CHAPITRE 9

Depuis combien de temps Jean croupissait-il dans cette pièce sombre ? L’air était imprégné d’une forte odeur de moisi. Son mal de crâne, souvenir du coup qu’il avait reçu sur la nuque, s’était un peu apaisé. Il avait tenté de s’enfuir lorsqu’il avait pris conscience d’être tombé dans un traquenard, mais il n’avait pas réussi à tromper la vigilance des deux hommes surgis derrière lui. Il avait eu le temps d’entrevoir le visage impassible du libraire avant d’être frappé à la tête et de perdre connaissance. On lui avait volé son argent, sa veste et ses chaussures. La température descendait par moments très bas et le faisait grelotter. Ses ravisseurs ne lui avaient encore rien donné à manger ni à boire. Il se demanda s’ils avaient l’intention de le laisser mourir de froid, de soif et de faim dans cette pièce, ou s’ils avaient pour lui d’autres projets. Il supposa qu’il n’était pas la première victime du libraire et de ses complices. Si vraiment le vieil homme était un cou noir, comme il l’avait lui-même affirmé, pourquoi se comportait-il de la sorte envers ceux de sa classe ?

Il pensa à Clara pour se redonner du courage. Elle aussi vivait des heures sombres, enfermée comme lui dans une geôle et rendue docile par des drogues. Se rendait-elle compte de son état ? Était-elle révoltée, résignée ou inconsciente ? Se souvenait-elle de lui ? L’attendait-elle ? Il avait tenté de se relever, mais le plafond de la pièce était tellement bas qu’il ne pouvait pas tenir debout. Il n’avait pas encore recouvré ses forces. Il lui fallait absolument s’échapper, mais comment ? Chaque jour perdu amenuisait ses chances d’empêcher le mariage de Clara avec l’homme qui l’avait achetée à ses parents. Christa avait affirmé que la cérémonie ne serait pas célébrée avant deux mois, mais ne s’était-elle pas trompée ? Saisi d’une rage soudaine, Jean s’assit devant la porte et tenta de la briser à coups de pied ; elle ne bougea pas d’un millimètre. Il lui sembla entendre des voix de l’autre côté. Il hurla à s’en blesser la gorge, personne ne lui répondit. Désespéré, il finit par se recroqueviller sur lui-même pour tenter de récupérer et conserver un peu de chaleur.

 

Un crissement prolongé le tira de son assoupissement. Il reconnut immédiatement l’homme qui s’introduisit dans la pièce, Bernie, le truand au costume rayé et aux cheveux gominés. Il fumait une cigarette à filtre doré qu’il tenait avec affectation entre le pouce et l’index. Jean essaya d’entrevoir la pièce adjacente par l’entrebâillement de la porte ; il ne distingua rien d’autre qu’un bout de tapis et une moitié de fauteuil.

« Désolé, mon gars, mais tu ne nous as pas laissé le choix.

— Vous… vous parlez français ?

— Évidemment, puisque je suis français ! »

Jean frotta de la paume de la main son crâne endolori.

« Mais l’autre fois, vous parliez anglais avec le libraire.

— Ben oui, on voulait pas que tu comprennes.

— Pourquoi…

— … on t’a dépouillé ? Pour récupérer ton fric, tiens ! Moitié moitié avec ce vieux rat de libraire.

— Je ne suis pas le premier, je suppose.

— Oh que non ! Pas mal d’immigrés clandestins ont fini dans cette pièce.

— Que sont-ils devenus ? »

Le sourire du truand accentua son air cruel.

« Ça dépend d’eux. »

Au bord de la nausée, Jean attendit qu’il poursuive. La colère continuait de frémir dans ses veines.

« Ceux qui marchent avec moi peuvent s’en sortir ; ceux qui refusent finissent dans l’Hudson River.

— Marcher avec vous ? »

Bernie jeta sa cigarette et l’écrasa d’un coup de talon.

« La vie est dure à New York, la concurrence féroce. J’ai besoin de soldats pour étendre et défendre mon territoire.

— C’est que… je n’ai pas l’intention de rester à New York. »

Jean regretta d’avoir prononcé ces paroles sitôt qu’elles se furent échappées de sa bouche. Le visage de son interlocuteur se rembrunit.

« Tu y resteras de toute façon. Reste à savoir si c’est au fond de l’eau ou sur cette bonne vieille terre.

— Qu’est-ce qu’il faut faire pour devenir votre soldat ? »

Le truand écarta les bras.

« À la bonne heure, tu comprends vite où est ton intérêt, toi ! Le contrat est le suivant : tu bosses pour moi pour une durée de cinq ans. Au bout des cinq ans, tu retrouves ta liberté et tu vas te faire pendre où bon te semble.

— En quoi consiste le travail ?

— Faire le ménage où c’est nécessaire. Mettre la pression sur mes concurrents. Et n’imagine surtout pas que tu vas pouvoir te tirer à la première occasion. Je te retrouverais où que tu ailles. Les petits malins qui ont trahi la confiance de Bernie ont tous fini dans l’Hudson avec des fers aux pieds. »

Jean acquiesça d’un hochement de tête. S’enfuir le plus rapidement possible était pourtant ce qu’il avait l’intention de faire. Il lui fallait apprendre à dissimuler pour rester en vie. Feindre la soumission, endormir la méfiance de son interlocuteur, exploiter les moindres opportunités pour lui fausser compagnie.

« Qu’est-ce qui me dit que vous me rendrez ma liberté dans cinq ans ? »

Les lèvres du truand se crispèrent.

« Moi, je te le dis. Et personne ne met en doute ma parole. Personne. » Il marqua un temps de silence. « Autre chose : si tu travailles pour moi, pas question de chercher à te venger sur le libraire de la 6e Avenue. J’ai encore besoin de ce vieux grigou. On va te refiler de nouvelles fringues et un flingue. En échange, tu nous confieras un de tes cheveux.

— Un… cheveu ? Pourquoi ?

— La signature de ton pacte. La spécialité locale, c’est d’utiliser des pisteurs pour retrouver les fuyards ou les traîtres. Une fois qu’ils disposent des cheveux de quelqu’un, ils le retrouvent où qu’il soit. Ils viennent de Nouvelle-France et utilisent la magie du bayou, un mélange de vaudou et de vieilles superstitions chrétiennes. J’en fais travailler quelques-uns. C’est pour ça, mon gars, que t’as vraiment pas intérêt à jouer les filles de l’air. Ils te ramèneront ici par la peau du cou et je me ferai un plaisir de te mettre moi-même les fers aux pieds avant de te balancer dans l’Hudson ! »

 

La voiture roulait au ralenti dans une rue étroite en soulevant des gerbes de neige. Jean était assis sur la banquette entre deux autres membres du gang de Bernie l’Orléanais, l’un, grand et maigre surnommé Flandrin, l’autre, petit et rond baptisé Sancho. À l’avant, le conducteur répondait au nom de Rubicond en référence sans doute à la tache pourpre qui s’étalait sur sa tempe et sa joue droite. À ses côtés se tenait une femme aux cheveux courts et au visage dur que les autres appelaient la Veuve. Jean s’était étonné de découvrir une femme dans une équipe chargée de semer la terreur parmi les autres gangs. Mais il lui avait suffi de croiser son regard pour se rendre compte de sa détermination et de sa férocité. De son désespoir aussi. Elle lui faisait penser à une louve blessée. Vêtue d’un long manteau de cuir noir, elle fixait la route sans dire un mot, les mâchoires serrées, les mains croisées sur ses genoux. En échange de ses vêtements et de son pistolet automatique, il avait donné quelques-uns de ses cheveux à l’Orléanais, qui les avait aussitôt glissés dans un petit sac en papier avec un sourire satisfait. On lui avait ensuite servi à manger et à boire. Bien qu’insipide, la nourriture néo-anglaise, jambon et fromage entre deux tranches de pain vaguement sucré, avait eu le mérite de calmer sa faim. Bernie ne lui avait pas laissé le temps de se reposer : il avait appris, par ses informateurs, que le gang des Italiens de la 36e Rue s’apprêtait à recevoir une cargaison en provenance d’Amérique du Sud et il avait intégré Jean dans l’équipe chargée de perturber la transaction, ou, mieux, de récupérer la marchandise à son profit. L’échange se faisait quelque part dans le quartier du Bronx, dans des bâtiments désaffectés en attente de démolition.

Jean espérait qu’il aurait le temps de fuir avant le déclenchement des hostilités. Il n’avait pas envie de se servir d’une arme contre d’autres êtres humains ; il aurait eu l’impression de trahir l’humanité tout entière. Il estimait qu’il y avait une grande part d’esbroufe dans l’histoire des pisteurs : Bernie avait orchestré cette mise en scène pour dissuader ses hommes de déserter. De toute façon, il n’était pas question pour lui de rester à New York.

« Faudra faire gaffe aux Ritals, grommela Sancho. Ces maudits bouffeurs de pâtes sont plus teigneux que des blaireaux !

— T’inquiète, Sancho : ils ont nettement plus peur de nous qu’on a peur d’eux », ricana Flandrin.

La neige, déblayée de chaque côté de la route, avait pris une vilaine teinte brunâtre. Le ciel était gris, l’air humide et froid. Ils croisèrent un imposant cortège de voitures luxueuses frappées de motifs dorés sur les portières et de drapeaux blancs ornés d’une double croix rouge. Deux véhicules blindés ouvraient la voie et une dizaine de camions bourrés de soldats escortaient le convoi. Les sirènes obligèrent Rubicond à rouler au ralenti sur le bas-côté.

« On dirait que notre foutu roi est en déplacement dans le coin, marmonna le chauffeur.

— Il n’habite pas New York ? demanda Jean.

— Dame non ! intervint Flandrin. La cour est à Boston. New York n’est pas assez chic pour Sa Majesté !

— Ça tombe bien ! s’exclama Rubicond. On n’aime pas trop les culs poudrés par ici !

— Les culs poudrés ?

— C’est comme ça qu’on appelle ces crétins de courtisans dans le coin. »

Ils roulèrent une bonne demi-heure avant d’arriver en vue de bâtiments délabrés auxquels on accédait par des chemins pavés criblés de nids-de-poule. Près de wagons rouillés, des silhouettes emmitouflées dans des couvertures se réchauffaient aux braseros qu’elles alimentaient avec des planches et des bouts de madriers. Jean se souvint de discussions entendues dans la cuisine de la maison familiale. Les amis de ses parents affirmaient qu’ils gagneraient un jour l’Amérique, le continent de tous les possibles. Le père de Jean leur rétorquait qu’ils se berçaient d’illusions et qu’ils feraient mieux d’œuvrer au changement dans leur propre pays. Le spectacle des rues de New York lui donnait raison : la misère n’était pas une spécificité française ou européenne, elle se répandait comme une lèpre de chaque côté de l’Atlantique. Les monarchies européennes avaient reconquis l’Amérique dans les années 1920 pour, selon l’histoire officielle, rétablir l’ordre et la prospérité sur ces terres pleines de promesses ; elles avaient importé l’injustice et la pauvreté qui gangrenaient les vieux royaumes européens.

« C’est là, dit la Veuve en désignant un bâtiment au toit de tôle un peu plus haut que les autres.

— C’est parti ! » gloussa Sancho.

Ils s’approchèrent au ralenti et se garèrent à une cinquantaine de mètres du portail principal légèrement entrouvert. Les voyant sortir de la voiture, comprenant que deux gangs étaient sur le point de s’affronter, une dizaine de sans-abri déguerpirent sans demander leur reste. Sancho et Flandrin s’équipèrent de pistolets mitrailleurs, la Veuve et Rubicond s’armèrent de leurs pistolets. Ils se dirigèrent à pas de loup vers l’entrée du bâtiment après avoir fait signe à Jean de les suivre. Les Italiens n’avaient pas disposé de sentinelles à l’extérieur pour éviter d’attirer l’attention des cops et des autres gangs. Il ne leur fut pas difficile de pénétrer à l’intérieur de la construction. Jean guetta la moindre opportunité pour leur fausser compagnie, mais il y avait toujours un regard posé sur lui, celui de la Veuve, en particulier, qui le surveillait sans cesse du coin de l’œil, comme si elle avait deviné ses intentions. Des congères parsemaient la première salle, immense et déserte. Des flocons dansaient dans les colonnes de lumière tombant des béances de la toiture. Ils se dirigèrent vers le fond du bâtiment en se tenant le plus possible dans les zones d’ombre. Des éclats de voix étouffés égratignaient le silence glacial. D’un geste, Flandrin montra aux autres une porte métallique. À la crispation soudaine de ses compagnons, Jean comprit que la partie allait se jouer en très peu de temps. Les assaillants bénéficieraient de l’effet de surprise pendant deux ou trois secondes, tout dépendrait ensuite de la réaction des Italiens, dont on ignorait le nombre et la disposition. Ils se placèrent de chaque côté de la porte, Sancho et Rubicond à gauche, Flandrin, la Veuve et Jean à droite. On entendait distinctement les voix qui s’exprimaient dans un italien chantant ponctué d’exclamations et de rires. Flandrin leva le bras. Jean frissonna et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. S’il filait maintenant, les autres n’auraient aucune difficulté à l’abattre : la salle n’offrait pas le moindre abri. Il lui fallait passer de l’autre côté et, ensuite, exploiter la confusion engendrée par la fusillade pour battre en retraite. Il n’aurait lui non plus pas beaucoup de temps. Il ressentit une telle tension que, malgré le froid, sa peau se couvrit de sueur.

Sancho tourna avec lenteur la grosse poignée métallique, dont le grincement pourtant léger résonna dans le silence comme un fracas d’orage. Flandrin baissa le bras. Rubicond ouvrit la porte d’un puissant coup d’épaule et se rua dans la deuxième salle en pressant la détente de son pistolet mitrailleur. Les autres s’engouffrèrent à leur tour dans l’ouverture. Jean voulut rebrousser chemin, mais un regard appuyé de la Veuve l’en dissuada. Assourdi par le fracas des armes, il aperçut, entre les volutes de poudre, deux camions face à face, un entassement de sacs entre les deux, des hommes qui, surpris par l’attaque, se jetaient sous les véhicules ou derrière d’autres abris. Flandrin et ses compagnons se déployèrent sur toute la largeur de la salle en continuant de tirer, empêchant leurs adversaires de riposter.

« Qu’est-ce que tu attends pour les canarder ? » hurla la Veuve.

L’index de Jean se crispa sur la détente de son pistolet. Des balles sifflèrent autour de lui. Les Italiens s’étaient réorganisés avant que les assaillants n’aient eu le temps d’atteindre les camions. La Veuve continua d’avancer en louvoyant. Elle parut soudain frappée par une invisible faux. Tituba sur une dizaine de mètres avant de s’effondrer sur le sol. Lâcha son pistolet au moment du choc. Flandrin, Sancho et Rubicond couraient maintenant à toutes jambes en direction du premier des deux camions, l’abri le plus proche. Un projectile percuta le sol tout près de Jean dans un miaulement. Il lança un regard derrière lui, vit qu’il se trouvait à environ vingt mètres de la porte d’entrée, prit aussitôt sa décision. La distance pourtant courte qui le séparait du premier bâtiment lui parut interminable. Des balles sifflèrent autour de lui, parfois si proches qu’il percevait la chaleur abandonnée par leur sillage. Des hurlements dominaient le staccato des armes. Une forte odeur de poudre imprégnait l’air glacé. Il ne prit pas le temps de se retourner avant de franchir la porte restée entrouverte. Un tintement retentit à quelques centimètres de sa tête. Une balle s’écrasant sur le montant métallique. Il passa dans l’autre salle et fila vers la sortie du bâtiment. En se neutralisant pour l’instant, les deux gangs lui offraient du temps et favorisaient sa fuite. Le fracas de la bataille s’éloigna, bientôt couvert par les claquements de ses semelles sur le sol de béton.

La luminosité, dehors, l’éblouit. Les rafales de vent transpercèrent ses vêtements. La neige tombait de nouveau à gros flocons et recouvrait toutes les formes de son voile de virginité. Il ne distingua aucune silhouette autour des braseros qui continuaient de fumer. Les sans-abri resteraient planqués tant que le calme ne serait pas retombé sur les lieux. Il remisa son pistolet dans la poche intérieure de sa veste, traversa la cour et s’engagea dans la rue pavée bordée de façades ondulées. Il lui fallait maintenant gagner d’urgence Penn Station et sauter dans le premier train à destination du royaume de Nouvelle-France.