CHAPITRE 23

Une voiture surgit de la nuit et pénétra dans la station-service, dont l’enseigne, arrachée du toit, gisait dans une mare hérissée par la pluie.

« C’est le chauffeur qu’on attend ? » demanda Jean.

Elmana ne répondit pas, les yeux rivés sur le véhicule qui se garait entre les pompes. Un homme en descendit, coiffé d’un chapeau à large bord qui dissimulait entièrement ses traits. Ses mains puissantes étaient habillées de gants de cuir. Le gérant sortit du bâtiment quelques secondes plus tard et se dirigea vers le client en se protégeant sous un pan de bâche.

Jean discernait leurs voix malgré le tintamarre des trombes sur les tôles. Elmana, Clara et lui n’étaient pas allés se réfugier bien loin : ils avaient repéré un appentis à quelques mètres des pompes et s’y étaient engouffrés. Comme ils n’y tenaient pas debout, ils s’étaient assis sur des caisses en bois vides. Par les jours de la porte, ils distinguaient la station et les environs. La tempête ne semblait pas décidée à se calmer et une nappe d’eau d’une hauteur de dix centimètres recouvrait maintenant la terre battue de leur abri.

« Le plein ?

— Vous auriez pas vu par hasard deux femmes dans les parages, une négresse et une Blanche ? »

Le gérant fixa son interlocuteur comme s’il n’avait pas compris ses paroles.

« Le plein ? répéta-t-il.

— Fais donc ton fichu plein et réponds à ma question ! »

Le gérant introduisit le pistolet de la pompe dans le conduit du réservoir d’essence.

« Ça s’pourrait bien.

— Y a longtemps que tu les as vues ?

— Pourquoi vous les cherchez ?

— C’est moi qui pose les questions.

— Elles étaient pas que deux. Y avait un gars avec elles. Un jeune Blanc. Pas du coin.

— Alors, y a longtemps ?

— J’dirais un couple d’heures. D’après c’que j’ai compris, quelqu’un devait venir les prendre ici.

— Tu les as vues partir ? »

Le gérant secoua la tête, les yeux fixés sur le compteur de la pompe.

« Dame non. J’les avais foutues dehors.

— Pourquoi ça ?

— Elles et le jeune gars, ils voulaient rien manger, rien boire. J’suis pas un refuge pour pouilleux, moi ! »

Les yeux de l’homme au chapeau brillèrent furtivement dans l’obscurité.

« La femme blanche, c’est la future de Maxandeau. Une fille de la haute venue de France. Le mariage est pour demain, mais quelqu’un l’a enlevée cette nuit. Dommage pour toi : y aurait eu une belle prime si tu nous avais permis de la récupérer. »

Le visage du gérant devint blême.

« Faut être sacrément dingue pour oser s’en prendre à Maxandeau, bredouilla-t-il.

— T’as pas une idée de l’endroit où ils auraient pu aller ?

— M’est avis qu’ils vont essayer de passer dans le royaume du Centre.

— On en est à combien d’ici ?

— Environ six heures de route. Enfin, faut certainement compter plus avec cette satanée tempête. »

L’homme au chapeau se pencha sur la vitre entrouverte de la portière arrière et échangea quelques mots avec les passagers de la voiture.

Le gérant retira le pistolet et le réinséra dans la pompe.

« Si j’avais su, sûr que j’l’aurais gardée ici en attendant que vous arriviez. Ça vous fera trente néo-francs pour l’essence. »

L’homme au chapeau se redressa et, du plat de la main, donna une petite tape sur le haut du crâne de son vis-à-vis.

« C’est ton cadeau de mariage pour Maxandeau, pas vrai ? »

Le gérant hocha la tête avec un sourire jaune.

« Tout le plaisir est pour moi… »

L’homme au chapeau remonta dans la voiture et démarra. La voiture s’éloigna sur la route jonchée de débris de toutes sortes et parsemée de flaques d’eau. Oubliant de se protéger de la bâche, le gérant resta de longues secondes immobile avant de secouer la tête et de se réfugier dans le bâtiment.

« Ils sont après nous, murmura Elmana.

— Tu les connais ? demanda Jean.

— L’homme au chapeau, c’est l’Étrangleur. Un des gardes du corps de Maxandeau. Le monstre qui est chargé de toutes les basses besognes, de toutes les saloperies. Il boit chaque matin deux verres de sang de tortue, il dit que ça lui donne de la force et de la virilité. Malheur à nous s’il nous prend. »

Jean eut l’impression de humer l’odeur de la peur de la jeune femme.

« J’crois pas qu’il viendra, le gars envoyé par Mizzipi, reprit-elle. Si ça se trouve, l’Étrangleur et les autres l’ont éliminé. Faudra sans doute qu’on y aille à pied en longeant la côte.

— Ça nous prendra trop de temps !

— On a pas le choix. Peut-être qu’on trouvera une bonne âme qui nous amènera à la frontière… »

 

À l’aube, alors que le vent était tombé et le ciel vierge de nuages, ils traversèrent le marais en suivant les rares sentiers encore praticables. Ils durent enjamber de nombreux arbres couchés et franchir des gués en partie submergés, craignant à chaque instant de tomber sur des alligators.

« Faites aussi attention aux sangsues, dit Elmana. Une fois qu’elles vous collent à la peau, elles vous vident de votre sang et elles sont pas faciles à arracher. »

Leurs visages et les parties découvertes de leurs corps se couvraient de piqûres de moustiques. Un silence paisible régnait sur le bayou et offrait un contraste saisissant avec les paysages dévastés, comme piétinés par un troupeau d’animaux géants. Il ne restait que des vestiges des cabanes en bois soufflées comme des fétus de paille.

Ils arrivèrent au bout de plusieurs heures de marche sur une plage en partie ensevelie sous les troncs et les branches. Elmana désigna le soleil qui grimpait rapidement dans le ciel étincelant en abandonnant une chaleur étouffante.

« Maintenant, si on suit la côte en direction du soleil couchant, on arrivera tôt ou tard à la frontière.

— Il faut qu’on trouve à manger et à boire », dit Jean.

Clara tenait à peine sur ses jambes et ses yeux s’étaient encore ternis. Sans le soutien de Jean, elle se serait effondrée depuis longtemps. Elle avait tenté de se suicider selon la servante, sans doute pour échapper à ce mariage qu’elle avait en horreur, et la potion du docteur Tibaudaux avait peut-être éteint en elle tout désir de vie.

« Reposons-nous un peu, proposa Elmana. Espérons que le Seigneur pourvoira à nos besoins. »

Ils dégagèrent un coin de la plage pour s’allonger sur le sable. Des crabes dérangés dans leurs besognes coururent de leur allure vaguement menaçante en direction de la mer. Les vagues mouraient en douceur à leurs pieds, tendant leurs voiles d’écume grésillante, ramenant inlassablement sur la grève les branches dispersées au large. Bercés par les grondements réguliers, engourdis par la fatigue et la chaleur, ils finirent par s’endormir.

 

« Qu’est-ce que vous fichez là, vous autres ? »

Un géant noir d’une trentaine d’années, pieds nus, pantalon remonté sur les genoux, torse massif enveloppé dans un maillot de corps déchiré, filet de pêche posé sur l’épaule, les fixait avec une curiosité mêlée de méfiance. Ses yeux écarquillés étaient striés de filaments sanguins.

Elmana s’étira avant de se redresser.

« Et toi, mon gars, qu’est-ce que tu fais dans le coin ? demanda-t-elle d’une voix encore embrumée de sommeil.

— Ben, justement, c’est mon coin, ici, j’suis pêcheur, j’ai ma cabane tout près. J’partais en mer quand j’vous ai vus.

— Je vois pas ton bateau… »

Le géant noir tendit le bras en direction du marais.

« L’est par là. J’l’ai mis à l’abri d’la tempête. J’m’en allais justement le chercher. Qu’est-ce que tu fricotes avec ces deux Blancs ? T’es leur bonniche ? »

Elmana ôta ses chaussures, se leva et avança vers la mer, qui s’était retirée loin en abandonnant un sable dur et un épais tapis d’algues.

« Je suis pas leur domestique, je pars avec eux. L’air est plus très respirable pour nous trois dans le coin. »

Le front du géant se plissa.

« Vous cherchez à passer dans le Centre par des chemins discrets, pas vrai ?

— On peut rien te cacher !

— Qu’est-ce que vous avez donc fait ?

— Juste empêcher un mariage ignoble. »

Le géant s’agenouilla pour poser son filet sur le sable.

« Ce s’rait pas celui de Maxandeau des fois ? »

D’un geste de la main, Elmana l’invita à poursuivre.

« Y a des gars qui écument tout l’secteur à la recherche d’une jeune femme blanche qu’aurait disparu cette nuit. Et ils offrent un bon paquet de fric à celui qui leur permettra d’la retrouver.

— J’espère pour nous que t’as pas trop besoin d’argent… Comment tu t’appelles au fait ?

— Eusèbe.

— Enchanté, Eusèbe. Moi, c’est Elmana, le p’tit Blanc s’appelle Jean et la jeune femme, Clara. »

Eusèbe s’assit sur le sable et commença à déplier son filet.

« D’l’argent, on en a toujours besoin, pour sûr, mais prendre celui qui sent pas bon, ça porte pas chance.

— Comment tu gagnes ta vie ?

— J’vends mes poissons aux mareyeurs. Ils paient pas beaucoup, dame non, mais ça me permet de survivre. » Il lança un regard de biais à Elmana : « J’ai pas de femme, pas de famille, tu comprends.

— Crois-moi, vaut mieux rester seul que de s’encombrer de quelqu’un qui te casse les pieds. »

Eusèbe décrochait avec précaution les algues et coquillages coincés dans le filet et examinait avec attention les mailles.

« J’aime pas Maxandeau, reprit-il sans relever la tête. Les mareyeurs nous affament pour lui verser une commission. Il contrôle presque toutes les activités de ce foutu royaume. J’crois bien que son désir secret, c’est de renverser le roi et de monter sur le trône.

— Bah, il y va déjà tous les jours sur le trône, comme tout le monde ! »

Le rire grave d’Eusèbe répondit à celui, clair et joyeux, d’Elmana. Clara dormait toujours, recroquevillée sur le sable. Jean se leva et s’étira à son tour. La chaleur, la soif et la faim se liguèrent pour le maintenir au bord du vertige.

« Si vous avez pas peur de monter dans mon bateau, j’vous emmène dans le royaume du Centre. J’vous déposerai dans les environs de Corpus Christi, tout près de la frontière de l’empire du Grand-Mexique. C’est un peu moins surveillé par là-bas.

— On est où, ici ?

— Du côté de Houma, à environ quatre-vingts kilomètres de La Nouvelle-Orléans. Il nous faudra deux bonnes journées de navigation. Faut aussi espérer que le Seigneur nous enverra pas de tempête. »

Elmana s’accroupit près d’Eusèbe.

« Quand pouvons-nous partir ?

— Le temps que j’vérifie mon filet. J’ferai pas le voyage pour rien, tu comprends, j’pêcherai au retour. »

La jeune femme se pencha pour claquer un baiser sonore sur la joue du géant.

« Faut pas faire des choses comme ça ! protesta-t-il avec un grand sourire. Après, ça me met des idées en tête.

— Y a rien à manger par ici ? demanda Elmana.

— J’ai une petite réserve de poisson séché par là…

— On va crever de soif avec ça !

— J’ai aussi d’l’eau douce… Enfin, plus douce que certaines femmes que j’connais ! »

Le rire grave d’Eusèbe troua de nouveau le silence battu par le grondement sourd des vagues.

Il avait construit, à une vingtaine de mètres de la plage, un abri rudimentaire de pierres sous lequel il avait glissé son bateau. Il y entreposait également de vieux filets, une réserve de nourriture, constituée exclusivement de poisson séché, et deux jerrycans emplis d’une eau qu’il puisait à une source proche.

Jean réveilla Clara afin qu’elle puisse se restaurer. Il fut déçu et inquiet de ne pas revoir l’éclat habituel dans ses yeux. Elle semblait murée dans son indifférence. Il dut la forcer à ingurgiter un peu de poisson et quelques gorgées d’eau. Elle n’offrait aucune résistance, comme si son esprit avait déserté son corps.

« Les herbes, même le docteur Tibaudaux maîtrise pas toujours leurs effets, murmura Elmana.

— Ils lui ont donné un philtre ? s’étonna Eusèbe.

— Pour qu’une femme accepte d’épouser Maxandeau, faut plus qu’elle ait toute sa tête.

— Ce maudit Tibaudaux ! L’est pire qu’un trompe-la-mort !

— Tous les courtisans de La Nouvelle-Orléans le consultent. On dit qu’il soigne même le roi. »

À la fin de leur repas, le géant et Jean tirèrent le bateau hors de l’abri. C’était un voilier de six mètres de long – J’ai pas de moteur, avec quoi je paierais l’essence ? avait grommelé Eusèbe – dont le délabrement apparent soulevait de sérieux doutes sur sa capacité à affronter l’océan.

« Vous inquiétez pas, cette coque de noix est solide, affirma le géant.

— Il en a pas l’air en tout cas, objecta Elmana.

— Il n’a pas de quille ? s’étonna Jean.

— Pas besoin, il s’est encore jamais renversé. J’vous dis qu’on peut compter sur lui. »

Ils poussèrent l’embarcation dans les vagues jusqu’à ce qu’elle flotte. Eusèbe grimpa à son bord avec une agilité surprenante pour un homme de sa corpulence, puis il jeta dans l’eau la grosse pierre au bout d’une chaîne qui lui servait d’ancre. Elmana, Jean et Clara durent avancer dans l’océan jusqu’à la taille. Le géant les aida à monter l’un après l’autre avant de retourner à terre chercher des provisions de poisson séché et un jerrycan d’eau. Jean installa Clara le plus confortablement possible le long de la minuscule cabine.

« Hum, j’aime pas ça, maugréa Eusèbe en contemplant le ciel traversé de nuages paresseux. Quand les premiers nuages arrivent du golfe, la tempête est généralement pas loin. »

Comme pour confirmer ses propos, un vent fort se leva et hérissa la surface de l’océan de vagues ondulantes.

« On ferait peut-être mieux d’attendre », suggéra Elmana.

Eusèbe commença à hisser la voile.

« Attendre quoi ? Que les tueurs de Maxandeau viennent vous chercher sur cette plage ? Tout se sait dans les bayous. »

La toile faseya un petit moment avant de se tendre. Eusèbe leva l’ancre et s’installa à la barre. Le bateau fila à une vitesse inattendue en direction du large.