par le clapet de décharge monte en
bulles tumultueuses comme des grappes de cristal, pressées,
semble-t-il, de retrouver l'espace. Et lui, ce pauvre homme perdu
dans cet élément qui n'est pas le sien, de tout son instinct,
voudrait s'élancer à leur suite. Mais il faut atteindre le fond...
L'abîme est plus sombre... Où donc s'arrêtera cette chute vers les
ténèbres?... Il l'accélère pour abréger!
Tout à coup, une masse blanchâtre monte devant
lui, se gonfle et se dresse menaçante. Il saisit son poignard, et
au même instant ses pieds touchent terre. C'est une raie énorme qui
dormait sur la vase; elle a soulevé un nuage de limon en
s'enfuyant. Il a cru voir un monstre, et la frayeur lui a coupé le
souffle.
Il voit maintenant le fond sur lequel il peut
marcher. Cette fonction terrestre lui rend son assurance.
La nouveauté du spectacle le prend tout entier. Il
oublie qu'il est sous vingt mètres d'eau et, tout confiant dans la
fidélité de cette pompe infatigable, il se baisse, s'assoit, se
relève, essaye tous les gestes qu'il faisait sur terre.
Mais il est ruisselant de sueur. Elle coule sur
son front, sur ses joues. Dix fois, il fait le geste de passer sa
main sur sa figure, mais ses mains ne sont plus pour lui; elles
sont dehors pour travailler, il ne peut plus leur demander de venir
au secours de son corps harcelé par les terribles démangeaisons
d'une éruption de bourbouille ou d'essuyer les gouttes de sueur qui
courent sur sa face et chatouillent comme des mouches...
La pompe arrête quelques secondes, sans doute
l'équipe qui change. Affreux instant où il se sent abandonné,
perdu, englouti... Il ne reprend haleine que lorsque le bruit
régulier qui porte la vie a repris son rythme. Il pense à ceux qui
sont là-haut, manœuvrant le balancier, et il se rassure, car il
sait qu'il peut compter sur eux, qu'ils ne l'abandonneront
pas!...
***
Voilà ce que j'ai éprouvé à ma première plongée
d'essai. Par la suite, je me suis aguerri, mais, dans ces eaux à
plus de trente-sept degrés, mon corps, soumis à une transpiration
surabondante, est couvert d'une éruption de bourbouille qui
s'écorche et fait des plaies cuisantes.
J'endure cela pendant trois mois. N'en parlons pas
davantage, il vaut mieux l'oublier.
Grâce à cette entreprise, j'ai un petit pécule
devant moi. Je vais pouvoir commencer la construction d'un nouveau
navire.
La question du bois se pose une seconde fois.
L'expérience de l'Ibn el-Bahar m'a
montré que le bois d'Abyssinie ne vaut pas grand-chose.
Je sais qu'à Makalla, en Arabie, à mi-chemin des
Indes, il y a un chantier de construction pour les grands boutres
qui font le transport des dattes. Là se trouvent d'importants
dépôts de bois de teck.
Je décide d'y aller, et le gouverneur de Djibouti,
Lauret, veut bien m'autoriser à exporter avec moi les dix mille
tallers1 que j'ai pu réunir pour faire ces
achats.
A cette époque, l'exportation des monnaies de
métal précieux était interdite.
Le gouverneur me donne, en outre, une lettre
attestant que cet argent vient de Djibouti et est destiné à des
achats de bois pour m'éviter tout ennui avec les Anglais au cas où
je les rencontrerais sur ma route.
1 Vingt-trois mille francs environ à cette époque.