XXII
LA CASEMATE
A midi, par un soleil de feu, nous partons.
J'envoie à terre Mohamed Moussa, qui ira par la route rejoindre le
boy de Heidin. Nous avons rendez-vous à mi-hauteur de la montagne
des remparts, ainsi appelée parce qu'il y a des ruines d'anciens
travaux de défense.
Quant à moi, je pars en houri avec Gabré, Salah et
le mousse Fara. J'éviterai ainsi d'être vu sur les routes à une
heure où tous les Européens doivent faire la sieste. La montagne en
question domine la mer, et ce versant extérieur est absolument
désert en tout temps et à toute heure.
Il est déjà plus de deux heures quand nous nous
retrouvons à mi-hauteur de cette arête volcanique. Un vague sentier
serpente entre les blocs de basalte. Tout est brûlant, et mes
hommes, pieds nus, ont de la peine à supporter le contact des
pierres surchauffées.
Le chien tire une langue démesurée qu'il
rafraîchit de son halètement précipité. Sa queue entre les jambes,
il dit combien peu il goûte cette excursion.
Je déballe le tricot d'Abdi, que j'avais enveloppé
de gros papier pour le préserver d'odeurs parasitaires, et je le
mets sous le nez du chien. Aussitôt, cet intelligent animal semble
s'éveiller. On dirait qu'il comprend pourquoi il est venu. Il me
regarde avec des yeux expressifs, remue la queue et lance un
jappement bref.
Immédiatement, il part, flairant la terre pendant
que nous escaladons lentement le flanc escarpé de la montagne. Je
me dirige vers une muraille en ruine qui, autrefois, a dû faire
partie d'un système de fortification.
Le chien, le nez à terre, la queue frémissante,
inspecte le terrain de tous les côtés. Je me rends compte qu'aucune
trace ne le guide, il cherche au hasard.
Nous atteignons enfin la vieille muraille. Elle ne
semble pas très ancienne et paraît avoir été en partie détruite à
coups de mines. Ces ruines forment un espèce de chemin de ronde
plus praticable que les pierres croulantes de la montagne.
Nous suivons donc ce passage, tandis que le chien,
infatigable, fait des lieues à travers ce chaos calciné.
Nous sommes à plus de trois cents mètres au-dessus
de la mer : toute la baie se déploie à nos pieds, avec les
navires de Steamer Point, les îlots couverts des bâtiments
sanitaires, les dépôts de charbon, les usines.
Tout cela, à vol d'oiseau, n'est pas loin, mais,
en réalité, combien nous en sommes séparés!
C'est le désert, l'âpre solitude qui surplombe et
encercle cette petite colonie humaine vivant là comme par un
miracle, avec des conserves et de l'eau distillée.
Les habitants de ce pays, anglais ou indigènes, ne
voient pas, semble-t-il, ces infernales montagnes, comme si leurs
regards ne s'élevaient jamais, et il ne viendrait à l'idée de
personne de s'écarter de la route pour pénétrer dans ces solitudes
pittoresques.
Nous sommes aussi perdus, ici, à trois kilomètres
de la ville, qu'au fond du désert de Dahma1 où les oiseaux meurent avant de l'avoir
franchi.
Je perds peu à peu tout espoir, et l'expression de
figure de mes hommes reflète le peu de confiance qu'ils ont dans
cette entreprise insensée.
Le chien a disparu depuis quelques minutes. Je le
siffle à plusieurs reprises. Tout à coup, je l'entends donner de la
voix. Le cœur battant d'émotion, je cours vers le point où il
aboie. Mais, si je l'entends bien, je ne le vois toujours pas.
Gabré m'appelle :
- Par ici, viens! Là, en bas, me dit-il en me
désignant une petite tranchée en contrebas du mur.
C'est une lourde porte à demi cachée sous un
éboulis de roches.
Le chien est là, jappant contre cette
entrée.
Je vois alors que c'est une de ces anciennes
casemates dont beaucoup restent encore intactes.
Nous crions : « Abdi ! Abdi.» L'émotion
me coupe la voix, et je tremble sur mes jambes au point de ne
pouvoir me tenir debout.
Alors, au fond de ce souterrain, une voix nous
parvient, assez lointaine, puis plus proche, comme si elle était
contre la porte.
- Je ne peux pas ouvrir, il y a des
pierres!...
Je le vois fichtre bien qu'il y a des pierres, et
de belle taille! Elles ne pèsent pas lourd, cependant, tant nous y
mettons d'ardeur; en cinq minutes, la porte est déblayée, et Abdi
apparaît en plein jour, méconnaissable, couvert de terre, de
plâtras, de toiles d'araignées, les yeux éblouis, mais
souriant.
- Al Hamdullilah ! est son premier mot.
Quelle mauvaise prison! Je suis...
Le chien lui coupe la parole en bondissant sur
lui. Il disparaît dans un saut en arrière, et le chien revient avec
son pagne déchiré aux dents.
Cet incident comique dissipe l'émotion qui nous
tenait encore tout frémissants, et Abdi achève sa
phrase :
– ... Je suis mort de soif!
Quand il a vidé d'un trait le bidon d'eau tiède
éructé avec satisfaction et rendu grâce à Allah et au Prophète, je
me fais raconter ce qui l'a amené dans ce caveau.
Voici, en résumé :
A Aden, aussitôt arrivé de Périm, on le conduisit
au camp de Djebel Nar, et, le lendemain, un officier lui posa des
questions sur des événements dont il n'avait jamais entendu parler,
mais qu'on prétendait m'imputer.
On lui dit que j'avais a avoué », qu'on allait me
fusiller et que je l'avais accusé d'être mon complice. Il pourrait
se sauver en dévoilant « tout ».
Rassuré par ma visite matinale à bord du boutre,
le jour de mon départ de Périm, il ne se troubla pas et resta tout
à fait indifférent aux menaces les plus terribles.
Un Somali, un « mouton », sans doute, qui faisait
fonction de balayeur, s'offrit à le faire évader. Il n'accepta pas,
n'ayant aucune raison de s'enfuir, puisqu'il me savait vivant et
libre. Bien lui en prit, car j'ai su plus tard que les sentinelles
avaient reçu des munitions...
Enfin Heidin fut envoyé pour faire une dernière
tentative le jour où l'on sut que je venais à Aden le
réclamer.
Très confiant, il le mit au courant de tout,
jusqu'à l'offre d'évasion du Somali.
- Montre-moi cet homme, lui dit Heidin.
En vain on le chercha : il s'était éclipsé en
voyant Heidin.
- Ça me suffit, je sais qui c'est, maintenant,
dit-il en souriant. Garde-toi de l'écouter et fais plutôt le
contraire de ce qu'il te conseillera.
« On a raconté des mensonges sur Abd el-Haï et sur
toi, pour avoir des primes et des cadeaux, mais tout cela ne tient
pas debout, sois sans crainte. Ton maître va venir et toi on te
relâchera. »
Le soir, à six heures, en effet, le sergent lui
annonça qu'il pouvait partir.
Il aurait voulu encore coucher là, à cause de
l'heure tardive, mais on ne lui permit pas. Il allait être obligé
de traverser de nuit les zones où les Mimmis opèrent leurs rapts,
et, pour ces sortes de choses, Abdi n'est pas courageux.
Comme il sortait du quartier, le balayeur somali
le rejoignit et lui dit de l'attendre pour faire route
ensemble.
Bien aise de ce compagnon prvidentiel, il attendit
un instant, mais le mot d'Heidin lui revint en mémoire : «
Fais plutôt le contraire de ce qu'il te conseillera! »
La nuit était déjà presque venue; il partit sans
attendre, mais pas par la route, car elle passe dans un terrible
tunnel assez long. Il préféra suivre la grève. La mer est toujours
pour Abdi un refuge, une amie sûre, au sein de laquelle il peut
toujours disparaître.
Quant il fut au pied de la montagne des remparts,
la nuit était très noire. Toutes les tragiques histoires
d'enlèvement et de cérémonie cannibale tournoyaient dans sa
cervelle de primitif; alors, les rochers s'animèrent peu à peu,
faisant des gestes effrayants. La peur le gagna.
Tout à coup, une pierre roula de quelque part. Il
vit ou crut voir des ombres accroupies lui barrant la route du côté
de la mer.
Alors, sous l'empire de cet instinct des bêtes
sauvages qui prennent la fuite vers les hauteurs, il se lança à
l'escalade de la montagne.
Il se sentait poursuivi, cerné, perdu, quand il
arriva au vieux mur où nous sommes.
Il tomba dans une tranchée qu'il n'avait pas vue
et se trouva devant cette porte de chêne à demi ouverte. Elle
fermait de dehors en dedans. Il entra, la tira sur lui et poussa un
gros verrou de fer qui entrait dans un trou de la muraille.
Là, il était en sûreté. Il resta immobile,
écoutant le silence. Alors, il entendit des voix étouffées; des
hommes marchaient au-dessus de la tranchée. On le cherchait.
Il toucha le verrou, palpa la porte épaisse et
reprit confiance.
Les bruits avaient cessé depuis une minute quand
un épouvantable fracas ébranla la porte. Il pensa qu'on cherchait à
la défoncer. Mais non, le calme se fit, plus aucun bruit, et la
nuit passa.
C'est vers le matin qu'en cherchant à ouvrir la
porte il comprit qu'elle était murée par des rochers.
La salle où il était avait environ quatre mètres
sur six, voûtée, sans autre issue que la massive porte en
chêne.
Cet étrange récit m'aurait certainement paru le
produit d'une imagination affolée par la peur, mais les roches
n'étaient pas venues toutes seules bloquer la prison pour en faire
une tombe...
N'ayant plus rien à faire dans ce lieu sinistre et
torride, j'amène Abdi avec moi pour entrer à bord par mer. En
arrivant au bord de l'eau, son premier réflexe est de plonger pour
reprendre contact avec son élément et y dissoudre les mauvais
souvenirs avec la poussière et les toiles d'araignées. Il reparaît
luisant, transfiguré, crachant des jets d'eau, soufflant comme un
marsouin. Il se livre à une danse baroque dans un bouillonnement
d'écume :
– Je veux rentrer à bord à la nage, déclare-t-il
entre deux cabrioles.
Je suis obligé de me fâcher pour le décider à
embarquer dans le houri. Il prend une pagaie et souque ferme en
chantant à tue-tête; on le dirait possédé du diable.
1 Région désertique du centre de la péninsule
arabique.