CHAPITRE 20

Assis devant l’autel avec sa guitare, Mizzipi chantait les couplets et l’assistance reprenait les refrains. Le contraste était frappant entre la douceur ensorcelante de l’organe du vieil homme et la puissance du chœur des fidèles. Jean n’avait pourtant pas besoin de tendre l’oreille pour entendre Mizzipi. Bien que fluette, presque enfantine, sa voix portait de façon incroyable, comme amplifiée par des dizaines de caisses de résonance. Debout derrière le lutrin, le prêtre en chasuble blanche battait la mesure d’un mouvement de la main. Les hommes, les femmes et les enfants dansaient dans les travées et l’allée centrale. Ils n’interprétaient pas un hymne religieux, mais une chanson venue du fond des âges qui racontait leurs souffrances et leurs espoirs.

Les lampes s’étaient éteintes et les lueurs éblouissantes des éclairs étaient les seules sources de lumière. Le vent soufflait avec rage comme si les éléments naturels accompagnaient la ferveur de la foule assemblée dans l’église. Installé au premier rang, Jean avait parfois l’impression d’être soulevé par les émotions, de décoller du sol. Il n’avait jamais éprouvé de telles sensations lors des cérémonies célébrées dans l’église austère de sa banlieue parisienne. Jamais il n’avait eu envie à ce point de frapper des mains, de bouger, de crier. Mizzipi était le roc central d’où partaient et où s’échouaient les vagues. Les yeux mi-clos, le chapeau toujours vissé sur la tête, il semblait emporté par la musique. Jamais il ne regardait ses doigts qui volaient à une vitesse démentielle sur le manche de sa guitare, comme doués d’une vie propre. Le sermon du prêtre n’avait pas eu le caractère de gravité un peu morbide qui caractérisait les homélies des prêtres du vieux royaume, il avait au contraire annoncé le règne de la musique, chacune de ses phrases étant scandée par l’ensemble de l’assistance.

Jean aurait aimé partager ces instants avec Clara. Elle qui montrait une curiosité inlassable pour ses semblables aurait été heureuse de découvrir les coutumes d’une autre communauté. Bien qu’exalté par la ferveur qui emplissait l’église, il restait rongé par l’inquiétude. Le mariage approchait et il se demandait comment Mizzipi et les siens pourraient lui venir en aide, comment de pauvres Noirs d’un quartier délabré de La Nouvelle-Orléans pourraient défier un homme aussi puissant qu’Alfred Maxandeau. Le vieux chanteur ne lui avait adressé aucun signe après l’avoir accompagné jusqu’à la première des travées. Il paraissait l’avoir oublié, totalement immergé dans la musique, comme si plus rien d’autre ne comptait que les chants et la transe. Le temps s’écoulait à une vitesse effarante. Le vent s’acharnait sur les planches vermoulues de la bâtisse, les roulements de tonnerre ponctuaient les envolées du chœur comme des coups de cymbale.

Un homme et une femme jeunes s’avancèrent vers l’autel en se trémoussant. Elle portait une robe blanche mi-longue ainsi qu’un petit voile de dentelle autour de ses cheveux rassemblés en chignon ; il était vêtu d’un costume sombre, d’une chemise blanche et d’une cravate dorée. Mizzipi cessa tout à coup de chanter. Les grondements de l’orage et les hurlements du vent taillèrent en pièces le silence retombé sur l’église. Le prêtre écarta les bras avant de prononcer une série de formules qui, Jean s’en rendit compte, ressemblaient à celles qu’on utilisait en France lors les cérémonies de mariage. Lorsque les nouveaux époux eurent chacun leur tour consenti et se furent embrassés, des applaudissements, des rires et des cris fusèrent de l’assemblée. Mizzipi reprit sa guitare, les chants repartirent de plus belle, et l’assistance dansa pendant plus d’une heure.

Ce fut le prêtre qui, toujours debout derrière le lutrin, en sueur, marqua la fin de l’office en écartant les bras pour réclamer le silence :

« Il vous faut maintenant rentrer chez vous, mes frères, dit-il d’une voix forte. La tempête sera bientôt sur nous. Que ceux qui n’ont pas consolidé leurs portes et leurs fenêtres aillent s’en occuper maintenant. » Il se tourna vers le vieux chanteur : « Remercions notre grand ami Mizzipi dont la voix et la bonté sont des dons du ciel. Le Seigneur soit avec vous tous. Ite missa est. »

Les travées commencèrent à se vider et les fidèles sortirent en continuant de chanter et de danser. Il ne resta plus dans l’église qu’une dizaine de personnes. Mizzipi leur fit signe d’approcher. Les éclairs précédaient de quelques secondes les coups de tonnerre qui ébranlaient les planches des cloisons et du sol. Des hommes portaient des bougies allumées. Parmi eux, Jean reconnut celui qui venait tout juste de se marier.

« Toi aussi, Jean, viens ici. »

Le vieil homme pointa le doigt sur une jeune fille aux cheveux tressés et à l’air espiègle.

« Je te présente Elmana. » Puis il désigna les autres d’un ample geste du bras. « Tous ceux-là sont, comme elle, des serviteurs de Maxandeau. Je leur ai expliqué ce qui t’amenait dans le royaume des moustiques. »

Elmana s’approcha de Jean et l’examina avec une grande attention. Ses formes arrondies tendaient le tissu de sa robe rouge.

« C’est donc toi dont m’dame Clara me parle tout le temps. » Sa voix était chaude, alternant de façon inattendue les graves et les aigus. « Elle a bon goût en tout cas, t’es plutôt joli garçon pour un Blanc. »

Mizzipi et les autres éclatèrent de rire. Le cœur de Jean se mit à battre plus vite et plus fort.

« Vous… vous connaissez Clara ?

— Dame, je la vois tous les jours, vu que je suis sa servante attitrée.

— Est-ce qu’elle va bien ? »

Une moue déforma le visage rond d’Elmana.

« Pas très bien, non. Elle a voulu se pendre la nuit dernière.

— Se pendre ? Mais… »

La jeune femme l’interrompit d’un geste de la main.

« Y a plus de danger, enfin, j’espère.

— Je croyais qu’on l’avait droguée.

— Tu veux parler des herbes du docteur Tibaudaux ? J’ai eu peur qu’elles la tuent, alors j’ai cessé d’en rajouter dans sa nourriture. Mais là, j’ai été obligée d’en remettre. Si elle réussit à se pendre juste avant le mariage, c’est moi qui en pâtirai, je finirai dans l’estomac d’un alligator ou d’un cochon. Elle est calme pour le moment.

— Est-ce qu’il y a un moyen de… d’empêcher ce mariage ? »

Elmana ouvrit de grands yeux ronds avant de consulter du regard Mizzipi.

« Ce serait comme tenter d’empêcher une bande de cocodrils de dévorer une poule tombée dans le bayou », fit-elle sans cesser de fixer le vieux chanteur.

Ce dernier posa sa guitare contre sa chaise avant de déclarer d’un ton calme, presque badin :

« C’est pourtant ce qu’il va falloir essayer de faire, Elmana. »

Elle se recula d’un pas, comme frappée par une main invisible.

« Sauf votre respect, m’sieur Mizzipi, y a que les fous qui oseraient tenter un truc pareil !

— Tu sais donc pas que, pour les Blancs, tous les nègres sont fous ? lâcha Mizzipi avec un sourire.

— Justement, pourquoi on se mêlerait d’une histoire de Blancs ? »

Le vieil homme pointa l’index vers le plafond de l’église.

« Parce que c’est Dieu qui nous le commande, oh oui ! Dieu m’a demandé de venir en aide à ce garçon. Tu l’as dit toi-même, Elmana : Maxandeau a drogué la jeune fille pour l’épouser. Est-ce que tu trouves que c’est juste ?

— Y a pas grand-chose de juste dans ce royaume pourri ! maugréa la jeune femme. Si on aide ce petit Blanc à empêcher ce mariage, alors c’est sûr que Maxandeau cherchera à se venger et que ça tombera encore une fois sur nous. »

Les flammes vacillantes des bougies transformaient le visage d’Elmana en un masque de bronze plaqué furtivement d’argent par les éclairs.

« C’est ça, la bonne question, dit Mizzipi, pourquoi ça tombe toujours sur nous ? Moi, je pense que si on aide ce garçon, on nous aidera nous-mêmes. Nous prions et chantons pour le Seigneur, mais nous n’avons pas confiance en lui, nous craignons toujours pour nos misérables existences. Peut-être que si nous cessons d’avoir peur, nos vies changeront. » Le vieil homme posa la main sur son cœur. « Le changement commence par là-dedans.

— Vous vous en foutez, vous, m’sieur Mizzipi ! » Des murmures de réprobation ponctuèrent la réplique d’Elmana. « Votre vie, elle est derrière vous. Moi, je l’ai encore devant moi. »

Mizzipi garda les yeux mi-clos pendant quelques secondes, comme s’il allait se mettre à chanter. Un fracas de tonnerre assourdissant secoua la vieille église.

« Quelle vie, Elmana ? Je sais que tu as peur de rentrer chez toi. Peur d’être battue par ton mari. C’est le lot de beaucoup de femmes. Leurs hommes boivent pour oublier leur condition. J’en ai vu, dans ma longue existence, des hommes rendus fous par l’alcool, des femmes en larmes et des gosses livrés à eux-mêmes. Est-ce que c’est ça, la vie dont tu rêves, Elmana ? »

La jeune femme se mordit les lèvres pour ne pas éclater en sanglots.

« Qu’est-ce que ça changera si on l’aide, lui, à reprendre m’dame Clara à Maxandeau ?

— Ça changera que, le matin, tu pourras te regarder dans le miroir, ça changera que tu auras fait quelque chose pour ton prochain et pour le Seigneur, ça changera ton destin.

— J’vois pas comment il pourrait s’introduire dans le domaine avec les chiens et les gardes.

— Alors c’est à toi de lui amener la jeune femme. »

Jean crut qu’Elmana allait s’évanouir de peur.

« C’est donc ma mort que vous voulez, m’sieur Mizzipi !

— Personne ne fera attention à toi. Il faudra que tu te débrouilles pour conduire ta maîtresse à la sortie des fournisseurs, tu sais, celle qui est située à l’arrière de la propriété. Un véhicule t’y attendra.

— Vous croyez peut-être que je vais pouvoir me balader dans le domaine avec m’dame Clara sans que personne ne remarque rien ? »

Mizzipi se leva et effectua quelques mouvements d’assouplissement en faisant craquer ses os.

« Seigneur, ce que c’est de devenir vieux ! Il reste un jour et une nuit avant le mariage. Alors faudra agir la prochaine nuit.

— Vous oubliez les chiens et les gardes…

— Les uns et les autres te connaissent. » Le vieil homme s’approcha d’Elmana et lui prit le menton entre le pouce et l’index. « Sers-toi de ton joli minois, ma belle. J’suis bien sûr que pas un garde ne peut te résister.

— Ils sont eux aussi drogués aux herbes du docteur Tibaudaux.

— Ton charme est bien plus puissant que les herbes de ce foutu sorcier. »

Malgré sa frayeur, elle ne put s’empêcher de sourire.

« Vous me flattez drôlement, m’sieur Mizzipi.

— J’dis seulement la vérité : le Seigneur fait mûrir de bien beaux fruits dans son jardin. »

Mizzipi se retourna vers les autres.

« Vous serez tous de service la nuit prochaine pour les derniers préparatifs du mariage, pas vrai ? »

Ils acquiescèrent les uns d’un mouvement de tête, les autres d’un grognement.

« Débrouillez-vous pour aider Elmana. En retenant l’attention des gardes, en créant des diversions au besoin.

— J’savais pas comment vous remercier d’avoir chanté pour mes noces, Mizzipi, dit l’homme qui venait de se marier. Alors je ferai comme vous dites. »

Le vieux chanteur s’adressa à un autre homme aux cheveux et à la moustache poivre et sel qui se tenait un peu en retrait.

« Toi, Toussaint, tu amèneras ton camion devant la sortie. Et t’oublieras pas de mettre la bâche, hein.

— Sûr, Mizzipi, j’y serai. »

Mizzipi hocha la tête d’un air satisfait.

« Il vous reste toute la journée pour bien vous préparer. Le Seigneur vous en sera reconnaissant.

— Après ça, j’pourrai plus jamais remettre les pieds dans le domaine, gémit Elmana. Ni même à La Nouvelle-Orléans. Ce vieux bouc de Maxandeau me fera rechercher dans toute la Nouvelle-France…

— Il sera temps pour toi de plus lui servir de chèvre ! » Son bras se tendit en direction de Jean. « De partir peut-être avec lui en Arcanecout, le pays de tous les rêves. T’as envie de changer d’air, pas vrai ? »

Elmana s’inclina en souriant devant le vieil homme.

« C’est la sagesse qui coule par votre bouche, m’sieur Mizzipi.

— La sagesse ? J’en sais foutre rien. Une chose est sûre en tout cas, j’boirais bien un bon Bourbon pour me rafraîchir la gorge ! »

 

Jean passa la journée suivante au bord du bayou en compagnie de Mizzipi, logés tous les deux par un couple dont la terrasse de leur modeste maison surplombait le marécage. Leurs garçons de sept et cinq ans, Tobias et Jérémie, tournaient comme des mouches autour des deux invités.

« Comprenez leur curiosité, c’est la première fois qu’un Blanc met les pieds dans notre maison », s’était excusée leur mère.

Jean s’efforça de calmer sa nervosité en contemplant le paysage paisible du bayou, les arbres plantés dans l’eau, les branches arrachées par la tempête flottant sur les eaux tranquilles, les insectes, les oiseaux, les ragondins… Une odeur de vase et d’humus paressait dans l’air immobile. Les rayons d’un soleil radieux se pulvérisaient sur les frondaisons et tombaient en poussières dorées sur les nénuphars et les herbes brunes.

Le vacarme de l’ouragan s’était ligué à ses pensées pour l’empêcher de dormir. La chambre minuscule que ses hôtes lui avaient allouée se trouvant sous les toits, il avait cru toute la nuit que les tuiles et les planches allaient s’arracher et s’envoler. Le mari travaillait dans une compagnie de navires à aubes qui remontaient le Mississippi jusqu’à la frontière entre le Tennessee et le royaume du Centre. Il restait parfois plus d’un mois sans rentrer à la maison et sa femme s’en plaignait, affirmant qu’il passait davantage de temps sur ces maudits bateaux qu’avec sa famille.

Mizzipi les écoutait parler sans dire un mot, comme s’il se nourrissait de leur histoire.

« Je suis qu’un pauvre colporteur de l’âme de mes frères, confia-t-il à Jean après un déjeuner composé d’écrevisses, de haricots rouges et de beignets. Et l’âme de mes frères est triste.

— Pourquoi avez-vous accepté de m’aider ? lui demanda Jean.

— Est-ce que je sais ? Peut-être parce que tu m’as dit que tu aimais ma musique ? Peut-être parce que tu m’as regardé comme un être humain ? Les voies du Seigneur sont impénétrables, mon gars.

— En tout cas, vous savez vous faire obéir des autres… »

Mizzipi secoua la tête.

« Certainement pas : on n’obéit jamais qu’à soi-même. J’suis juste un reflet de leurs âmes. C’est ça, chanter, tu comprends ?

— Vous vous appelez Mizzipi à cause du zzipi ?

— On m’appelle comme ça parce que j’ai longtemps chanté sur les vapeurs et dans les bouges du Mississippi. Le zzipi vient lui aussi du mot Mississippi. Avant que les Français ne reviennent régner sur le royaume des moustiques, il avait un autre nom : le jazz.

— Et votre musique, elle a un nom ?

— Tous les chanteurs qui s’promènent avec leurs guitares comme moi, on dit qu’ils chantent du blam. C’est une contraction de bleu et d’âme. Parce qu’on chante les bleus à l’âme. Les Anglais disent : blues.

— Il y en a d’autres comme vous dans les autres royaumes ? »

Le vieil homme garda un instant les yeux rivés sur la surface lisse et miroitante du Bayou.

« Du même genre, je crois pas, finit par répondre. Le blam, c’est vraiment la musique du Mississippi. Parce que ce foutu fleuve traverse les anciens États où y a eu de l’esclavage, tu comprends, et que les bleus à l’âme sont sur ses rives plus douloureux. Le Seigneur nous a pris notre liberté et nous a donné le chant en compensation. Il y a aussi de la colère dans l’âme de mes frères.

— Et dans la vôtre, il n’y en a pas ? »

Mizzipi rejeta son chapeau en arrière et fixa Jean du coin de l’œil avec un petit sourire.

« Dans mon âme, y a plus que de la colère, y a parfois du désespoir. Le diable dansait dans ma tête, alors j’ai bu pour pas le voir danser, j’ai insulté le Seigneur, oui, j’ai offensé le Seigneur, je me suis réveillé plus souvent qu’à mon tour dans les ruisseaux, dans les caniveaux, dans des lits de femmes que j’connaissais à peine, le diable, tu comprends, c’est le serpent, le tentateur, il met le désespoir dans le cœur des gens pour qu’ils oublient qu’ils sont des êtres humains, des créatures de Dieu. Tu sers le Seigneur, toi, Jean ? »

Jean hésita. Ses parents ne lui avaient pas inculqué de religion. Les quelques notions qu’il en connaissait venaient des cérémonies de mariage, d’enterrement ou de communion auxquelles sa famille avait été conviée.

« Je m’efforce en tout cas de servir mes frères humains. Je donne des cours clandestins en France pour apprendre aux cous noirs, enfin aux classes défavorisées, à lire et à écrire. »

Mizzipi eut l’un de ces larges sourires qui donnaient à son visage cabossé un air d’enfant effronté.

« Alors tu sers Jésus comme il est venu nous l’enseigner. »

Des grenouilles coassaient à tue-tête en bas de la terrasse. Tobias et Jérémie jouaient sur les bords du bayou tandis que leurs parents se disputaient à l’intérieur de la maison.

« Vous… vous croyez qu’Elmana réussira à conduire Clara à la sortie du domaine ? »

Mizzipi poussa un long soupir, reprit sa guitare et commença à gratter les cordes.

« Nous sommes dans les mains du Seigneur, fredonna-t-il. Puisse le Malin ne jamais plus danser au-dessus de nos âmes, Seigneur, délivre-nous du mal… »