La chaleur qui s’échappait de la voiture par la fenêtre ouverte effleurait le visage de Jean. La jeune fille le fixait sans dire un mot. Ses traits étaient semblables à ceux de Clara, mais plus durs, comme déjà desséchés. Elle paraissait âgée de dix-sept ou dix-huit ans. Son maquillage la vieillissait ; elle avait sans doute moins, beaucoup moins. Elle était de la noblesse à en croire ses vêtements, sa coiffure et la façon dont elle se tenait assise sur la banquette de cuir blanc, une distinction empreinte de raideur. Le chauffeur gardait les yeux rivés sur le boulevard. La voiture, une Deudion-Bouton, ronronnait doucement.
Elle apostropha Jean juste avant qu’il ne se remette en marche.
« Vous êtes l’ami de Clara, n’est-ce pas ? »
Il attendit d’en savoir davantage pour réagir.
« Vous aimeriez sans doute savoir ce qu’elle est devenue ? » reprit-elle.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
« Montez dans la voiture, je vous l’expliquerai. »
La portière s’ouvrit silencieusement. Il n’hésita qu’une poignée de secondes avant de se glisser aux côtés de la jeune fille sur la confortable banquette. Elle se poussa pour lui faire une place. Il régnait dans l’habitacle une chaleur douce imprégnée d’un parfum qui évoquait le lilas. Il retira ses gants et son bonnet.
« Roulez, Adolphe, dit la jeune fille au chauffeur.
— Où dois-je aller, madame ?
— Aucune importance, mon ami. Nous reviendrons ici une fois terminée ma conversation avec ce jeune homme.
— Bien, madame. »
La voiture démarra et remonta lentement le boulevard. Des flocons se remirent à tomber, éparpillés par un vent rageur. La jeune fille se tourna vers Jean avec une moue qu’il aurait pu interpréter comme un sourire.
« Je m’appelle Christa. Christa anciennement Barrot, actuelle épouse du comte de la Romagne. »
Jean l’invita à continuer d’un geste de la main.
« Vous êtes plutôt du genre méfiant à ce que je constate, reprit-elle. Sans doute savez-vous que Barrot est le nom de famille de Clara et que, par conséquent, je suis sa sœur. Sa cadette. Deux ans nous séparent. »
Jean se rappela que Clara lui avait révélé son nom de famille à deux ou trois reprises, mais il n’y avait pas prêté attention. Pour lui elle était simplement Clara, la jeune fille qu’il aimait. La voiture bifurqua vers la gauche et s’engagea dans une rue qui grimpait vers le sommet de la butte Montmartre, celle-là même qu’il avait parcourue à pied au milieu de la nuit. Bien qu’il fût encore très tôt, des enfants enfouis sous d’énormes bonnets et écharpes pourchassaient les flocons en poussant des hurlements. Il prit conscience qu’on était le 25 décembre, une date censée symboliser la joie, l’émerveillement et l’amour entre les êtres humains. Les nobles et les bourgeois se pavaneraient à l’église dans leurs vêtements d’apparat tandis que, pour les cous noirs, ce jour serait comme les autres, un jour où l’on essaierait de manger à sa faim, où l’on serrerait les uns contre les autres autour d’un brasero ou d’un poêle à charbon.
« J’ai pris la place de Clara. C’est elle qui aurait dû s’appeler Romagne, mais elle a été enlevée par un certain Barnabé, un fou, mes parents l’ont crue morte et m’ont présentée à Edmond et sa famille, des gens…
— Si vous me disiez ce qu’elle est devenue ? » coupa Jean.
La fatigue lui tirait les yeux et lui vrillait les nerfs. D’abord chiffonnée par sa remarque, son interlocutrice inclina légèrement la tête.
« Mon père, le chevalier Barrot, l’a d’abord chassée de la maison, puis il l’a fait rechercher et enlever par des gens… peu recommandables pour la marier à un très riche industriel du royaume de Nouvelle-France, Alfred Maxandeau, un roturier, un homme d’une cinquantaine d’années qui cherche à nouer une alliance avec une famille prestigieuse de France pour pouvoir être reçu à la cour de La Nouvelle-Orléans. Mon père, lui, a besoin de cette alliance pour faire de bonnes opérations avec la Nouvelle-France et les royaumes voisins et, ainsi, consolider sa fortune.
— Vous voulez dire que…
— Clara est en route pour les Amériques. Elle partira en avion demain matin. Elle a de la chance : je n’ai encore jamais pris l’avion.
— Pourquoi elle, puisque votre père l’avait chassée de la maison ?
— Parce qu’il n’avait pas d’autre fille en âge de se marier. Les dernières sont encore trop jeunes et Alfred Maxandeau n’a pas le temps d’attendre. Clara était la seule solution. Après tout, elle n’a que seize ans. »
Jean éprouva d’abord du soulagement : Clara ne serait donc pas jetée en pâture aux désirs des hommes dans une maison close. Puis il prit conscience qu’un océan et des milliers de kilomètres la sépareraient d’elle, qu’il ne la reverrait sans doute jamais, et ressentit une telle détresse qu’il faillit s’effondrer sur la banquette en cuir. Il détourna la tête vers la vitre et aperçut, là-haut, entre ses cils larmoyants, la façade éclairée du Sacré-Cœur.
« Pourquoi… m’avez-vous raconté tout ça ? »
La jeune femme eut un petit haussement d’épaules.
« Sans doute parce que, mariée selon les convenances de mon rang, j’envie ma sœur de la liberté qu’elle a connue avec vous. Et que, sachant ce qui l’attend près de son mari, je ne lui souhaite pas la même existence que moi.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus plus tôt ? »
L’éclat de voix de Jean entraîna le chauffeur à tourner la tête avec une moue réprobatrice.
« Parce que je l’ai su trop tard. Ma mère ne me l’a confié cette nuit qu’après la messe de minuit. Comme je savais que vous habitiez à cette adresse…
— Comment le saviez-vous ? »
Les flocons tombaient de plus en plus dru et les essuie-glaces peinaient à nettoyer le pare-brise.
« Nous nous étions quittées en si mauvais termes, Clara et moi, que je ne pouvais pas laisser les choses en l’état et que j’ai fait mener ma propre enquête. Mes informateurs ont fini par retrouver votre adresse. J’y suis venue à plusieurs reprises, mais je n’ai pas osé entrer dans votre logement. Je me suis contentée de vous observer de loin et j’ai constaté que le visage de Clara rayonnait. J’en ai déduit qu’elle était heureuse. » Elle consulta la pendule insérée dans le bois vernis de la portière. « Presque huit heures, déjà. Je vais devoir rentrer. Nous fêtons Noël en famille à Versailles et j’ai prétexté pour m’absenter des achats de dernière minute. Il ne s’agit pas d’être en retard pour la messe solennelle de onze heures.
— Pourquoi m’avez-vous prévenu ? »
Elle posa la main sur l’avant-bras de Jean.
« Parce que vous êtes le seul qui puisse la sortir de là. Personne d’autre que vous ne le fera. Pas même elle : ils la bourreront de drogues jusqu’à ce que le mariage soit officialisé. Et sans doute même après, jusqu’à ce qu’elle ait donné son premier héritier à Alfred Maxandeau.
— Comment pourrais-je me rendre aux Amériques ? En tant que cou noir, il m’est interdit de prendre l’avion…
— Il vous reste le bateau. Je me suis renseignée : le paquebot Henri-VII part du Havre dans une dizaine de jours. Faites-vous embaucher comme machiniste, on en recherche sans cesse.
— Les douaniers américains ne me laisseront pas débarquer. »
Elle évacua son irritation d’un soupir prolongé.
« Débrouillez-vous ! Si vous tenez à Clara, vous trouverez un moyen.
— Je risque d’arriver trop tard.
— À mon avis, le mariage ne sera pas célébré avant deux mois. Le vapeur a besoin de sept jours pour franchir l’Atlantique. Ensuite, il vous faut grimper un train à destination de la Nouvelle-France. Comptez une semaine de voyage. Il vous restera suffisamment de temps, un mois plein, pour récupérer Clara à Maxandeau.
— Comment le trouver, ce Maxandeau ? »
La tête légèrement penchée, elle émit un petit rire de gorge qui rappela à Jean les éclats de rire de Clara les premiers temps de leur vie commune.
« Facile : après le palais royal, sa maison doit être la plus imposante de La Nouvelle-Orléans. Il possède une grande partie des industries du fer et du bois. J’ai cru comprendre qu’il était protégé nuit et jour par des gardiens qui recourent à la sorcellerie, au vaudou. »
La voiture redescendait rapidement vers l’avenue de Strasbourg en évitant les enfants qui, surexcités par la neige, se pourchassaient dans les rues. Jean se secoua pour chasser le découragement. La tâche lui paraissait insurmontable : d’abord trouver un engagement à bord du vapeur qui traversait l’Atlantique, franchir ensuite les douanes impitoyables de New York, le port où accostaient tous les bateaux en provenance d’Europe, trouver un train ou un autre système de transport en direction de la Nouvelle-France, déjouer la vigilance des gardiens sorciers de Maxandeau, récupérer une Clara bourrée de drogues et, enfin, s’enfuir avec elle…
Il se rendit compte que la voiture était à l’arrêt. Il reconnut la porte cochère usée et la façade du bâtiment. Les rues disparaissaient maintenant sous une mince couche de neige. Quelques piétons s’aventuraient à pas prudents sur les trottoirs. Certains portaient des cadeaux ou des paniers de nourriture, d’autre marchaient la tête basse et les mains dans les poches. La ville ne s’était pas parée de vêtements de fête. Le souvenir du Noël de Sang hantait les esprits et les cœurs.
« Comment vous appelez-vous ?
— Jean.
— Comme notre souverain… Je ne peux pas vous aider davantage. Mon mari m’a ouvert des comptes dans les boutiques, mais il ne me donne pas d’argent. Eh bien, Jean, bonne chance.
— Comment vous remercier ?
— Si vous tirez Clara de griffes de ce Maxandeau, un homme qu’on m’a décrit comme brutal et cruel, faites-le-moi savoir au château de la Romagne. Je n’aurai pas besoin d’autre remerciement. »
Elle se pencha pour ouvrir la portière. Le froid se glissa dans l’habitacle avec la vivacité d’un fauve aux aguets. Des passants furent surpris de voir sortir Jean d’un véhicule frappé des armoiries d’une famille de la noblesse. Il n’avait rien d’un aristocrate avec ses vêtements, ses chaussures, son bonnet et ses gants de laine usagés. Il salua d’un geste la sœur cadette de Clara, qui lui répondit d’un sourire, puis la voiture démarra et s’évanouit rapidement sous l’averse de neige.
Jean passa en revue les raisons qui auraient pu l’empêcher de partir sur les traces de Clara. Il avait déjà pris sa décision, et chacune de ses réflexions ne faisait que renforcer sa détermination. Il avait prévu d’aller voir sa mère et ses sœurs à Châtillon entre Noël et le jour de l’An. Elles s’inquiéteraient s’il partait sans les prévenir, mais il n’avait pas le choix : il devait sauter dans le premier train à destination du Havre s’il voulait garder une petite chance de trouver de l’embauche à bord du paquebot qui levait l’ancre dans dix jours. Il ouvrit la boîte où Clara et lui déposaient leurs économies et compta l’argent : deux cents francs royaux. Le trajet jusqu’au Havre lui en coûterait probablement une cinquantaine et, sur place, il lui faudrait se débrouiller pour s’assurer le gîte et le couvert. En outre, s’il ne trouvait pas d’engagement sur le vapeur, il devrait retourner à Paris, donc payer le train du retour, une perspective qu’il ne parvenait pas à concevoir. Il mit une seule tenue de rechange dans un sac de toile. Inutile de s’encombrer. Avant de sortir, il embrassa le logement du regard, cette cave jadis creusée par les Romains où il avait vécu des jours heureux avec Clara.
Il ferma soigneusement le soupirail derrière lui, avec l’impression tenace qu’il s’en allait définitivement. Le clochard de la cour n’était pas encore revenu de son expédition matinale. La neige avait continué de tomber et le manteau tendu sur les pavés était vierge de traces. Un vrai manteau de Noël. Il se demanda ce que faisaient sa mère et ses sœurs dans leur pavillon de Châtillon. Elles essaieraient sans doute de préparer un repas amélioré pour marquer le coup et inviteraient l’oncle Michel à manger. Ses sœurs avaient commencé à rapporter un peu d’argent à la maison : l’une était domestique dans une maison bourgeoise et l’autre, petite main dans un atelier de confection. Il avait songé à leur envoyer une lettre, mais chaque courrier était ouvert par les employés de la SSIR, les services de sécurité intérieure du royaume, et il ne tenait pas à éveiller les soupçons des cafards. Les royaumes européens et américains s’étaient entendus entre eux pour surveiller et réprimer très sévèrement l’immigration illégale. Les clandestins risquaient jusqu’à vingt ans de prison ou de bagne. Il gagna le premier arrêt de tramway, hésita encore à se rendre à Châtillon, estima qu’il perdrait une journée et réduirait ainsi ses chances d’arriver à temps. Ils étaient sans doute nombreux à chercher un engagement dans un grand port comme Le Havre, même si la phobie de l’eau refroidissait plus d’une candidature. Jean lui-même n’était guère à son aise avec l’élément liquide, mais il conjurerait sa peur pour atteindre le continent des Amériques et retrouver Clara.
Il monta dans le tramway à destination de la gare Saint-Lazare. Le compartiment était aux trois quarts vide. Noël était un jour de congé pour les ouvriers. Seuls les commerçants et certains employés des services publics continuaient de travailler. Assis sur une inconfortable banquette, il regarda distraitement les façades et les vitrines défiler par la vitre équipée de barreaux. La ville s’enveloppait d’un voile de blancheur qui masquait sa décrépitude. Un sentiment puissant de nostalgie envahit Jean. Capitale de la France pendant un peu plus d’un siècle, Paris l’orgueilleuse ployait sous le joug royal et se redressait de temps à autre, parcourue par des frissons de colère qui la transformaient en un gigantesque corps bouillonnant. Les répressions avaient décimé plus de la moitié de sa population. Cependant, malgré ses blessures béantes et son délabrement avancé, la ville avait gardé un ventre généreux et accueillant dans lequel Jean s’était senti en sécurité. Un jour sans doute, elle relèverait la tête et lancerait au pouvoir royal un défi semblable à celui de 1789. Il avait les larmes aux yeux lorsque le tramway le déposa devant l’entrée monumentale de la gare Saint-Lazare.
Le hall principal était quasiment désert. Il aurait pu consulter les grands panneaux indicateurs, mais, comme des gendarmes royaux et probablement des cafards se trouvaient parmi les rares voyageurs et qu’il ne voulait pas leur montrer qu’il savait lire, il s’adressa à l’un des guichets où il demanda l’horaire du prochain train pour Le Havre.
« Dans vingt-cinq minutes, répondit l’employé, un homme sans âge vêtu d’une blouse grise et visiblement de mauvaise humeur. Vous serez averti par une sirène.
— Combien pour le voyage ?
— Cinquante-deux francs royaux. »
Jean lui tendit un billet de cent francs, l’autre ne lui en rendit que trente, tablant visiblement sur le fait que son vis-à-vis était incapable de différencier les coupures. Jean prit le ticket et sa monnaie sans protester. Pas le moment d’attirer l’attention sur lui. Il se contenta de fixer avec intensité l’employé, qui, mal à l’aise, détourna les yeux. Si les gens du peuple s’exploitaient entre eux, quel avenir restait-il aux millions de cous noirs en attente de jours meilleurs ? Quel espoir restait-il à l’humanité ?
« Quai 19, marmonna l’employé sans relever la tête. Celui qui a les bandes vertes et rouges. »
Jean avait parcouru une dizaine de mètres en direction des quais quand la voix de l’employé retentit dans son dos.
« Hé, mon gars ! »
Il s’arrêta, se retourna. Personne ne leur prêtait attention.
« Je me suis gouré pour la monnaie, lança l’employé avec un sourire penaud. Je crois bien que je t’en dois encore. »
Jean revint près du guichet ; l’autre lui tendit deux billets de dix francs royaux.
« Il y aura même deux francs en trop pour toi. Bah, j’ai plus de petite monnaie de toute façon. Prends. »
Jean s’empara des billets et les fourra dans la poche de son manteau. Un vent glacial balayait le hall et déposait quelques flocons épars sur le carrelage gris.
« Merci pour votre honnêteté, dit-il avant de se diriger de nouveau vers les quais.
— Joyeux Noël à toi, mon gars. »