ÉPILOGUE
J’ai relu les quelques pages écrites durant ma captivité. Je me rends compte que je sous-estimais Jean, que je sous-estimais la force de son amour. Je ne le croyais pas capable d’accomplir tout ce qu’il a accompli. Il m’a raconté dans les grandes lignes les épreuves qu’il a dû traverser, dont l’épisode avec le gang de Bernie l’Orléanais. De mon côté, je ne lui ai pas encore donné à lire mon journal. Je ne suis pas tout à fait prête.
Nous sommes donc passés en Arcanecout, autrefois le royaume de l’Ouest. Les habitants d’ici nous ont expliqué qu’après la guerre de Reconquête, la fille aînée de l’empereur d’Allemagne avait été placée sur le trône. Mais, comme elle n’avait aucun goût pour le pouvoir, elle s’est rapidement entourée de conseillers et de conseillères qui l’ont peu à peu convertie aux idées de partage et de liberté. Elle a décidé de renommer son royaume l’Arcanecout, en combinant les deux premières lettres de chacun des États qui le composent : Ar pour Arizona (qui comprend également un petit bout du Nouveau-Mexique), Ca pour Californie, Ne pour Nevada, Co pour Colorado, et Ut pour Utah. Lorsque nous sommes sortis du tunnel, de l’autre côté de la grande clôture à environ un kilomètre, nous avons été accueillis par des gens dont le rôle est de souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants et de faciliter leur installation. Comme Élan Gris tenait absolument à se rendre dans la cité au bord des eaux bleues, nous avons pris le train pour San Francisco. Nous n’avons pas eu besoin d’acheter de billets : on nous a remis un laissez-passer valable pour trois mois, le temps que nous trouvions notre place dans notre nouveau monde.
Les paysages de l’Arcanecout sont grandioses, d’une beauté à couper le souffle. Nous avons vu le grand désert de sel de l’Utah, un endroit qui nous a émerveillés comme des enfants, et plus encore Élan Gris. Les habitants viennent de tous les coins de la terre, d’Europe, d’Asie, d’Afrique, d’Océanie et des autres royaumes des deux Amériques. L’anglais est la langue la plus parlée et nous nous efforçons de la pratiquer, Elmana, Jean et moi.
Nous avons loué une maison sur les hauteurs de San Francisco, d’où nous avons une vue magnifique sur la baie (enfin, « louer », c’est une façon de parler, le propriétaire nous a dit que nous paierions le loyer quand nous en aurions les moyens – la monnaie locale est le hope). Jean et Élan Gris vont bientôt partir travailler dans les champs d’orangers situés à une centaine de kilomètres au sud. Leur absence durera un mois.
Un mois loin de Jean est pour moi une éternité.
Nadia s’est bien remise de sa fracture. Elle occupe pour l’instant un emploi de repasseuse dans une blanchisserie. Elmana s’est prise d’amitié pour un homme originaire d’Amérique du Sud – elle me dit que c’est seulement de l’amitié, mais je vois bien dans ses yeux qu’il s’agit d’amour. Il lui a proposé de travailler avec lui dans le petit restaurant qu’il tient dans l’une des rues les plus fréquentées de la ville, et, même si elle a réservé sa réponse, je suis convaincue qu’elle acceptera très bientôt son offre. Quant à moi, j’ai été engagée dans l’une de ces organisations qui s’occupent des enfants dont les parents sont morts au cours de leur périple.
Notre rêve continue.
Bien sûr, les rumeurs de guerre sont de plus en plus pesantes, de plus en plus alarmantes. Les quatre autres royaumes se sont ligués contre l’Arcanecout et menacent à tout moment de l’envahir. Les écrans du réseau R2I (ici, toutes les demeures en sont équipées) nous montrent des images de troupes et de matériel militaire amassés aux frontières du nord, de l’est et du sud. Les vrombissements assourdissants des avions de combat résonnent régulièrement au-dessus de nos têtes.
Les gens se rassemblent dans les rues, dans les cafés, sur les places. Ils se demandent s’il faut répondre à la force par la force, ou bien si les soldats d’en face prendront conscience au dernier moment qu’ils ne peuvent pas détruire par les armes le rêve de millions d’êtres humains.
Élan Gris affirme que, quand le temps de la guerre est venu, les hommes doivent se comporter en guerriers. Jean pense qu’il y a sans doute d’autres solutions, mais, quand nous le pressons de nous dire lesquelles, il n’a pas de réponse. Le gouvernement démocratique mis en place après l’abdication de la dernière reine d’Arcanecout en 1946 hésite à lever sa propre armée. Pourtant de nombreux hommes se déclarent prêts à se battre pour défendre leurs libertés. Ils n’ont sans doute que très peu de chances face aux armées coalisées des quatre royaumes, mais je ne peux que les approuver : n’ai-je pas moi-même résolu de mettre fin à mes jours plutôt que de supporter le joug d’une vie sans espoir, sans lumière ?
Jean part demain pour les champs d’orangers du sud. Nous avons encore une nuit à nous. Quelques heures magiques sous le ciel étoilé. J’ai enfin décidé de lui faire lire mon journal, pour qu’il sache ce que j’ai vécu, pour qu’il sache quel amour je lui porte. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, mais, comme lui, je m’efforce de garder confiance dans la vie. Comme mon existence d’avant me paraît loin ! S’ils savaient, ceux de mon ancienne classe, le temps qu’ils perdent à se consacrer au pouvoir, aux ors, aux honneurs, aux bonnes manières, aux intrigues de cour, ils reviendraient bien vite à la matière humaine, notre seule véritable richesse.
Elmana est venue me voir ce matin en compagnie de son ami Diego. Elle sourit de toutes ses dents à la vie. Élan Gris poursuit un but connu de lui seul sur son chemin de vision. Il dit qu’il accomplira son destin, et si c’est de mourir à la guerre, eh bien, ce sera un beau jour pour mourir. Il nous répète souvent que nous sommes ses compagnons de vision, les brins d’herbe de la même prairie, et que Wakan Tanka prend soin de tous ses enfants. Nadia et lui disparaissent parfois pendant plusieurs jours. Nul ne s’avise de leur demander où ils vont, ni ce qu’ils font.
Jean va bientôt entrer dans cette pièce, s’asseoir sur le lit et m’envelopper de son merveilleux sourire. Je m’immergerai tout entière dans ses yeux et, l’espace d’une nuit, j’oublierai qui je suis pour n’être plus qu’une partie de lui-même.