CHAPITRE 15

« Je crois bien qu’on n’a pas pris le bon chemin », marmonna Igor.

Les immenses plaines couraient en vagues amples et figées vers l’ombre massive, presque menaçante, de la chaîne montagneuse qui barrait tout l’horizon.

« Si les Rocheuses sont à notre droite, c’est qu’on s’est trompés de côté, reprit-il.

— Que veux-tu dire, vénérable ? demanda Oleg.

— Qu’on est peut-être entrés sans le savoir dans le royaume du Centre.

— On n’a vu aucune frontière… »

Igor tira une bouffée de sa pipe et, la tête tournée vers le haut, souffla une longue guirlande de fumée.

« Les frontières ne sont pas hermétiques entre les royaumes du Nord et du Centre. Et puis de toute façon, ils ne peuvent pas mettre des douaniers partout. Ils se contentent à mon avis de surveiller les grands axes. »

La trentaine de membres du petit groupe observa un moment sans dire un mot les immenses étendues recouvertes de neige. Pendant des jours et des jours, leur vue s’était heurtée aux crêtes, aux parois rocheuses, aux pentes abruptes, aux gorges encaissées ; brusquement, plus rien ne l’arrêtait et la perspective presque infinie les intimidait.

Élan Gris croisa le regard vert de Nadia et lui sourit. Jusqu’alors il n’avait jamais trouvé les jeunes Blanches attirantes : leur peau semblait maladive et leur corps peu solide. Mais son regard ne cessait de se poser sur Nadia comme les abeilles au printemps sur les fleurs. Il s’en étonnait. Les siens n’avaient rien contre les unions avec les hommes ou les femmes d’un autre peuple, mais, comme ils étaient consignés dans les réserves, les occasions de faire des rencontres étaient quasi nulles. Les seules femmes blanches qu’Élan Gris eût jamais croisées étaient les infirmières qui étaient venues vacciner les enfants de la réserve. Il les avait trouvées laides et acariâtres, plus encore que Chouette Écarlate, une ancienne édentée qui marchait toujours en bougonnant et en secouant la tête.

Ils avaient essuyé deux autres tempêtes dont l’une les avait pris au dépourvu et leur avait à peine laissé le temps de monter leurs tentes. Élan Gris s’était retrouvé en compagnie de trois célibataires dans un minuscule réduit de toile pendant plus de deux jours. Il avait constaté à l’occasion que les odeurs des Blancs étaient différentes de celles des hommes de son peuple : plus fades, presque doucereuses, peu agréables en tout cas. Ils avaient réussi à s’allonger au prix de mille contorsions en se tenant serrés les uns contre les autres. L’épaisse couverture de laine associée à la chaleur des corps avait permis à Élan Gris de supporter sans difficulté ces deux jours d’immobilité. Ils avaient quitté leur abri lorsque le vent était tombé et que les grésillements des flocons sur la toile s’étaient interrompus. Ils avaient dégagé les tentes en partie ensevelies et allumé un grand feu avec les branches brisées des sapins. Comme les réserves diminuaient de façon alarmante, ils avaient décidé de rationner les vivres. Avant le repas, ils avaient formé un cercle et adressé à Dieu, non pas une supplique comme les autres chrétiens, mais une action de grâce pour les avoir protégés de la tempête. Élan Gris s’était joint à eux pour remercier de ses bienfaits Wakan Tanka, le Grand Esprit. Et aussi pour tenir la main de Nadia pendant quelques instants. Il s’était d’ailleurs davantage concentré sur le contact avec les doigts et la paume de sa voisine que sur son chant intérieur.

« Cette fichue tempête nous a égarés », grommela Oleg.

Igor hocha la tête avec gravité.

« Il va falloir maintenant repasser les Rocheuses.

— Et la frontière, ajouta Katerina, l’épouse d’Igor, la maîtresse femme qui gérait l’intendance de la petite colonne avec une poigne de fer.

— Bah, qu’on vienne du Nord ou du Centre, les frontières avec l’Arcanecout sont pareillement difficiles à franchir.

— La guerre est imminente à ce qu’il paraît, intervint Victor, l’un des trois hommes qui avaient passé les deux jours sous la tente en compagnie d’Élan Gris. Les troupes se rassemblent tout autour de l’Arcanecout. Si ça se trouve, on sera à peine arrivés qu’il sera annexé par les autres royaumes et qu’on sera revenus à notre point de départ. »

Igor continua de fumer sa pipe pendant quelques instants. Les mines étaient soucieuses, y compris celles des enfants, interloqués par l’inquiétude soudaine, presque palpable, des adultes.

« Une guerre est toujours hasardeuse, et rien ne prouve que les autres royaumes vont se lancer dans la grande aventure. Ils ne savent rien ou pas grand-chose des forces adverses.

— En unissant leurs forces, les royaumes n’auront aucun mal à soumettre l’Arcanecout », estima Oleg.

Igor fronça les sourcils.

« Si l’Arcanecout est le pays de nos rêves, il faudra se battre pour lui.

— Saint Jean de Boise dit qu’on ne peut pas obtenir le salut par les armes, objecta Katerina.

— Il nous faudra peut-être aller contre nos principes pour obtenir le droit de penser et de croire à notre façon, murmura le vieil homme. Mais on n’y est pas encore. Nous avons d’abord les Rocheuses à franchir.

— Et si on croise les gardes royaux du royaume du Centre, qu’est-ce qui se passera ? demanda Victor.

— On leur dira simplement qu’on s’est perdus et qu’on cherche à regagner le royaume du Nord. »

Victor hésita quelques secondes avant de désigner Élan Gris.

« Ils nous accuseront d’avoir hébergé un Indien en fuite. Un délit avec lequel on ne plaisante pas. »

Les yeux bleu délavé d’Igor se posèrent un long moment sur lui.

« Serais-tu en train de nous suggérer, Victor, de chasser Élan Gris de notre groupe ?

— J’essaie seulement de nous donner les meilleures chances de réussite, vénérable.

— Te souviens-tu des commandements de Jean de Boise ? Abandonner un frère sur le bord de la route, c’est abdiquer sa propre humanité.

— Tu l’as dit toi-même, vénérable, il nous faudra aller contre nos propres principes pour obtenir le droit de penser et de croire à notre façon. Et puis, l’Indien n’est pas vraiment un frère. »

Élan Gris lança un bref coup d’œil à Nadia avant de s’avancer d’un pas vers les deux hommes.

« Je ne voudrais pas être la cause d’une dispute, dit-il. J’ai commencé le chemin seul, je l’achèverai seul. » Il s’inclina devant Igor. « Je vous remercie de votre hospitalité, vénérable. »

Le vieil homme resserra les pans de son manteau. Un vent glacial tirait des voiles de neige sur les ondulations de la plaine. Des nuages sombres s’amoncelaient dans le ciel, prélude à une nouvelle tempête.

« Il n’est pas dans nos habitudes de chasser ceux que nous avons accueillis parmi nous.

— Je n’en doute pas. Mais Victor a raison : ma présence vous met en danger. Il vaut mieux que je me sépare de vous. »

Élan Gris vit les yeux verts de Nadia s’assombrir et son cœur se serra.

« Victor n’est pas la seule voix de notre communauté. » Igor désigna l’ensemble du groupe d’un large geste du bras. « Qu’en pensent les autres ?

— Je suis d’accord avec Victor, cria Oleg.

— Moi aussi, fit un autre homme.

— Moi aussi… »

Hommes et femmes se prononcèrent pour le départ d’Élan Gris à une écrasante majorité. Nadia garda la tête baissée pour dissimuler ses larmes.

« Prenez garde, frères, vous offensez Dieu ! protesta Katerina d’une voix forte.

— Nous avons des enfants, vénérée mère, dit Oleg. Nous devons d’abord penser à eux.

— Il n’y a pas de priorité aux yeux de Dieu.

— Ce sont des beaux principes dans les temps de prospérité, vénérée mère. Nous sommes dans un royaume étranger, nous n’avons presque plus de vivres, et il nous faut encore parcourir un long chemin.

— Vous n’avez donc plus confiance en votre Père céleste.

— Notre Père céleste souhaite que nous restions en vie. Les morts ne peuvent plus le servir.

— Laissez-moi au moins lui donner quelques vivres…

— Nos enfants ont faim, vénérée mère. »

Élan Gris glissa son fusil et son sac de toile sur son épaule.

« J’espère que nous nous reverrons dans le pays du désert blanc et de l’étendue bleue, déclara-t-il d’un ton ferme. N’ayez pas d’inquiétude pour moi. Mon animal guide marche à mes côtés. »

Igor lui posa la main sur l’épaule, le même geste, affectueux et solennel, que son père Ours Brun.

« Je suis désolé, mon garçon. Prends soin de toi. »

Élan Gris s’inclina et se mit en chemin après avoir croisé une dernière fois le regard désespéré de Nadia.

 

Les camions roulaient tous phares allumés à deux ou trois mètres les uns des autres. Blancs et ornés sur les portières de motifs dorés, ils transportaient des hommes vêtus d’uniformes clairs qu’Élan Gris, allongé au sommet d’une colline, entrevoyait par l’entrebâillement des bâches. Le grondement des moteurs avait précédé de plusieurs minutes l’apparition des véhicules sur la route enneigée. Probablement les troupes dont avait parlé Victor. Si elles se rendaient à la frontière entre le royaume du Centre et le pays de sa vision, alors Élan Gris marchait dans la bonne direction. Certains camions traînaient des canons aux énormes fûts montés sur de hautes roues. Les anciens du peuple avaient souvent parlé de la manière des Blancs de faire la guerre. Il ne s’agissait pas pour eux de montrer leur bravoure au combat, mais d’exterminer le plus d’ennemis possible, à distance de préférence, en utilisant des armes plus bruyantes que le tonnerre, puis, une fois qu’ils avaient préparé le terrain, ils lançaient leurs troupes à l’assaut comme des fourmis sur une dépouille. Le nombre et la puissance de leur armement étaient leurs principales qualités. Les batailles laissaient derrière elles des terres calcinées, dévastées, et des milliers de cadavres (ceux-là, on n’avait pas d’autre choix que de les abandonner aux charognards, au moins pour un temps). Les ancêtres du peuple n’avaient eu aucune chance face à une telle machine. Élan Gris n’avait jamais assisté à l’un de ces déluges de fer et de feu, mais, en observant la file des véhicules qui s’étirait à l’infini sur la route droite, il sut que la terrible malédiction allait de nouveau s’abattre sur la terre des hommes.

S’il pouvait étancher sa soif en ingurgitant des poignées de neige qu’il laissait fondre dans sa bouche, la faim le taraudait. Les derniers repas pris avec les membres de la communauté – toujours aux côtés de Nadia – ne l’avaient pas rassasié. Il attendit que les camions ne soient plus que des points minuscules à l’horizon pour se relever et marcher en longeant à distance le ruban légèrement plus foncé de la route. Les montagnes avaient disparu, gobées par les nuages. Des flocons épars étaient tombés, mais la tempête ne s’était pas encore déclenchée. Le vent de plus en plus violent couchait presque jusqu’au sol les rares arbres, des proies toutes désignées sur ces étendues planes.

Il distingua dans le lointain les toits sombres de plusieurs bâtiments. Une ferme sans doute. Peut-être trouverait-il là-bas de quoi assouvir sa faim ? Il y avait de grandes chances pour que les occupants des lieux se montrent hostiles, mais, s’il ne mangeait pas rapidement, il n’aurait pas la force de poursuivre sa route. Après avoir glissé deux cartouches dans le fusil, il s’approcha en se dissimulant derrière les rares reliefs et en espérant que l’alerte ne serait pas donnée par un chien. Un mouvement derrière lui attira son attention : la neige qui recouvrait un tas de rondins s’était effondrée sous la poussée du vent. La pression de son doigt sur la détente du fusil se relâcha. Il arriva sans encombre près de la maison d’habitation, une construction ancienne dont certaines parties étaient en mauvais état. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur par la fenêtre ornée d’un voilage de dentelles. Deux appliques dispensaient un éclairage diffus. Des flammes dansaient dans la cheminée et jetaient des lueurs intermittentes sur les murs tendus d’une tapisserie vieillotte. Il observa les lieux un long moment : personne. Il contourna l’angle de la maison. La porte d’entrée s’ouvrit sans aucune résistance. Une douce chaleur et une agréable odeur de bois brûlé l’accueillirent. Il resta encore quelques instants aux aguets avant de fouiller le garde-manger et le réfrigérateur.

« Qu’est-ce que vous fichez chez moi ? »

Élan Gris se redressa avec vivacité et se retourna, le fusil épaulé, vers l’endroit d’où avait surgi la voix. Une femme dans l’escalier du fond de la pièce, cheveux bruns tressés en couronne, visage émacié, chemise à carreaux épaisse, pantalon délavé, chaussettes de laine. Aucune colère dans ses yeux sombres.

« Je cherchais à manger, répondit Élan Gris.

— Vous êtes juste en train de me piller, dit la femme. Il vous aurait suffi de demander. »

Élan Gris baissa son fusil.

« On ne sait jamais comment on va être accueilli chez les Blancs…

— Les Blancs ne sont pas tous pareils. Comme chez vous, je suppose.

— Les Blancs sont presque tous unis par le mépris contre ceux de mon peuple.

— D’où venez-vous ?

— Du royaume du Nord.

— Que faites-vous si loin de votre réserve ? »

Elle descendit les dernières marches de l’escalier et s’avança vers lui sans montrer le moindre signe de frayeur. Elle semblait détachée, comme morte à l’intérieur.

« Je cherche à passer dans le pays du désert blanc et de la cité au bord de l’étendue bleue. »

Elle hocha la tête.

« L’Arcanecout… Ils n’ont tous que ce mot à la bouche. Ils ne se rendent pas compte qu’il n’en restera bientôt plus rien. Les autres royaumes le détruiront comme ils ont déjà détruit les États-Unis d’Amérique. Comme ils ont détruit toute pensée, tout espoir de liberté. D’ailleurs, vous, les Rouges, vous êtes bien placés pour le savoir.

— Je vais là où me guide ma vision, dit Élan Gris.

— Ah oui, vous, les Rouges, vous pratiquez cette foutue sorcellerie. Tu dois crever de faim si tu t’introduis chez les gens au risque de ta vie. Détends-toi. Je vais te préparer à manger. »

Elle s’appelait Sally et sa famille était venue deux siècles plus tôt d’un pays au-delà des mers appelé l’Irlande. Elle avait perdu son époux l’année précédente et elle était restée seule à s’occuper de la ferme tout en élevant ses filles jumelles âgées de six ans. Élan Gris lui demanda comment son mari était mort.

« De la brutalité des gardes royaux, répondit-elle d’un air sombre. Ils l’ont battu à mort dans la petite ville de Santander, à cinq miles d’ici, parce qu’il avait refusé de parler espagnol devant eux. La langue officielle du royaume du Centre est l’espagnol, mais les trois quarts de la population continuent de parler anglais. »

Elle resservit du ragoût dans l’assiette d’Élan Gris, qui en avait déjà vidé deux et n’était toujours pas rassasié.

« Y a pas plus brutal que les gardes royaux, reprit-elle après avoir fixé un long moment le bois de la table. Ces fils de chiens vous cognent pour un oui pour un non. J’ai tenu une année sans mon Calvin, mais je ne sais pas si j’aurai la force de faire une autre année. Je crois aussi qu’ils l’ont tué parce que des prospecteurs de la Pequeña Madrid guignent mes terres et veulent me les acheter à vil prix. Ils pensent sans doute qu’il y a du pétrole là-dessous. Ils sont tous obsédés par le pétrole dans ce foutu royaume !

— Comment peut-on acheter des terres ? lança Élan Gris entre deux bouchées.

— C’est une idée qui vous paraît étrange, à vous, les Rouges. Vous ne pouvez pas comprendre : vous êtes des nomades, des bandes qui suivent le gibier et n’ont pas de frontières. Tandis que nous, les Blancs, on a la folie de la possession. Mais je suis seule et une ferme demande beaucoup trop de boulot. Je finirai par la vendre à ces serpents à sonnette, le diable les emporte ! »

Élan Gris repoussa son assiette. Il avait manqué de prudence en mangeant trop et trop vite, il se sentait déjà gagné par l’engourdissement. Ours Brun disait toujours qu’il fallait sortir des repas avec la sensation de la faim, ou le guerrier perdait de sa vigilance, de sa rapidité, de sa puissance.

« Je n’ai jamais bien compris ce qu’était le diable, dit-il après avoir bu une gorgée d’eau.

— C’est le monstre que les pasteurs et les curés agitent sous notre nez pour nous fiche la trouille, répondit Sally.

— Un peu comme les créatures maléfiques qui se tiennent dans l’obscurité de chaque côté du chemin de la vision…

— Ah, y en a aussi chez vous ? »

Les yeux d’Élan Gris se fermaient. La digestion, la chaleur et la fatigue des derniers jours lui alourdissaient les muscles et le plongeaient dans une douce somnolence.

« T’as l’air rudement fatigué, mon gars, dit Sally. La tempête va pas tarder à souffler Tu ferais mieux de passer la nuit ici, bien au chaud. Je vais te préparer un lit. »

Élan Gris eut l’impression de percevoir un grondement rageur au fond de lui, mais il n’en tint pas compte, incapable de résister à l’appel du sommeil.

 

Des murmures le réveillèrent. Des craquements.

On marchait dans l’escalier. Élan Gris se souleva sur un coude et, par la fenêtre dont le volet n’avait pas été tiré, explora des yeux la cour en contrebas. La nuit épaisse et traversée de flocons épars semblait affalée sur la neige. Il aperçut un véhicule garé devant le portail principal. Une voiture blanche frappée sur le côté d’une couronne jaune et rouge. Il avait bien fait de ne pas écouter Sally lorsqu’elle lui avait suggéré de laisser son fusil au rez-de-chaussée. Il s’en saisit et l’arma aussi discrètement que possible. Le cliquetis résonna avec la puissance d’un coup de tonnerre dans le silence nocturne.