La sonnerie retentit, stridente, dominant le vacarme des machines.
« La chaudière 23. C’est pour notre pomme, les gars ! »
Les chauffeurs de la 23 se levèrent et se dirigèrent d’une allure énergique vers l’entrée du compartiment six. Jean avait l’impression, chaque fois qu’il s’enfonçait dans la vapeur brûlante, de plonger sa gorge et ses poumons dans un four chauffé à blanc. La température dépassait parfois les soixante degrés. Il se munit de sa pelle et se plaça devant l’un des trois foyers de la chaudière en compagnie de Louis, dit Loulou, un homme d’une quarantaine d’années aux épaules et au cou massifs.
« Faut encore lui donner à manger, à cette foutue vorace ! »
Depuis qu’ils avaient atteint la vitesse de croisière, vingt et un nœuds, la sonnerie retentissait de plus en plus fréquemment, toutes les sept minutes environ. Jean planta sa pelle dans le charbon qui dégoulinait de la soute et commença à alimenter le foyer. Ses courbatures du début s’étaient un peu estompées. À la fin des premiers tours de quart, il s’était écroulé tout habillé sur sa couchette et s’était endormi en quelques secondes. Il avait fallu que Loulou le secoue comme un prunier pour qu’il réussisse à ouvrir les yeux et à se lever.
« Faut venir manger, mon gars, ou tu tiendras pas longtemps. »
Les quartiers de l’équipage étaient situés à l’avant du paquebot, au même niveau que les soutes et les machines. Les chauffeurs dormaient à six par cabine. Jean occupait le lit du milieu de la rangée de gauche. Les repas étaient servis dans une salle trop petite pour contenir l’ensemble des soutiers ; machinistes, chauffeurs, charbonniers avaient une demi-heure pour manger avant de céder la place au groupe suivant. Une coursive, appelée la coursive des chauffeurs, conduisait directement aux compartiments. Le travail se divisait en quarts de six heures (et non huit, comme l’avait affirmé Jacques). Six heures intenses pendant lesquelles on alimentait les foyers toutes les dix minutes, six ou sept en allure de croisière, dans une chaleur d’étuve qui prenait aux hommes des litres de sueur. Les vingt-quatre chaudières du géant des mers dévoraient le combustible à une vitesse effarante, émettant des ronronnements sourds qui évoquaient les grondements d’un estomac monstrueux. Jean entendait même pendant son sommeil le battement lourd et régulier en provenance des salles des machines, le cœur du Henri-VII.
« Traîne pas, petit ! »
Loulou avait déjà déversé trois pelletées dans le foyer tandis que Jean en était encore à sa première.
« Vingt ans de chauffe, disait-il souvent, ça vous forme son homme. »
La sueur ruisselait à grosses gouttes sur son visage rude, pâle, ombré d’une barbe de trois ou quatre jours. De temps à autre, sans cesser le mouvement, il pinçait sa chemise pour la décoller de son torse. Il était pris régulièrement de violentes quintes de toux, « à force de respirer ce satané charbon ». Il avait confié à Jean qu’il avait une femme et trois enfants dans une petite ville proche du Havre. Il ne les voyait pas souvent : le Henri-VII lui prenait trois semaines à chaque traversée et ensuite ne lui laissait qu’une quinzaine de jours avant l’appareillage suivant.
« Quinze jours pendant lesquels je suis pas payé, faut pas croire. Ça et les trente pour cent que me prend ce salopard de Gégène, j’ai du mal à joindre les deux bouts et ma femme est obligée de travailler comme bonniche chez des bourgeois… »
C’était Gégène qui avait présenté Jean à Loulou en recommandant au chauffeur d’en prendre bien soin, parce que le gosse lui avait porté chance et que, comme il avait le projet de filer en douce aux Amériques, on l’aiderait dans son entreprise. Gégène avait remis une liasse de billets à Jean représentant une somme de cinq cents francs royaux.
« Ta paie. Tâche de la mériter, ne me déçois pas.
— Le problème, avait objecté Loulou, c’est qu’on est complet.
— Ah, t’es donc pas au courant ? Un dénommé Tallut a eu un petit empêchement. Il nous faut d’urgence un remplaçant. »
Loulou avait hoché la tête d’un air entendu et conduit Jean, par l’une des passerelles, dans les quartiers des chauffeurs.
Du grand bateau, Jean ne visiterait rien d’autre que ses entrailles brûlantes. Après son quart et une rapide toilette dans les vestiaires, il dormait environ sept heures, puis il prenait son premier repas (il n’avait plus aucune notion du jour et de la nuit dans les quartiers qu’aucune lumière naturelle n’éclairait), retournait sur sa couchette où il restait un moment allongé, se demandant ce qu’était devenue Clara, pensant à sa mère, à ses sœurs, aux Pères Noël du savoir, réfléchissant sur la meilleure manière de franchir les douanes du royaume de Nouvelle-Angleterre. Loulou lui avait conseillé la nage, seule façon à son avis de déjouer la vigilance des douaniers, mais, d’une part, Jean ne savait pas vraiment nager et, d’autre part, l’eau était glacée en cette saison. De temps à autre, des vagues hautes ballottaient le Henri-VII et se fracassaient sur la coque avec des mugissements colériques. Jean avait eu le mal de mer le deuxième jour.
« T’inquiète pas, avait dit Loulou. Les nausées passeront vite et tu finiras par t’habituer. »
Jean pelletait le charbon avec ardeur. Il ne reverrait probablement jamais Gégène, mais, même si ce dernier était un truand, l’un de ceux qui exploitaient sans vergogne la misère des cous noirs, il effectuait consciencieusement sa part de travail. Il se calait sur le rythme de son équipier. Les chauffeurs des autres foyers, pourtant expérimentés, ne parvenaient pas à égaler la régularité et l’efficacité de Loulou. Avec lui, le foyer semblait rougir et ronfler d’aise. Il ne s’accordait aucun temps de répit jusqu’au signal indiquant que la chaudière était suffisamment alimentée. Alors il contemplait la gueule incandescente du foyer avec la satisfaction du devoir accompli, buvait enfin une gorgée d’eau mêlée de vin au goulot d’une bouteille de verre, sortait du compartiment et allait s’asseoir à même le plancher dans la pièce où s’alignaient les compteurs et les pique-feu, les appareils qui émettaient une alarme dès que les chaudières avaient besoin d’être rechargées en charbon. Jean s’asseyait à ses côtés et reprenait son souffle.
L’air restait chaud, mais moins incendiaire que devant le foyer. Les chauffeurs ne se parlaient pas pendant les pauses. Les yeux dans le vague, ils épongeaient distraitement la sueur et les traces de charbon à l’aide de bouts de tissu, ils pensaient à leurs familles dont ils étaient séparés la majeure partie du temps, ils toussaient parfois à fendre l’âme et leurs yeux brillaient de fièvre, transformant la pénombre en un ciel criblé d’étoiles. Ils ne se plaignaient jamais, affirmant à voix basse que les jérémiades étaient réservées aux machinistes, ces prétentieux qui, parce qu’ils avaient des connaissances en mécanique, regardaient de haut les autres forçats des soutes.
« Pourquoi nous méprisent-ils ? avait demandé Jean à Loulou. Ils en bavent pourtant autant que nous.
— C’est comme ça, avait répondu son interlocuteur. Faut toujours que les gens se croient supérieurs à d’autres.
— Et nous, les chauffeurs, à qui nous croyons-nous supérieurs ?
— Aux charbonniers, ceux qu’on appelle les taupes. »
Jean croisait régulièrement dans les coursives des hommes aux vêtements, aux visages et aux mains noircis. De la même façon que les machinistes et les chauffeurs se regroupaient entre eux dans les quartiers, les charbonniers ne se mêlaient pas aux autres. Ils savaient que leur vie serait courte, que la poussière de charbon leur rongeait les poumons, et, sur leurs traits, dans leurs yeux, se lisait toute la résignation du monde. Ceux-là se tenaient tout en bas de l’échelle sociale, payés trois fois moins que les chauffeurs, à peine mieux considérés que les sans-abri.
« C’est le gros problème des cous noirs ! avait soupiré Jean. Ils sont incapables de s’entraider alors qu’ils sont tous embarqués dans la même galère. »
Loulou lui avait jeté un regard soupçonneux.
« Tu serais pas un terroriste ? »
Jean avait hésité avant de répondre.
« Ce n’est pas être un terroriste que de chercher à rendre plus confortable la vie des gens.
— Les gens ? Ils ne s’intéressent qu’à leur pomme, ils en ont rien à foutre, des autres, et encore moins des plus misérables qu’eux.
— Moi, je n’en ai pas rien à foutre, des autres… »
Le gros index de Loulou s’était pointé sur la tête de Jean.
« Toi, t’es jeune, tu te fais encore des idées là-dedans. Tu verras : la vie… » Il s’était interrompu, comme frappé par une évidence. « C’est pour ça que tu veux aller aux Amériques, pas vrai ? Je parie que t’es en partance pour l’Arcanecout.
— L’Arcanecout ? Je sais que c’est l’un des cinq royaumes américains, mais je ne vois pas pourquoi j’irais là-bas.
— Fais pas l’idiot, ça marche pas avec le gars Loulou. L’Arcanecout, c’est à l’autre bout des Amériques, à l’ouest, et c’est là que, soi-disant, les gens essaient de créer un pays où tout le monde serait heureux. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire, moi, j’ai jamais eu l’occasion de vérifier.
— Qui vous a raconté cette histoire ?
— Un clandestin qu’on a ramené enchaîné au bateau. Je me suis débrouillé pour échanger quelques mots avec lui au travers des barreaux de sa cellule. C’étaient des gens de la Nouvelle-France qui lui en avaient parlé. Ils lui ont aussi affirmé que les autres royaumes se sont ligués pour entrer en guerre contre l’Arcanecout. Elle est pas encore déclarée, mais elle ne tardera guère. Alors, réfléchis avant de rôder par là-bas, ou t’auras vite fait de te prendre une balle perdue. »
Un fracas de tonnerre réveilla Jean en sursaut. Les autres chauffeurs de la cabine se redressèrent et demeurèrent quelques instants à l’écoute des bruits, visiblement inquiets. Le battement des machines s’était interrompu, un silence inhabituel était descendu dans les entrailles du navire.
« Qu’est-ce qui se passe ? murmura le chauffeur dont la couchette était située au-dessus de celle de Jean.
— Ça ressemble diablement à l’explosion d’une chaudière, fit Loulou.
— Pas possible : elles ont été révisées juste avant le départ.
— On sait jamais ce que ces foutues machines ont dans le ventre. Faut aller voir en tout cas. S’il y a le feu, là-bas, on aura besoin de tout le monde. »
Ils se levèrent et s’habillèrent en hâte, puis ils s’engouffrèrent dans la coursive éclairée dans le lointain par une lueur tremblante. D’autres chauffeurs se joignirent à eux. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient des compartiments, la lumière devenait de plus en plus vive et chaude. Une odeur de bois brûlé et de métal fondu supplantait les relents habituels de charbon et de graisse. Des gémissements se glissaient parmi les grondements et les crépitements.
« Dans le compartiment trois ! » hurla une voix.
Guidés par les lueurs rougeoyantes, ils aperçurent, entre les compartiments deux et trois, un gigantesque trou aux bords léchés par les flammes. Jean repéra un premier corps calciné et projeté par le souffle de l’explosion contre une cloison sur laquelle il avait laissé, avant de s’affaisser, un sillage noir et pourpre. Il reconnut une odeur caractéristique, la même qu’il avait humée deux ans plus tôt dans le campement terroriste assailli par l’armée : l’odeur de la chair carbonisée.
« La chaîne ! Faites la chaîne ! »
Des silhouettes affolées couraient dans tous les sens, se télescopant les unes les autres. L’incendie faisait rage à l’intérieur du compartiment trois, la chaleur grimpait rapidement.
« Il faut l’éteindre avant qu’il touche les autres compartiments, cria Loulou. Ou on risque des explosions en chaîne ! »
Il se rua avec un autre homme sur la vanne latérale dont le système d’ouverture, grippé, résista à leurs efforts.
« Bon Dieu, grogna Loulou, ces idiots n’ont même pas contrôlé les vannes ! Trouvez des seaux et commencez une chaîne, vous autres ! »
Jean aperçut d’autres corps étendus sur le plancher de la coursive. Les machinistes accouraient, leurs cris dominaient les crépitements de l’incendie et les ronronnements des autres chaudières. Une chaîne s’organisa, les seaux volèrent de main en main, mais ne suffirent pas à tenir en respect les flammes qui dévoraient le compartiment. Les hommes hésitaient à s’approcher du sinistre, redoutant une nouvelle explosion. Un tumulte indescriptible régnait désormais dans la coursive et les compartiments. Des hommes aux uniformes bleu et blanc ornés de barrettes dorées aboyaient des ordres qui se perdaient dans le brouhaha.
L’un d’eux, au visage encadré d’une barbe blanche soigneusement taillée, s’approcha de Loulou et de l’autre chauffeur arc-bouté sur la roue de la vanne.
« Il nous faut de l’eau, vite !
— Si vous croyez que c’est facile ! » haleta Loulou.
De grosses veines saillaient de son visage et de son cou, tendues à rompre. La température continuait de grimper, obligeant les hommes à se couvrir le bas du visage avec un bout de tissu ou un pan de leur chemise. Jean respirait de plus en plus mal. Saisi de panique, il voulut retourner dans les quartiers, mais il lui fut impossible de se frayer un passage dans la coursive obstruée. Il resta recroquevillé contre la cloison, la tête protégée par ses bras repliés. L’incendie se propageait rapidement en lançant ses éclats rougeoyants, obligeant les membres de l’équipage à reculer.
La vanne céda enfin dans un grincement. L’eau jaillit en force et emporta tout sur son passage, hommes, cadavres, bouts de cloisons rongées par le feu, comme si toute la puissance de la mer se déversait d’un seul coup dans le ventre du Henri-VII. Loulou lui-même fut arraché du plancher par le flot et violemment projeté contre un pilier métallique. Jean se releva. Il avait déjà de l’eau jusqu’aux genoux ; l’odeur de sel et la température glaciale lui indiquèrent que la vanne la tirait directement de l’océan.
« Réduisez la pression ! hurla quelqu’un.
— Impossible ! répondit le chauffeur qui, contrairement à Loulou, était resté solidement accroché au cercle métallique. Le système est cassé.
— Refermez-la, alors ! »
L’eau jaillissait avec une puissance phénoménale, frappait le plafond, s’engouffrait dans les soutes à une vitesse effarante, se répandait dans les compartiments, dans les salles des machines, emportait les corps, les débris, les morceaux de charbon. Jean s’agrippa à une excroissance métallique pour résister au courant. L’eau lui arrivait maintenant à mi-cuisses.
« Refermez cette maudite vanne ! L’incendie est pratiquement circonscrit ! » glapit l’officier à la barbe blanche.
Le chauffeur tentait de tourner le volant, mais le débit de l’eau rendait vains ses efforts.
« Que quelqu’un lui vienne en aide ! Vite ! »
Comme personne ne réagissait, chacun ne songeant en cet instant qu’à sauver sa peau, Jean lâcha sa prise et, appuyé sur la paroi pour lutter contre le courant, rejoignit le chauffeur. Un jet puissant lui cingla le visage lorsqu’il s’avança vers la vanne. Il se courba pour l’esquiver. Le sel lui irrita les yeux et abandonna un goût d’amertume dans sa gorge. Il parvint à poser les mains sur le volant crénelé, rendu glissant par l’eau et, les jambes calées contre le montant métallique de la vanne, unit ses efforts à ceux du chauffeur.
« Ça bouge un peu, mon gars, faut continuer ! » ahana son vis-à-vis.
Le volant pivota millimètre par millimètre, puis, comme la pression diminuait, il finit par tourner avec un peu plus de facilité autour de son axe. Lorsqu’ils eurent refermé la vanne, l’eau leur arrivait à la taille. La chaleur s’était brusquement abaissée, les flammes avaient cessé de crépiter, seules quelques langues vacillantes léchaient encore les moignons de bois des cloisons éventrées.
Le silence était maintenant total, à peine effleuré par des bruits d’écoulement et des gémissements lointains. L’officier à la barbe blanche s’essuya le visage d’un revers de main et déclara, d’un ton morne :
« Remettez-moi tout ça en état. Ou on sera en retard à New York. »
Loulou ne survécut pas à ses blessures. La colonne vertébrale brisée par le choc, il résista deux jours avant d’abdiquer et de se laisser mourir. Il ne parvenait plus à parler, mais ses yeux exprimaient une telle détresse que Jean en avait le cœur chaviré. Il s’en allait sans avoir revu sa femme et ses enfants, frappé par le grand navire auquel il avait voué son existence. Allongé sur l’un des lits de la salle transformée en infirmerie et en morgue, il serra longuement la main de Jean avant de rendre son dernier souffle. Il n’avait pas d’ami parmi les autres chauffeurs. Le travail était trop dur et dangereux pour autoriser les manifestations de sympathie. Les accidents étaient fréquents dans les soutes, et chacun était conscient qu’il pouvait perdre la vie à tout moment. Sans compter les maladies respiratoires qui guettaient les survivants. À quoi bon s’encombrer de sentiments lorsqu’on est un mort en sursis ? Avoir des amis, c’était prendre le risque de les perdre et d’en souffrir. Aussi, personne ne vint à la brève cérémonie célébrée par l’aumônier de l’équipage, un prêtre corpulent qui expédiait ses prières comme d’autres les mauvais repas, rapidement et sans aucune application. On emporta ensuite le corps de Loulou pour le jeter dans l’océan, comme tous les hommes d’équipage morts au cours d’une traversée.
Une fois son protecteur parti, Jean se retrouva en butte à l’hostilité des autres chauffeurs. Ils ne s’étaient pas montrés très courageux lors de l’explosion de la chaudière et ils avaient un besoin urgent d’un bouc émissaire pour évacuer leurs rancœurs et leur honte. Ils le rudoyaient pour un oui pour un non, parce qu’il ne pelletait pas assez vite, parce qu’il prenait trop de temps pour manger, parce qu’il les gênait dans la coursive. Il supporta leur brutalité et continua de faire son travail le mieux possible en tournant ses pensées vers Clara, en renforçant sa détermination, en feignant d’ignorer leurs provocations et leurs sarcasmes. Dans deux jours, le Henri-VII toucherait le Nouveau Monde, et il lui fallait consacrer toute son énergie au moyen de franchir les douanes américaines.