Le Henri-VII dominait le quai de toute sa hauteur. Ses trois cheminées monumentales de couleur rouge se dressaient vers le ciel avec arrogance. Sa contenance était de sept mille passagers en configuration croisière et de douze mille pour un éventuel transport de troupes. D’énormes bouches béaient sur ses flancs. Les débardeurs se relayaient sur les passerelles souples pour charger les marchandises et les malles. Les cris des mouettes transperçaient régulièrement le brouhaha. De nombreux badauds venaient contempler l’immense navire, fierté du royaume de France, qui rivalisait d’allure et de performances avec le Queen Victoria, le paquebot anglais réputé pour ses fêtes somptueuses. Le drapeau blanc à la fleur de lys flottait au-dessus de la sirène sculptée à la proue. Construit en 1920, juste après la défaite de la démocratie américaine contre les armées coalisées d’Europe et de Russie et le partage de l’Amérique du Nord en cinq royaumes – six, si on incluait le Canada –, il était équipé d’une chaudière à charbon, contrairement à son illustre rival anglais alimenté par le pétrole. Les relations compliquées du royaume avec le Moyen-Orient, le plus grand pourvoyeur de pétrole de la planète, avaient incité les concepteurs du navire à choisir le charbon, présent en abondance dans les sous-sols de France. Le Henri-VII nécessitait un grand nombre d’hommes dans les soutes pour maintenir une allure comparable à celle des bateaux à pétrole. Du moins, Jean l’avait entendu dire par un groupe de bourgeois qui effectuaient leur promenade digestive après un déjeuner sans doute trop copieux dans l’un des nombreux restaurants du port.
Il était arrivé la veille au soir à la gare du Havre. Le train était resté de longues heures immobilisé sur la voie enneigée. Jean avait loué une chambre dans une modeste auberge des environs du port : il lui en avait coûté vingt francs royaux, plus cinq pour le dîner (l’aubergiste lui avait servi une part de gâteau sans supplément pour célébrer Noël). Il ne tiendrait pas longtemps au train où fondaient ses économies. Il regrettait d’être parti sans avoir prévenu sa mère ni ses sœurs ni le réseau des Pères Noël du savoir. Le lendemain matin, à la première heure, il s’était rendu au port. Depuis l’aube, il errait à la recherche d’un bureau de recrutement ou d’un employé de la compagnie Royal Transatlantique. Il n’avait rencontré personne d’autre que les débardeurs en sueur malgré le froid humide et les bourgeois déambulant par petits groupes le long du quai. Un doute l’avait taraudé une bonne partie de la matinée : et si Clara ne prenait pas l’avion aujourd’hui, si elle avait réussi à fausser compagnie à ses ravisseurs et à revenir à Paris… Comment savoir ? Pas question pour autant de rebrousser chemin : il perdrait toute chance de s’embarquer à bord du Henri-VII. Et puis l’espoir qu’elle eût échappé à ses ravisseurs était irréel, insensé. Ceux qui l’avaient enlevée l’avaient chloroformée, selon le clochard de la cour pavée, une affirmation étayée par les confidences de sa jeune sœur. Comment des parents pouvaient-ils se comporter de la sorte avec l’une de leurs filles ?
Jean erra une partie de la journée dans le froid, ne s’éloignant jamais de l’immense paquebot auprès duquel les autres navires faisaient figure de jouets. Il tenta de se renseigner dans plusieurs boutiques, où il reçut des réponses évasives dans les meilleurs cas. À vrai dire, tout le monde se fichait bien de connaître la démarche à suivre pour passer une semaine, deux en comptant le trajet retour, dans le ventre d’un monstre pareil. Les machinistes touchaient sans doute une paie légèrement supérieure à la moyenne, mais ils devaient supporter l’enfermement dans une soute qui baignait dans une chaleur d’étuve et trimer comme des damnés huit heures de suite pendant que les passagers se prélassaient là-haut sur les ponts.
« La chaudière de ce géant, c’est l’enfer sur mer, mon gars, affirma même un commerçant plus disert que les autres.
— Et vous savez comment on fait pour devenir machiniste ? »
Le commerçant haussa les épaules.
« Dame, si ça te dit, tu devrais sans doute te renseigner au bureau de la Royal Transatlantique.
— Il se trouve où, ce bureau ? J’ai cherché partout, je n’ai rien trouvé.
— Pas dans le coin, mais quelque part dans le centre de la ville. Et maintenant, fiche le camp si t’as pas l’intention d’acheter quelque chose. »
Jean s’éloigna du port et prit la direction du centre du Havre, distant d’environ cinq kilomètres. Il marcha au milieu d’un flot dense de piétons sur le bas-côté d’une route encombrée de camions et de voitures. La nuit était pratiquement tombée lorsqu’il s’engagea dans les ruelles pavées de la vieille ville. Le temps avait viré au maussade et la neige s’était transformée en une boue collante et jaunâtre.
Le bureau de la Royal Transatlantique se nichait à quelques pas de la cathédrale, un immeuble cossu aux colombages peints en bleu et blanc, les couleurs de la compagnie. Jean voulut y entrer mais se heurta à une porte close. Un écriteau accroché à la porte précisait que les bureaux étaient fermés jusqu’au 29 décembre pour le congé de Noël des employés. Trois jours à attendre. Trois jours en déboursant une quarantaine de francs royaux pour manger et se loger. À moins de dormir dehors comme les sans-abri et de se nourrir de restes. Il s’étonna que la compagnie ferme ses bureaux alors que l’un de ses fleurons s’apprêtait à appareiller dans huit ou neuf jours. Qui contrôlait les chargements ? Qui s’assurait que les cabines étaient prêtes ? Qui vérifiait qu’on avait prévu assez de charbon pour effectuer la traversée ? Il tentait de s’introduire dans un monde dont il ne connaissait ni les usages ni les arcanes. Découragé, il retourna au port, déambula un moment le long du quai, observa les débardeurs au travail, puis, fatigué, tenaillé par la faim, il regagna l’auberge où il commanda un dîner avant de monter dans sa chambre chauffée par un poêle à bois, un grand luxe.
Il refit ses comptes le lendemain matin : il lui restait un peu moins de cent francs royaux. De quoi tenir deux jours s’il gardait la chambre de l’auberge, sept ou huit s’il dormait dehors. Il opta pour la deuxième solution bien que la perspective de coucher dans le froid l’effrayât un peu. Il boucla son sac, donna congé à l’aubergiste et fila au port en espérant rencontrer enfin des personnes susceptibles de l’informer, de l’aiguiller. La journée ne se révéla pas davantage fructueuse que la veille. Il se heurtait à des visages renfrognés lorsqu’il abordait les passants ou les débardeurs, et la plupart ne daignaient même pas lui répondre, comme si une chape de silence et de mauvaise humeur s’était abattue sur le paquebot et les environs. Le soir venu, il acheta du pain dans une boulangerie (un franc royal le morceau de pain presque rassis…) et, muni de ce maigre dîner, il chercha un endroit où passer la nuit.
Son errance le conduisit dans un petit parc où se dressaient des sortes de cabanes en bois qui servaient d’abris aux promeneurs en cas d’averses, fréquentes dans la région. Il s’introduisit dans la première et en fut aussitôt chassé par les trois hommes qui y avaient élu domicile. Une puanteur suffocante régnait entre les planches, un mélange de chien mouillé et de fosse à purin. Il tenta de se glisser dans une deuxième où il reçut le même accueil, cette fois par quatre hommes et une femme ivre à la voix de crécelle. Il se faufila dans une troisième sans que l’occupant, un homme allongé dont les ronflements ébranlaient la construction, ne tente de l’en empêcher. Il s’installa dans un coin en se servant de son manteau comme couverture et de son sac comme oreiller. Une odeur de moisissures montait du plancher vermoulu. Il mangea son pain rassis et se sentit un peu réchauffé jusqu’à ce que le froid le traque de nouveau. Il eut beau se tourner et se retourner dans tous les sens, se recroqueviller sous son manteau, il ne parvint pas à se réchauffer.
« Dormir dehors est tout un art… »
Il sursauta. L’homme allongé dans l’autre coin s’était réveillé et redressé à peine quelques secondes après qu’il eut cessé de ronfler.
« D’abord, il faut de vraies couvertures, deux en dessous, deux ou trois autres au-dessus, bien larges, qui ne laissent pas passer l’air quand tu bouges. »
Jean se releva à son tour, peinant à remuer ses jambes et ses bras glacés. Il devinait le visage de l’homme dans l’obscurité, sa longue barbe claire, son nez épaté, ses yeux renfoncés sous les sourcils broussailleux.
« Désolé, je ne voulais pas vous réveiller…
— Oh, c’est pas toi qui m’as réveillé, c’est comme ça tout le temps, je me réveille en plein milieu de la nuit, je tousse un bon coup et je me rendors après. Je m’appelle Jacques.
— Moi, c’est Jean.
— T’es un petit roi alors. Tu m’as l’air bien jeune pour dormir dans la rue. T’as donc plus de famille ?
— J’ai encore ma mère et mes sœurs, mon père a été fusillé l’an dernier.
— Pourquoi que t’es pas avec elles en ces jours de fête ?
— Je suis venu ici pour m’embarquer à bord du Henri-VII.
— M’étonnerait que t’aies les sous pour te payer une croisière.
— Je cherche un engagement comme machiniste.
— Tu tiens absolument à traverser ? »
Jean hocha la tête.
« J’parie que tu fais partie de ceux qui veulent filer en douce aux Amériques. » Comme son vis-à-vis ne répondait pas, Jacques continua : « Ils croient tous que la vie sera meilleure par là-bas. Et toi, qu’est-ce que tu vas y chercher ?
— Une… une femme qu’on m’a enlevée, répondit Jean, les mâchoires serrées.
— Tu me parais bien jeune pour être déjà encombré d’une femme…
— Je ne suis pas marié, mais c’est elle que j’aime. »
Jacques éclata d’un rire rauque qui s’acheva en une toux caverneuse.
« Si tu l’aimes, évidemment, c’est différent. Alors comme ça, tu cherches de l’embauche comme machiniste ? Tu sais que l’air est pas très sain dans ces satanées salles des machines, et qu’on y meurt beaucoup.
— Je n’ai pas le choix. »
Une sirène retentit dans le lointain et les interrompit une dizaine de secondes. Jean esquissa quelques mouvements pour se dégourdir les jambes. La nuit paraissait hostile, le vent et le froid blessants. De temps à autre, des éclats de voix montaient des cabanes voisines.
« On te prendra pas comme machiniste, faut avoir des connaissances pour ça, mais éventuellement comme chauffeur. Tu trouveras pas d’autre boulot, pour sûr. On en réclame toujours, des dingues qui bourrent cette fichue chaudière de charbon.
— Je ne sais pas à qui m’adresser. »
Jacques se gratta les cheveux, puis lustra soigneusement sa barbe avant de déclarer :
« Pas au bureau de la compagnie en tout cas. Elle, elle est juste propriétaire du bateau.
— À qui, alors ?
— Aux véritables gestionnaires, à ceux qui s’occupent du personnel et des armements. » Jacques observa un temps de pause pour ménager son effet : « Aux clans. »
La surprise empêcha Jean de proférer le moindre son pendant une bonne minute.
« Les… clans ? finit-il par bredouiller.
— Les truands, si tu préfères, ceux qui gouvernent le port en sous-main. Rien se fait sans eux dans le coin. S’ils t’embauchent, ils te prendront trente pour cent de ta paie.
— Où est-ce que je dois aller ?
— À la Taverne normande, juste derrière le port. C’est là où s’installent leurs recruteurs.
— La gendarmerie n’intervient pas ?
— Penses-tu ! Le Havre est l’un des ports les plus importants d’Europe, et ça les arrange bien, là-haut, que les clans s’occupent du maintien de l’ordre. »
Comme à Paris, pensa Jean, où les clans tels que celui de l’Anguille se chargeaient d’une partie du travail normalement dévolu aux forces de l’ordre. Le royaume, appuyé par l’Église, prônait la morale, la probité, mais n’hésitait pas à s’allier à la racaille pour prévenir les soulèvements de la population.
« Comment savez-vous tout ça ?
— J’ai été chauffeur pendant dix ans sur le Henri-VII, mon gars et, crois-moi sur parole, tu ferais bien de changer d’avis pendant qu’il en est encore temps.
— Pourquoi vous êtes-vous retrouvé…
— À la rue ? J’suis atteint d’une maladie des poumons rapport à mes longs séjours dans les salles des chaudières. J’en ai plus pour longtemps à vivre. Pourquoi les gens iraient s’encombrer d’un moribond de mon espèce ? Il est temps maintenant de dormir, tu crois pas ?
— Merci de vos renseignements, et de vos conseils. Sans vous, je n’aurais jamais deviné comment m’y prendre pour embarquer.
— Ça aurait sans doute mieux valu pour toi, mais parler avec un jeune gars comme toi a été un vrai plaisir. Tout de même, partir aux Amériques simplement pour récupérer une fille… »
Jacques tira les couvertures sur lui et se rendormit presque aussitôt dans une salve de ronflements qui firent vibrer les cloisons de bois.
Jean entra dans la Taverne normande, une salle enfumée au plafond traversé de poutres noueuses et presque noires. Dehors, le vent balayait les dernières traces de la neige tombée la veille. Des nuages sombres et gorgés d’eau roulaient dans un ciel lourd. Une foule bruyante se pressait dans les rues adjacentes au port. Les cheminées du Henri-VII avaient craché deux panaches de fumée grise après deux puissants coups de sirène qui avaient déchiré le tumulte et soulevé une vague d’enthousiasme.
Jean se dirigea vers le bar de cuivre derrière lequel trônait un homme moustachu et vêtu d’un tablier bleu qui ne cachait rien de sa bedaine.
« Qu’est-ce que tu veux, toi ? Tu me parais un peu jeune pour entrer ici.
— Je cherche un engagement de chauffeur sur le Henri-VII… »
Les sourcils épais de l’homme se froncèrent, son front se plissa.
« Qu’est-ce qui te fait dire qu’on en cherche ?
— Il paraît qu’on en demande sans arrêt. »
Le serveur hocha la tête et désigna le fond de la salle d’un coup de menton.
« Va donc par là-bas et demande Gégène. Comme Eugène. »
L’odeur de tabac se mêlait à celle de la bière et du mauvais vin pour maintenir Jean, qui avait le ventre presque vide, au bord de la nausée. Dans le fond de la salle, des hommes jouaient aux cartes autour de deux grandes tables rondes, une chope de bière ou un verre de vin devant eux. À en juger par la tension qui régnait dans la salle et les liasses de billets entassées au milieu de la table, ils misaient de grosses sommes. Jean resta immobile jusqu’à ce que l’un d’eux, brun et sec, se tourne vers lui. Une balafre dégringolait de son cuir chevelu et sillonnait jusqu’en bas de sa joue.
« Qu’est-ce que tu fous là, toi ?
— Je voudrais parler à Gégène.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Gégène ?
— On m’a dit de m’adresser à lui : je cherche à m’engager comme chauffeur à bord du Henri-VII. »
L’homme l’observa avec l’attention d’un maquignon évaluant une bête, puis se concentra sur le coup qu’il était en train de jouer. Il vérifia soigneusement ses cartes en les tenant serrées contre sa poitrine et posa une liasse épaisse de billets de cent francs sur le petit tas déjà conséquent au milieu de la table. Les autres s’étant couchés, il ne lui restait qu’un adversaire, un homme corpulent qui essuyait sans cesse d’un revers de main son front perlé de sueur.
« Je suis… »
L’homme corpulent misa à son tour. Les deux adversaires abattirent leurs cartes avec une solennité affectée, presque ridicule. Le petit homme sec et brun poussa aussitôt un rugissement de triomphe tandis que son adversaire, livide, contemplait les jeux étalés d’un air hébété.
« Tu te referas une autre fois, Milord ! » s’exclama le vainqueur en ramenant à lui les liasses.
Ils burent leurs verres avant de se lever. Le jeu se poursuivait à l’autre table. Le petit homme brun et sec fourra les billets dans les poches de sa veste avant de s’intéresser de nouveau à Jean.
« C’est moi Gégène. Désolé pour toi, mon vieux, toutes les places de chauffeur sont pourvues. Reviens me voir une autre fois. »
Jean se mordit les lèvres pour contenir ses larmes : il n’avait pas réussi à franchir le premier obstacle. Son espoir fou de retrouver Clara se brisait dans cette taverne enfumée du Havre.
« Ça a l’air de te rendre très triste. Tu y tenais tellement, à embarquer sur le Henri-VII ?
— Je tenais surtout à me rendre en Amérique. N’importe quel bateau aurait fait l’affaire. »
Gégène effleura sa balafre de la pulpe de l’index. L’un de ses yeux était vitreux, comme mort.
« Je vois : tu es de ceux qui rêvent de s’installer de l’autre côté de l’Atlantique. Quel intérêt pour moi d’embaucher des gars qui n’ont pas l’intention de revenir ? Ce n’est pas pour le fric : l’avance qu’on leur donne correspond tout juste au voyage aller, moins les trente pour cent de commission. » Il renversa la tête en arrière pour vider son verre de vin. « C’est que, des fois, il nous manque des chauffeurs pour faire le voyage retour et que, rapport aux lois sur l’immigration, on n’a pas le droit d’en embaucher sur place. » Il observa de nouveau Jean. « Et puis, t’es pas bien épais. Il me faut des costauds dans les salles, des gars capables de bourrer la chaudière jusqu’à la gueule en un minimum de temps. »
Jean pivota sur lui-même et, les épaules basses, se dirigea vers la sortie de la taverne.
« Attends un peu. »
Gégène se leva à son tour et le rejoignit au milieu de la salle avec un sourire qui lui retroussait les lèvres et lui donnait l’air d’un chien galeux.
« C’est mon jour de chance, pas vrai ? Et je serais le dernier des ingrats de ne pas t’en faire profiter. »