CHAPITRE 29

« Expliquez-moi donc comment on va passer de l’autre côté de ce satané grillage avec deux éclopés et nous trois qui valons à peine mieux ? » soupira Elmana.

La clôture rappelait à Élan Gris les barrières électrifiées qui ceinturaient la réserve. Il devinait que la fille noire se demandait comment la franchir, comment éviter les tirs des gardes postés sur les miradors. D’autant que, s’il pouvait à peu près marcher normalement, Nadia en était dans l’incapacité. Ils avaient posé une attelle de fortune sur sa jambe brisée et fabriqué un travois rudimentaire à l’aide de branches nouées entre elle par les cordelettes. Ils avaient pu la traîner sans difficulté dans les passages les plus dégagés, mais, tout en haut des pentes, là où le sentier s’effaçait devant les rochers et les parois abruptes, le jeune Blanc avait dû la porter.

Le franchissement des sommets leur avait pris du temps. Ayant du mal à respirer dans l’air froid et raréfié, ils s’étaient régulièrement arrêtés pour reprendre leur souffle et leurs forces. Ils avaient passé une nuit tout là-haut, abrités dans une anfractuosité de la roche, et mis une journée entière pour redescendre. Ils étaient arrivés sur le plateau au crépuscule et, de nouveau, avaient cherché un endroit pour dormir. Ses compagnons de vision avaient partagé avec Nadia et lui leurs maigres ressources.

Elle poussait de temps à autre un gémissement, mais elle supportait la douleur avec courage et Élan Gris, qui avait entendu les anciens parler des danses du soleil maintenant interdites par le grand-père blanc à la tête couronnée, la trouvait aussi méritante que les guerriers dansant autour d’un poteau suspendus à des griffes plantées dans leurs poitrines.

« Suffit de toucher cette clôture du bout des cheveux pour être transformé en un tas de charbon », poursuivit Elmana.

Elle parlait à voix basse, de peur d’attirer l’attention des gardes perchés sur le mirador le plus proche. Le grillage, d’une hauteur d’une dizaine de mètres, avait été érigé au milieu d’un plateau aux couleurs ocre et rouille. Il fallait traverser avant de l’atteindre un espace nu de deux cents mètres. On ne distinguait, de l’autre côté, rien d’autre qu’une lisière sombre.

L’Indien, qui s’appelait Grey Elk (Élan Gris, d’après Clara qui se souvenait des quelques cours d’anglais suivis dans son ancienne vie), attira l’attention de Jean en lui tapotant l’avant-bras. Il lui signifia par gestes que leur seule chance de franchir la barrière était de passer par en dessous.

« On n’a pas le temps de creuser un tunnel ! répliqua Jean. On sera morts de faim et de soif avant… »

Il s’efforça de traduire en langage des signes les paroles qu’il venait de prononcer. Bien que crépusculaire, le soleil arrosait le plateau d’une chaleur sèche, presque caniculaire. Le contraste était saisissant entre la fraîcheur des sommets et la fournaise au pied de la chaîne montagneuse.

Élan Gris continua de s’expliquer à l’aide de ses bras et de ses mains avec une ténacité et une patience infinies. Jean finit par comprendre que les tunnels étaient déjà creusés et qu’il leur fallait seulement en trouver l’entrée. Il se demanda comment son interlocuteur, qui venait du royaume du Nord, pouvait connaître l’existence de tels passages. Mais plus grand-chose ne le surprenait depuis l’intervention miraculeuse des grizzlys.

« D’après lui, il y a des tunnels là-dessous, dit-il à l’adresse de Clara et d’Elmana.

— Mon homme, que le diable emporte ce bâtard, disait que les foutus Rouges se sauvaient de leurs réserves en creusant des tunnels comme les rats, acquiesça cette dernière.

— Nous ne sommes pas dans une réserve, objecta Clara.

— Le chauffeur nous a dit qu’on pourrait trouver des guides rouges dans le secteur. Ils ont très bien pu creuser en dessous de cette satanée grille.

— La frontière s’étend sur des centaines de kilomètres, observa Jean. Sans guide, il nous faudra des jours, voire des semaines, pour trouver l’entrée d’un de ces passages.

— Raison pour s’y mettre tout de suite. De toute façon, y a pas d’autre manière de continuer ! »

Ils commencèrent leur exploration en direction du sud. Ils longèrent la grande barrière en maintenant une distance suffisante pour ne pas être repérés par les gardes, inspectant chaque relief, chaque rocher, chaque creux. Des cactus en forme de candélabre tendaient leurs bras implorants vers le ciel. La chaleur monta rapidement. La lumière du soleil qui s’élevait au-dessus de la barrière montagneuse faisait miroiter le grillage et les miradors. À plusieurs reprises ils repérèrent un orifice creusé sous une roche, l’explorèrent, se rendirent compte qu’il s’agissait de galeries naturelles de seulement quelques dizaines de mètres de profondeur.

Élan Gris s’arrêtait parfois de marcher et restait quelques instants aux aguets, comme alerté par un bruit ou un mouvement. Bien que diminué, il insistait pour remplacer Jean et traîner le travois sur lequel était allongée Nadia. Elmana avait examiné sa blessure et entrevu la tache grise de la balle logée dans le creux de l’épaule.

« Faudrait la sortir rapidement de là et nettoyer tout ça, avait-elle déclaré. C’est déjà pas très joli à voir et ça risque de s’infecter. »

Elle avait jeté un coup d’œil à Nadia.

« On dirait qu’il en pince pour cette fille, avait-elle ajouté. Seigneur, un Rouge et une Blanche, on aura tout vu ! »

La remarque suscita l’indignation de Clara.

« Tu ne vas tout de même pas leur reprocher la couleur de leur peau ! »

Elmana haussa les épaules.

« On me l’a bien reproché toute ma vie, à moi, et même ceux de ma race. L’homme qui se prétendait mon mari, ce bâtard, il me disait tout le temps que j’étais qu’une négrillonne plus noire qu’un chaudron et plus moche qu’un dindon.

— Je te trouve belle, moi.

— Mais toi, t’es pas un homme ! »

Clara tendit le bras vers la clôture qui, trois ou quatre cents mètres plus loin, scintillait de mille feux.

« De l’autre côté, il y a sûrement des hommes qui te trouveront à leur goût. »

Une moue déforma les lèvres d’Elmana.

« Tu crois vraiment que les hommes sont différents là-bas ? Tu crois vraiment qu’il suffit de changer de pays pour changer d’âme ?

— Peut-être pas. Mais ils sont tous attirés par un rêve commun.

— Quand les Blancs sont arrivés en Amérique, ils se disaient tous attirés par un rêve commun, ils se sont pressés d’exterminer les Rouges pour leur voler leurs terres et de capturer des nègres en Afrique pour les transformer en esclaves.

— Peut-être qu’en Arcanecout, ils ont tiré les leçons de leurs erreurs passées. Ça vaut le coup d’y aller voir, tu ne crois pas ?

— Ben, si je vous ai suivis, Jean et toi, c’est justement pour me rendre compte si l’air est vraiment meilleur là-bas.

— Je te remercie de tout ce que tu as fait pour moi en tout cas. Sans toi, je n’aurais pas eu le courage de survivre.

— Ouais, au point que tu as voulu te pendre !

— Mon intention de mettre fin à mes jours était une révolte, donc un acte de vie, tu comprends ? »

Elmana acquiesça d’un sourire.

« Ben oui, je crois… »

Elle tira le cahier de dessous sa robe et le tendit à Clara.

« Ça t’appartient. Le moment est venu de te le rendre. »

 

Le crépuscule tirait un voile sanguin sur le plateau. Une multitude de nuances entre le pourpre et l’or se bousculaient dans le ciel.

Élan Gris observa les aiguilles rocheuses qui bordaient le plateau. Des hommes les suivaient depuis un bon moment sans qu’aucun bruit ne trahisse leur présence. Il les ressentait. Des ombres sur son chemin lumineux. Elles n’étaient pas les créatures maléfiques de sa vision : les ténèbres s’étaient reculées très loin depuis l’intervention de son animal guide contre les chasseurs. Nadia reposait sur le travois. Sa beauté ne cessait de l’étonner.

« Tu as vu quelque chose ? » demanda-t-elle.

Sa voix était faible, comme ébréchée par la souffrance. À l’endroit où elle était brisée, sa jambe avait pris une hideuse teinte violacée.

« Des hommes là-bas », répondit-il.

Sa propre blessure l’élançait. Quand la fille noire l’avait examiné, il avait lu de l’inquiétude dans ses grands yeux sombres.

« Amis ou ennemis ?

— Je ne sais pas. Ils nous ont suivis une grande partie de la journée. Ils sont aussi silencieux et légers que des fauves en chasse.

— C’est nous, le gibier ? »

Il ne répondit pas, il ne décelait pas leurs intentions.

« Élan Gris, tu ne te ménages pas assez, reprit Nadia. Ta blessure est grave.

— Pas autant que la tienne.

— Pour moi, ce ne sont que des os brisés, ils se remettront. Mais ta blessure risque de s’infecter. » Elle garda le silence quelques instants. « Je… je ne veux pas te perdre… »

Il la regarda avec un sourire.

« Comment pourrais-tu me perdre ? Wakan Tanka prend soin de tous ses enfants.

— Y compris ceux de ma communauté arrêtés par les gardes royaux ? Ils croupissent en prison maintenant.

— S’ils croient autant en leur Dieu qu’ils l’affirment, alors ils ne seront pas abandonnés. »

Il se mit en marche vers les aiguilles rocheuses dont les sommets laiteux contrastaient avec les fûts sanguins.

« Où vas-tu ? »

Il ne se retourna pas.

« À la rencontre de ceux qui nous suivent.

— Et si c’étaient des chasseurs aussi horribles que ceux qui ont voulu te tuer ?

— Les monstres ont disparu de mon chemin. »

Il franchit d’un pas tranquille la distance qui le séparait de la forêt d’aiguilles. Il ne tint pas compte des appels de ses compagnons de vision qui, comme Nadia sans doute, lui demandaient où il allait. Les ombres restaient parfaitement immobiles entre les roches élancées, minérales au cœur du minéral. Elles l’attendaient. Il ne décelait aucune agressivité de leur part, aucune intention malveillante. Il allait lui-même à leur rencontre le cœur en paix, empli de sérénité. Sa colère, cette colère qui l’avait poussé à parler durement à son père, cette colère qui l’avait maintenu dans un état de révolte permanent contre les Blancs, contre l’univers, contre le Grand Esprit lui-même, s’était envolée. Son cœur était en paix malgré la douleur qui lui irradiait son épaule.

Il pénétra dans la forêt d’aiguilles déjà envahie de pénombre. Il n’eut pas à marcher longtemps. Les ombres se présentèrent tout à coup devant lui. Trois hommes aux visages tannés par le soleil. De larges bandeaux de tissu leur couvraient le front et enserraient leurs cheveux longs et noirs. Des guerriers d’un autre peuple. Le plus âgé avait une quarantaine d’années, le plus jeune sans doute moins de vingt ans. Leurs yeux brillaient sous les rideaux à demi baissés de leurs paupières. Il eut l’impression d’être scruté par des aigles.

Le plus âgé d’entre eux s’avança d’un pas et prononça quelques mots. Élan Gris leur montra qu’il ne comprenait pas leur langue. Alors ils utilisèrent le langage universel, le langage des signes. Il leur expliqua que ses compagnons et lui souhaitaient passer de l’autre côté de la grande barrière et qu’ils cherchaient un tunnel. Les guerriers lui répondirent qu’ils connaissaient l’existence d’une galerie souterraine et lui proposèrent de les guider, ses compagnons et lui, jusqu’à l’entrée. Le plus âgé désigna ensuite sa blessure et lui fit comprendre, avec une certaine véhémence, qu’il devait la soigner d’urgence. Ils l’invitèrent à les accompagner chez l’homme qui parle le langage des esprits et des plantes. Il leur expliqua qu’il y avait un autre blessé parmi ses compagnons. Ils consentirent à lui emboîter le pas lorsqu’il entreprit de rebrousser chemin.

 

« Seigneur, cet homme est comme le docteur Tibaudaux ! » s’exclama Elmana, les yeux rivés sur l’homme-médecine qui psalmodiait des chants envoûtants tout en versant un liquide odorant et brunâtre sur la blessure d’Élan Gris.

Il avait auparavant extrait la balle en se servant seulement de ses doigts aussi longs et secs que des pattes d’araignée. Ils avaient marché deux ou trois kilomètres avant d’atteindre son antre, une grotte creusée dans le flanc d’une paroi rocheuse. Des cheveux d’un blanc immaculé encadraient la face de l’homme-médecine hachée de rides profondes et, comme celles des guerriers, ceinte d’un bandeau bariolé. Jean avait pensé qu’il ne voyait plus lorsqu’il avait croisé son regard éteint, mais le guérisseur ne marquait aucune hésitation pour se déplacer dans la grotte, examiner les blessures et choisir les pots dans la multitude de récipients alignés au-dessus d’un renfoncement de la paroi. Il ne disposait pour s’éclairer que des flammes dansantes d’un foyer central. Les trois hommes qui avaient escorté le petit groupe se tenaient assis dans un recoin sombre. Ils vouaient visiblement au vieil homme un respect infini. Allongé torse nu sur un socle de pierre, Élan Gris n’avait pas poussé le moindre gémissement lorsque les doigts du guérisseur s’étaient enfoncés dans sa chair.

Après avoir versé le liquide dans la plaie, l’homme-médecine tourna autour de lui, chantant de plus belle et en promenant sur son corps un houssoir en plumes d’aigle.

Il s’était d’abord occupé de Nadia. Il avait retiré l’attelle, examiné sa jambe, étalé un onguent, un mélange de terre et d’herbes macérées, à l’endroit de la fracture et recouvert le tout d’un tissu maintenu serré avec de fines lanières de cuir. Elle s’était endormie presque aussitôt sur son travois de fortune.

Tandis qu’Élan Gris sombrait à son tour dans le sommeil, le vieil homme les invita à partager son repas. Ils mangèrent, utilisant leurs doigts en guise de couverts, de délicieux morceaux de viande blanche servis dans des écuelles en bois, accompagnés d’une sauce à la saveur douce, presque sucrée, et de grains bleus et mauves – du maïs, selon Elmana.

Le guérisseur posa son écuelle à ses pieds, se frappa la poitrine et désigna les trois guerriers.

« Diné… Diné… Navahos…

— C’est le nom de son peuple, sûrement », dit Elmana.

Le vieil homme se frappa de nouveau la poitrine.

« Gini… »

Puis il mima un oiseau en vol et éclata de rire.

« Hosh, dit le plus âgé des trois guerriers.

— Hataalii, fit le deuxième.

— Tsidii, déclara le plus jeune.

— Je crois bien qu’il faudrait qu’on se présente… » Elmana se frappa la poitrine. « Elmana.

— Clara.

— Jean. »

L’homme-médecine reprit son écuelle et en retira un morceau de viande, il le tint levé devant sa bouche avant d’imiter le mouvement et le sifflement d’un reptile.

« Il est en train de nous raconter qu’on vient de manger du serpent ! » souffla Elmana d’un air horrifié.

Les éclats des rires espiègles des quatre Indiens restèrent un long moment suspendus sous la voûte de la grotte.

 

Ils passèrent la nuit, allongés à même le sol, dans l’odeur forte mais pas désagréable des herbes en train de macérer et des minéraux broyés.

Le lendemain, à l’aube, le guérisseur examina de nouveau les blessures de Nadia et d’Élan Gris, hocha la tête d’un air satisfait, refit cataplasmes et pansements, puis indiqua aux visiteurs que le temps était venu pour eux de partir. La journée s’annonçait aussi belle et chaude que la veille.

« Comment peut-on le remercier ? demanda Jean.

— Mettre la main sur son cœur peut-être, je les ai déjà vus faire ce geste », suggéra Clara.

Ils saluèrent l’homme-médecine et suivirent des trois guerriers qui traînaient tour à tour le travois de Nadia. Élan Gris marchait d’un pas plus assuré. Ils traversèrent une zone désertique où seuls poussaient des cactus nains et, au bout de trois heures de marche, arrivèrent en vue de la clôture électrique qui scintillait sous les feux du soleil. Les Navahos avançaient toujours au même rythme, avec une légèreté et une économie de mouvements qui impressionnaient Jean. C’étaient des êtres du désert, des hommes adaptés à leur environnement qui ne gaspillaient pas une goutte d’eau, pas un souffle, pas un mot. Ils accomplirent le trajet jusqu’à l’entrée du tunnel sans s’arrêter, sans boire ni parler.

Ils dégagèrent l’orifice, de la hauteur d’un homme, du mur de pierres qui l’occultait.

« On aurait pu passer devant cent fois ! » Elmana épongea son front couvert de sueur avec le large col de sa robe. « On l’aurait jamais trouvé ! »

Le haut de la barrière et des miradors apparaissait au-dessus des lignes brisées des rochers. Le plus âgé des Navahos les invita à s’engager dans le tunnel. L’Arcanecout, le pays des rêves, les attendait à l’autre extrémité.

Avant de se saisir du travois de Nadia, Jean s’avança vers les trois guerriers, posa la main sur son cœur et s’inclina. Leurs visages restèrent impassibles, mais leurs yeux proclamaient leur fierté d’appartenir à l’espèce des êtres humains.