CHAPITRE 26

Les sept autres clandestins entassés dans le réduit du camion venaient de Nouvelle-France. Six hommes et une femme, tous blancs, âgés entre vingt et trente ans. Quatre d’entre eux étaient originaires de la province du Mississippi, trois de la Caroline du Nord. Les uns avaient été chassés de chez eux par la pauvreté, les autres avaient eu maille à partir avec les autorités du royaume. Comme ils n’avaient aucune autre perspective d’avenir que la mendicité ou le bagne, ils avaient décidé de tenter le voyage vers l’Arcanecout, où ils espéraient mener une vie à la hauteur de leurs espérances. Mais, alarmés par les rumeurs d’une guerre prochaine entre l’Arcanecout et les autres royaumes d’Amérique, ils doutaient d’avoir pris la bonne décision. Et puis ils se demandaient de quoi ils allaient vivre une fois sur place : ils avaient donné toutes leurs maigres économies aux satanés passeurs et autres marchands de misère,

L’un des chauffeurs, qui parlait français, leur avait affirmé qu’il leur faudrait presque deux jours pour atteindre Santa Fe. Deux jours comprimés dans un réduit étouffant où on ne pouvait pas s’allonger, à peine s’asseoir. La chaleur qui se dégageait du moteur placé juste de l’autre côté de la cloison métallique transformait leur compartiment en étuve ; son grondement assourdissant les obligeait presque à crier pour se faire entendre.

« Le chauffeur nous a prévenus, on pourra pas sortir de là avant Santa Fe, avait précisé l’un des clandestins du Mississippi, un homme tout en arêtes et en angles d’une vingtaine d’années surnommé Grand Bringue. Faudra essayer de s’retenir, et puis, si on peut pas autrement, on choisira un coin pour faire nos besoins.

— Moi je dis surtout qu’on va crever de chaud et de soif ! » avait lâché Elmana.

Les regards des autres passagers s’étaient posés sur elle comme des oiseaux de proie. Ils jetaient des lueurs farouches dans la pénombre du compartiment. Même compagnons de clandestinité, même obligés de partager un espace exigu et inconfortable, les Blancs ne supportaient toujours pas qu’une Noire leur adresse la parole.

La lumière du jour ne pénétrait que faiblement par les trois grilles d’aération et s’écrasait en flaques grises et changeantes sur le plancher métallique. L’odeur de porc s’associait aux gaz d’échappement pour maintenir les passagers au bord de la nausée.

« Vous avez donc pas prévu de quoi boire, vous autres ? demanda Grand Bringue à Jean.

— On ne savait pas que le voyage serait si long.

— Dame, c’est que le Texas est un maudit grand pays ! Plus grand que là d’où tu viens, j’crois bien. Enfin, c’est c’qu’on m’a dit, j’ai pas été les mesurer, hein. J’ai d’quoi boire et j’vous en donnerai à vous deux. »

Il pointa l’index tour à tour sur Clara et Jean.

« Et elle ? demanda Jean en désignant Elmana.

— Pas question que j’file de mon eau à une négresse !

— Je te demande pas non plus de m’en donner ! » glapit Elmana.

Les autres partageaient visiblement l’avis de Grand Bringue. Jean voulut répliquer mais, d’une pression de la main sur son avant-bras, Elmana l’en dissuada. Elle avait raison, il ne servait à rien de chercher à les convaincre. Les préjugés forgés par leur éducation et trois siècles de conditionnement ne se désagrégeraient pas facilement. La prise de conscience viendrait plus tard, lorsqu’ils auraient atteint le pays de tous les possibles et jeté leurs vieux oripeaux. La discussion n’aboutirait pour l’instant qu’à une tension inutile et dangereuse à l’intérieur d’un espace aussi confiné.

Grand Bringue revint à la charge, ses grands yeux inexpressifs vissés dans ceux de Jean.

« Comment s’fait-il d’ailleurs que vous deux soyez avec elle ?

— Sans elle, nous ne serions pas là », répondit Clara.

Elle n’avait pas encore récupéré de sa longue prostration et s’appuyait régulièrement sur Jean pour tenir debout.

« Pourquoi donc ? demanda Suzanne, une femme aux cheveux fous et à l’air revêche.

— Elle m’a aidée à m’échapper des griffes de l’homme qui voulait m’épouser contre ma volonté. »

Le rire éraillé de Suzanne s’acheva en une violente quinte de toux.

« Ça arrive jamais que des femmes se marient par plaisir !

— Je ne sais pas pour les autres, mais, moi, je ne le voulais pas.

— Qu’est-ce qu’il avait de si désagréable, cet homme ? »

Elmana ne put s’empêcher d’intervenir.

« Maxandeau ? Y a pas pire que lui dans toute la Nouvelle-France, et même dans toute l’Amérique !

— Personne t’a demandé de causer, à toi ! grogna Suzanne. Maxandeau ? Ton futur, c’était… Alfred Maxandeau ? »

Clara acquiesça d’une moue.

« Avec lui, au moins, t’aurais pas été dans le besoin et tu s’rais pas dans ce camion minable à respirer de l’essence et du purin. Il est si horrible que ça ?

— Je ne l’ai pratiquement jamais vu.

— Alors pourquoi tu t’es sauvée ?

— Parce que j’en aime un autre.

— Dis donc, y doit être sacrément… Hé, ce s’rait pas des fois le p’tit gars qu’est à tes côtés ? »

Le silence de Clara équivalant à un aveu, les autres fixèrent Jean avec un étonnement mêlé de curiosité : comment une fille aussi jolie et distinguée avait-elle pu préférer un petit gars sans le sou à la plus grande fortune de Nouvelle-France ?

« Et toi, t’es v’nu de France récupérer ta blonde ? finit par ânonner Grand Bringue. En tout cas, faut en avoir où j’pense pour s’en prendre à un gars comme Maxandeau.

— Ce n’est qu’un homme comme toi et moi, dit Jean.

— À cette différence que ni toi ni moi on possède la moitié d’un royaume et qu’on a pas les hommes les plus féroces pour… » Grand Bringue s’interrompit, comme frappé par une évidence : « Hé, vous êtes sûrs que ses pisteurs vous ont pas suivis ?

— Je ne pense pas, répondit Jean, Nous sommes passés par la mer. »

Grand Bringue gonfla les joues.

« Y a pas d’mer qui tienne ! Ces gars-là, ils peuvent retrouver le gibier qu’ils chassent à des milliers de kilomètres. »

Jean repensa à Bernie, le chef du gang de l’Orléanais de New York, à sa menace de lancer des pisteurs sur les traces de ceux qui désertaient avant d’avoir accompli leur temps.

« Buvez un coup, c’est moi qui régale. »

Jean s’empara de la gourde de peau que lui tendait Grand Bringue, la passa à Clara, puis, lorsqu’elle se fut désaltérée, il versa un peu d’eau dans le creux de sa paume et présenta sa main à Elmana, qui, après une hésitation, accepta d’y tremper les lèvres. Grand Bringue ne protesta pas, ni les autres d’ailleurs, il se contenta de récupérer sa gourde d’un geste sec et se renfrogna dans un silence maussade.

 

Le camion s’arrêtait parfois deux heures en plein soleil et la température à l’intérieur du compartiment devenait insupportable, tout comme la puanteur. Les grognements des porcs habillaient le silence parfois traversé par le grondement d’un moteur ou des éclats de voix. Les passagers ne distinguaient rien à l’extérieur, les aérations étant protégées par des grilles serrées. Ils pouvaient seulement différencier la nuit et le jour en se fiant à l’intensité de la lumière et aux variations de la température. Clara et Elmana étaient parvenues à s’asseoir contre les cloisons trépidantes (en gardant les genoux serrés contre leur menton). Les jambes de Jean, resté debout tout au long du trajet, l’élançaient.

« Je sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir, souffla Elmana. Je vais finir par faire pipi sur moi.

— Ce s’rait sans doute la meilleure chose à faire pour tout le monde, intervint Grand Bringue. Au moins, ce sera absorbé par les habits et on marchera pas dedans ! »

Ils vivaient dans la crainte permanente d’être arrêtés par la garde royale et jetés dans l’un des sinistres cachots du royaume du Centre. Dès que se rapprochaient des bruits de pas ou que retentissaient des ordres gutturaux, ils suspendaient leur respiration et ne la reprenaient qu’une fois le danger écarté. Jean aurait donné dix ans de sa vie pour s’allonger dans une baignoire emplie d’une eau fraîche et parfumée, un luxe qu’il avait goûté à Paris grâce aux antiques bassins de pierre fabriqués par les Romains. Il puisait régulièrement dans le regard de Clara la force de résister. Ils s’étaient retrouvés dans des circonstances autrement plus dramatiques sur la place jonchée de cadavres du château de Versailles. Ils étaient vivants, ensemble, et, même enfermés dans cette cachette sombre et malodorante, l’avenir continuait de leur appartenir.

« Vous avez de la chance de vous aimer comme ça, vous deux, chuchota Elmana.

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ? demanda Clara.

— Parce que ça se voit. Et parce que, moi, l’amour, je l’ai jamais trouvé, je sais même pas ce que c’est. Des hommes qui vous regardent avec des yeux fous, qui vous sautent dessus à tout bout de champ, qui vous démolissent si vous êtes pas d’accord, c’est pas ça, l’amour.

— J’suis bien d’accord avec toi… » La voix ébréchée de Suzanne. « Mon mari, il m’a tellement tapée dessus que j’ai perdu les gosses que j’attendais. Quatre. Et ce fichu bâtard a eu le culot de m’le reprocher après !

— Qu’est-ce qu’il est devenu ? » demanda Elmana.

L’expiration sifflante de Suzanne s’acheva en gémissement.

« Un soir de dispute, j’l’ai… j’lui ai enfoncé un couteau de cuisine dans le ventre. Toute la lame. J’l’ai vu s’effondrer sur la table, puis j’suis partie en courant, sans m’retourner, et v’là où je suis maintenant.

— C’est ce que j’aurais dû faire, moi aussi.

— T’as bien fait d’pas l’faire… au fait, comment tu t’appelles ?

— Elmana.

— Parce que tu s’rais maintenant qu’une criminelle en cavale.

— Ouais, mais lui, il reste un dingue en liberté. Il a peut-être déjà trouvé une autre femme, une autre malheureuse. Faut voir comme il a su m’embobiner. »

Suzanne s’agita dans l’obscurité.

« Tu veux un peu d’eau, Elmana ?

— C’est pas de refus. »

La chaleur continua de grimper à l’intérieur du compartiment.

« On va puer pire que les porcs ! grommela Grand Bringue. Vivement que ce foutu engin reprenne la route, ça nous permettra d’respirer un peu. »

Le camion redémarra enfin et, quand il eut pris de la vitesse, des filets d’air se coulèrent par les grilles d’aération. Bien que tièdes, ils procurèrent aux passagers une ineffable sensation de fraîcheur.

« Quelqu’un sait comment est le royaume d’Arcanecout ? demanda Clara.

— Personne d’entre nous y est jamais allé », répondit Alban, originaire du Mississippi. Il n’avait pas atteint la trentaine, mais des mèches blanches parsemaient déjà ses tempes et sa barbe de plusieurs jours. « On n’en serait sûrement pas revenus, autrement !

— On sait seulement que ce qui s’raconte dessus, intervint Grand Bringue. Qu’c’est un pays où tous les hommes sont libres et égaux. Où chacun peut vivre à sa guise.

— Avant, quand j’avais accès au réseau, je correspondais avec des gens de là-bas. » Cyprien, également du Mississippi, environ vingt-cinq ans, manières distinguées bien que ses vêtements ne fussent que des loques. « Ils avaient l’air heureux d’y vivre. Et puis l’accès au réseau a été coupé en Nouvelle-France. Dans les autres royaumes aussi, je crois.

— Tu étais un virtuel ? releva Clara.

— Je passais presque tout mon temps sur le réseau, je correspondais avec des gens du monde entier.

— J’ai fait partie d’un réseau clandestin pendant quelque temps à Paris. On a peut-être échangé.

— Fort possible. Puis la censure royale a décidé que le R2I était un ferment de sédition et elle l’a fermé. Les gardes ont fouillé les habitations pour détruire les écrans, les connexions…

— C’est pas ça qu’on a appelé le Grand Nettoyage ? coupa Grand Bringue.

— Ça ne concernait qu’une petite partie de la population, celle qui avait accès au savoir, mais la civilisation a fait un bond en arrière de dix – que dis-je ? – de cinquante, de cent ans, et je ne suis pas certain qu’elle s’en remette.

— Pourquoi t’as fui la Nouvelle-France ?

— J’ai montré mon désaccord avec un peu trop de… vigueur ! J’ai été arrêté et, malgré les interventions de ma famille, condamné à dix ans de détention dans le pénitencier de Charles-Ville. Je suis parvenu à m’enfuir au bout de trois ans.

— Une qu’a poignardé son mari, un qui s’est évadé d’prison, une qu’a pas voulu d’un mariage avec le plus gros parti de Nouvelle-France, un p’tit gars de France, une négresse, moi j’dis qu’on est en bonne compagnie ! vitupéra Grand Bringue.

— Tu oublies les porcs, mon gars ! » lança Suzanne.

Tous éclatèrent de rire, y compris Grand Bringue qui, après s’être demandé si les autres ne se payaient pas sa tête, fut à son tour emporté par les vagues d’hilarité.

 

La trappe s’ouvrit, libérant un flot de lumière rouille qui éblouit les clandestins. Le visage de celui des chauffeurs qui parlait français se découpa dans l’ouverture.

« On est arrivés dans le coin de Santa Fe. »

Ils sortirent l’un après l’autre du compartiment. Les jambes de Jean étaient si lourdes, si douloureuses, qu’il s’allongea aussitôt sur le sol poussiéreux pour les détendre. Clara vint le rejoindre. Ils savouraient la fraîcheur et la pureté de l’air. Le soleil plongeait derrière le versant de la chaîne montagneuse en semant une immense traîne sanguine. Quelques nuages enflammés paressaient au-dessus des pics. Aussi loin que portait le regard, on ne distinguait pas un seul véhicule sur la route qui sinuait à flanc de montagne, bordée de sapins et de grands séquoias.

Le chauffeur tendit le bras en direction de la montagne.

« La frontière se trouve quelque part par là. Je vous préviens que le gouvernement du Centre a fait poser un grillage le long des Rocheuses pour éviter que tout le monde ne fiche le camp en Arcanecout. Avec des miradors tous les deux cents mètres. Et les gardes ont ordre de tirer à vue sur tous ceux qui essaient de passer de l’autre côté.

— Y a pas de coins tranquilles par où se musser ? demanda Grand Bringue.

— Vous trouverez peut-être des guides. Des Rouges – des Navajos ou des Hopis. Eux ils connaissent le secteur comme leur poche et ils sortent de leurs réserves aussi facilement que nous de nos maisons.

— Ils parlent pas français, ces gars-là, j’suppose.

— Il suffit de leur montrer l’ouest. Ils savent que plein de gens tentent d’émigrer en Arcanecout. Tâchez de pas vous faire prendre : personne ne survit à un séjour dans les geôles du royaume du Centre. »

Le camion s’ébranla en soulevant un épais sillage de poussière et s’engagea dans les lacets qui redescendaient vers les plaines.

« Chacun pour soi, maintenant, déclara Grand Bringue. On s’rait trop faciles à repérer si on restait groupés.

— Je suis entièrement d’accord avec toi », dit Alban.

Les deux hommes s’éloignèrent aussitôt sur les pentes après avoir souhaité bonne chance aux autres.

Elmana se rapprocha de Jean et de Clara.

« Et nous ? Qu’est-ce qu’on fait ?

— On est partis ensemble de La Nouvelle-Orléans, ce serait mieux de rester ensemble », répondit Jean.

Les cinq autres clandestins s’étaient lancés à leur tour dans l’ascension des Rocheuses. Les chants d’oiseaux et le murmure de la brise ne fissuraient pas le silence ensevelissant le massif. Le soleil couchant vêtait de pourpre les lointaines aiguilles recouvertes de neige.

Elmana fixa Jean et Clara avec une gravité inhabituelle.

« Je suis de ton avis. Quand je suis avec vous, c’est comme quand je suis avec Mizzipi, j’ai l’impression que rien de grave peut m’arriver. »