L’immense bâtiment se dressait à l’intersection de la 32e Rue et de la 7e Avenue. Les gares parisiennes, qui avaient semblé immenses à Jean, lui parurent soudain minuscules à côté de Penn Station. Il se dirigea vers l’entrée principale. Il avait marché près de deux heures, demandant à plusieurs reprises son chemin aux passants, se retournant sans cesse pour savoir s’il n’était pas suivi. Il ne comprenait qu’un mot sur quatre ou cinq de ce qu’ils lui répondaient, mais, en prenant la direction indiquée par leur bras ou leur mouvement de tête, il avait réussi à retrouver Manhattan puis à rejoindre la gare d’où, selon le libraire, partaient les trains à destination du royaume de Nouvelle-France.
La neige qui n’avait cessé de tomber n’empêchait pas une foule nombreuse de se presser devant l’entrée monumentale de Penn Station. Des files de véhicules stationnaient, moteurs ronronnant, dans l’avenue qui longeait la façade bordée de colonnes roses. Son cœur se mit à battre plus fort lorsqu’il passa devant un groupe de cops aux tenues blanc et doré. Il avait l’impression que tout le monde remarquait la déformation de sa veste à l’endroit où il avait glissé le pistolet. Il lui semblait également que ses vêtements empestaient la poudre. Ils ne s’intéressèrent pas à lui, absorbés par leur conversation ponctuée de rires tonitruants. Il entra parmi les voyageurs dans un hall monumental dont les colonnes sculptées et la voûte ouvragée évoquaient une cathédrale. Il n’avait pas d’argent sur lui, pas la moindre pièce de monnaie. Il espéra qu’il pourrait accéder aux quais sans titre de transport. Une fois dans le train, il se débrouillerait pour esquiver les contrôleurs. Il consulta le grand panneau des trains au départ. La pendule indiquait 3 heures PM. Le Crescent, le prochain convoi à destination de La Nouvelle-Orléans, partait à 18 heures 45. Son arrivée dans la capitale de la Nouvelle-France était prévue trente-sept heures plus tard. Presque deux jours entiers à jouer à cache-cache avec les contrôleurs, à déployer une vigilance de tous les instants. Deux jours, dans les circonstances, équivalaient à une éternité. Il avait fait la plus grande partie du chemin vers Clara, mais il ne pouvait se défaire de l’impression que l’espoir de la revoir s’amenuisait au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle.
Il s’installa dans un coin discret de l’une des salles d’attente où personne ne vint le déranger jusqu’à 6 heures 15 PM. Quand une voix annonça, en anglais puis en français, le départ imminent du Crescent, il se rendit par une galerie souterraine au quai numéro 23, encombré de familles et de malles. La nuit était tombée. La neige accumulée sur la verrière occultait les premières étoiles. Les appliques dispensaient un éclairage diffus. Jean capta des bribes de conversation en français. Il s’éloigna des hommes en uniforme bleu et rouge qui renseignaient les voyageurs. Certains d’entre eux portaient des casquettes, les contrôleurs sans doute.
Le train arriva en gare cinq minutes plus tard, précédé d’un long sifflement. Comme en France, la compagnie, l’Amtrak, utilisait des trains à vapeur. Hormis celui du Centre, qui regorgeait de gisements et les réservait à son usage exclusif, les autres royaumes rencontraient de grandes difficultés à s’approvisionner en pétrole – Jean l’avait lu dans le livre de géographie que lui avait offert Clara. Le charbon était donc la principale source d’énergie de la Nouvelle-Angleterre, de la Nouvelle-France, du royaume du Nord et, du moins le supposait-on, de l’Arcanecout.
Le train s’immobilisa le long du quai dans un tintamarre de grincements et de halètements. Jean n’avait jamais vu de locomotives de cette dimension. Il supposa qu’il fallait une armée de chauffeurs pour en alimenter la chaudière. Il aperçut d’ailleurs, sur la plate-forme du premier wagon débordant de charbon, cinq ou six hommes dont les visages, les casquettes, les gants et les bleus de travail n’avaient pas encore commencé à noircir.
Personne ne lui réclama quoi que ce soit lorsqu’il gravit le marchepied d’un wagon de troisième classe. L’activité incessante des porteurs montant les malles et les valises dans les compartiments rendait de toute façon les contrôles difficiles, voire impossibles. Le quai bruissait désormais de mille cris, de mille sanglots, de mille rumeurs. Jean s’assit sur une banquette de bois près de la fenêtre et observa une famille qui se séparait. L’homme embrassait une femme éplorée qui était sans doute son épouse, puis étreignait deux enfants en bas âge. Son émotion se traduisait par la pâleur de son teint et le léger tremblement de ses lèvres mal dissimulées par une moustache blonde et clairsemée.
Le compartiment se remplit rapidement. Jean se retrouva au côté d’un homme d’une quarantaine d’années dont les vêtements ravaudés empestaient le tabac, la sueur et la crasse. Le coup d’œil insistant qu’il lui jeta lui fit craindre le pire, mais l’homme se contenta d’un sourire qui dévoila une dentition noire et incomplète. Il glissa sous ses fesses une couverture repliée aussi crasseuse que son pantalon et sa veste. Jean prit conscience qu’un voyage de quarante heures n’était sans doute guère confortable sur une banquette aussi dure. En face de lui s’assirent un homme et une femme d’une soixantaine d’années, elle rouge, essoufflée, ébouriffée comme si elle avait fourni un effort considérable pour grimper dans le train, lui, sec et sombre, crâne dégarni, joues ombrées d’une barbe de plusieurs jours. De pauvres gens, comme son voisin. Leurs tenues étaient usées et une tristesse insondable imprégnait chacun de leurs regards, chacun de leurs gestes. Ils échangèrent quelques mots entre eux. Même s’ils parlaient à voix basse, Jean se rendit compte qu’ils s’exprimaient en français.
« … on sera tranquille quand on sera en Nouvelle-France…
— Mais on a un billet seulement pour Washington…
— T’inquiète, on se débrouillera pour aller jusqu’au terminus… »
Ils avaient une façon d’accentuer les a et de rouler les r que Jean n’avait encore jamais entendue. Ils lançaient entre chaque phrase des regards soupçonneux autour d’eux, comme s’ils craignaient d’être surpris.
Le train s’ébranla après un coup de sifflet strident, sortit au ralenti de la gare de Penn Station et prit de la vitesse dans la nuit hantée par les flocons. Jean commença à avoir froid aux pieds et comprit qu’il n’y avait pas de chauffage dans les compartiments de troisième classe.
Le train roula sans arrêt jusqu’à l’aube. Lorsque le soleil se leva dans un ciel d’un bleu pâle, il traversait une campagne vallonnée blanchie par les chutes de neige.
« On va pas tarder à arriver à Philadelphie, murmura l’homme assis en face de Jean. Donne-moi donc du pain, j’ai faim. »
Les yeux encore bouffis de sommeil, la femme grommela et tira du panier déposé à ses pieds un tissu blanc replié qui contenait une boule de pain. Elle en rompit un morceau qu’elle tendit à son voisin. L’homme s’en empara et commença à manger avec une invraisemblable gloutonnerie. La faim se rappela au bon souvenir de Jean. Le sandwich qu’il avait avalé avant de partir pour le Bronx était oublié depuis longtemps. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, anxieux, aux aguets. Les contrôleurs ne s’étaient pas encore manifestés, sans doute parce qu’il n’y avait pas d’arrêt entre New York et Philadelphie et que, comme ils avaient le temps, ils profitaient de la nuit pour dormir. Mais l’inquiétude avait empêché Jean de sombrer dans un sommeil réparateur. Il avait l’impression, devant l’homme qui dévorait son bout de pain en faisant les mêmes bruits qu’un porc bâfrant le groin dans son auge, d’émerger d’un cauchemar. Il se secoua : il lui fallait reprendre pied dans la réalité. Les contrôleurs n’allaient pas tarder à se manifester et il aurait besoin de toute sa lucidité, de toute sa vivacité, pour les esquiver. La femme s’était déjà rendormie, la tête posée sur le haut de la banquette et bercée par le mouvement régulier du train. Le soleil levant scintillait sur le paysage immaculé. Le voisin de Jean bâilla et s’étira en répandant une odeur pestilentielle. Il attendit un petit moment avant de frotter ses joues hérissées de barbe, de reboutonner soigneusement sa veste épaisse et de nouer son écharpe de laine autour de son cou. Puis il récupéra la couverture posée sous ses fesses et se tourna vers Jean avec l’un de ces amples sourires qui transformaient son visage en masque hideux. Dans ses yeux délavés brillaient des lueurs vives, inquisitrices. Il baragouina quelques phrases en anglais d’où émergèrent les mots no ticket et upstairs, et pointa l’index vers le haut du wagon.
« Il dit qu’il n’a pas de billet et qu’il va grimper sur le toit du wagon avant que ces foutus contrôleurs débarquent, intervint l’homme qui finissait de manger son bout de pain.
— Vous savez… vous savez que je parle français ? bredouilla Jean.
— Dame, pas difficile ! J’ai bien vu que tu nous écoutais quand on causait, ma femme et moi. Et j’vois bien que tu comprends rien à ce qu’il te dit.
— Pourquoi me raconte-il ça à moi ? »
L’homme enfourna le reste de son pain dans sa bouche et répondit, tout en crachant autant de miettes de pain que de mots :
« Pas difficile non plus ! Il a repéré tout de suite que tu étais comme lui, un clandestin, un hobbo, un voyageur sans billet. Il te propose de grimper avec lui sur le toit du wagon. Là-haut personne ne viendra vous chercher. Cette façon de voyager est courante en Amérique. Faut juste pas se faire remarquer dans les gares. » L’homme ajouta, avec un petit rire : « Et te couvrir chaudement si tu veux pas être transformé en bloc de glace avant d’arriver en Nouvelle-France. »
Le vagabond hocha la tête, se leva et se dirigea vers la sortie du wagon.
« Tu devrais le suivre, mon gars, ou ton voyage risque de se terminer plus rapidement que prévu, reprit l’homme, qui continuait de mastiquer bruyamment son bout de pain. Y a pas plus féroces que les contrôleurs de l’Amtrak ! Enfin, à part peut-être les pisteurs du bayou.
— Vous venez de quelle région ? demanda Jean en se levant à son tour.
— De là-haut, du Grand Nord, du Canada.
— Vous allez en Nouvelle-France ?
— Dame, oui. Paraît qu’il y fait plus chaud !
— Merci pour votre aide.
— Pas de quoi. On se reverra peut-être à La Nouvelle-Orléans. Ou en enfer ! »
Jean se lança sur les traces du vagabond qui avait déjà parcouru une bonne partie du couloir. Il arriva à sa hauteur juste avant d’atteindre le passage à soufflets entre les deux wagons. Tout en s’appuyant à la cloison métallique pour conserver son équilibre sur les plaques mouvantes et trépidantes, le vagabond désigna la trappe d’environ cinquante centimètres de côté et fermée par un volant dont les linéaments se devinaient sur le toit légèrement convexe. Par gestes, il expliqua qu’ils devaient être deux pour ouvrir la trappe. Il s’accroupit, indiqua à Jean de se jucher à califourchon sur ses épaules, se redressa soudain, aux abois, se rendit près de la porte vitrée et lança un coup d’œil sur le couloir du wagon.
« Ticket-collectors ! » marmonna-t-il.
Il se dirigea vers la porte des toilettes, l’ouvrit et fit signe à Jean de le suivre. Ils s’enfermèrent dans le minuscule espace où régnait une âpre odeur d’urine à laquelle s’associa la puanteur du vagabond.
Au bout de quelques minutes d’attente, la poignée de laiton pivota sur elle-même.
« Bloody hell, murmura le vagabond. Someone needs toilets. »
Comme ils ne sortaient pas, on tambourina à la porte et une voix de femme retentit, agressive.
Le vagabond grimaça, tira le verrou et sortit, suivi de Jean. La femme, d’une soixantaine d’années, les regarda passer avec une moue de réprobation, voire d’horreur. Ils feignirent de regagner le wagon et attendirent qu’elle se fût à son tour enfermée dans les toilettes pour reprendre là où ils en étaient restés. Jean grimpa sur les épaules du hobbo qui lui agrippa les pieds pour l’aider à garder l’équilibre, empoigna le volant et commença à le tourner. Il n’offrit pas de résistance. La trappe s’ouvrit centimètre après centimètres. L’air glacé gifla le visage de Jean, ébloui par la luminosité du ciel. Des éclats de givre et de glace lui piquetèrent le front et les joues.
« Go now ! And then, help me to go upstairs ! »
Jean se cramponna aux bords de l’ouverture pour se hisser sur le toit du wagon. Une bourrasque lui projeta de la poudre glacée dans les yeux. Luttant contre le vent, il s’allongea au bord de la trappe, cala les jambes sous un arceau de fer, plongea le torse dans l’ouverture et tendit les bras pour agripper en contrebas les poignets du vagabond. La femme sortit des toilettes, les toisa un petit moment avant de s’éloigner en abandonnant dans son sillage son parfum et son mépris. Jean tenta de se redresser, mais le vagabond était lourd et leurs mains glissantes.
« Don’t move ! »
Le vagabond s’accrocha aux vêtements de son porteur et, se servant de ses bras comme de prises, il grimpa jusqu’à ce qu’il puisse saisir à son tour les bords de l’ouverture et s’y glisser après que Jean eut libéré le passage.
Une fois sur le toit, le vagabond referma la trappe et déploya la couverture qu’il avait glissée dans l’échancrure de sa veste. Le vent soulevait d’incessants tourbillons du toit couvert d’une neige dure.
« Very cold, huh… »
Le vagabond sourit, tapa à plusieurs reprises sur l’épaule de Jean, dont le froid transperçait les vêtements, puis il s’emmitoufla dans sa couverture.
Ils n’étaient pas seuls sur le toit du wagon. Une dizaine de silhouettes s’y tenaient assises, la plupart recouvertes de grosses couvertures et coiffées de bonnets, trognes sculptées par les privations, nez rougis par l’air glacial, sourcils et cils perlés de givre. Des écharpes de buée s’échappaient de leurs bouches et de leurs narines.
Lorsque le train entra en garde de Philadelphie, les voyageurs clandestins s’allongèrent sur le toit. Engourdi par le froid, Jean mit du temps à réagir. Ses os s’étaient transformés en glace. Le vagabond le saisit par le poignet et le contraignit à se coucher près de lui. Il faillit renoncer, sauter du haut du train et se rendre aux autorités de Nouvelle-Angleterre. Au moins il mangerait à sa faim et dormirait sous une couverture. Il ne se pensait pas capable d’endurer des conditions aussi dures. Il s’était tenu le plus possible derrière le vagabond afin de se protéger du vent, mais le froid s’était déployé dans son corps jusqu’aux extrémités de ses membres. Le soleil radieux qui avait éclaboussé le ciel de ses ors n’était pas parvenu à le réchauffer. Il s’était assoupi un petit moment et s’était réveillé transi, incapable de remuer les doigts des mains et des pieds. Les autres restaient parfaitement immobiles, comme s’ils ne voulaient pas offrir au froid l’opportunité de se faufiler sous leurs vêtements. Même pour manger les bouts de pain rassis ou des tranches de viande séchée de bœuf, leurs mouvements étaient précautionneux, très lents. Le vagabond avait eu besoin de lui pour accéder au toit du wagon, mais ne lui avait pas proposé de partager sa maigre pitance. C’était le règne du chacun pour soi, comme en Europe où les intérêts individuels prenaient le pas sur l’intérêt collectif. La misère ne soude pas les gens entre eux, elle les divise pour mieux instaurer son règne.
Les sifflements du vent s’étaient interrompus, supplantés par les éclats de voix, les rumeurs et les bourdonnements de la gare de Philadelphie, nettement moins grande que Penn Station. Jean s’assoupit de nouveau, terrassé par la fatigue, la tempe collée sur la tôle glacée du toit. Clara lui apparut en rêve, les joues couvertes de larmes. Elle ouvrait la bouche comme pour pousser un cri, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Jamais il n’avait entrevu un tel désespoir dans ses yeux limpides. Elle tendait les mains vers lui, mais il ne pouvait pas les saisir, séparé d’elle par un infranchissable abîme. Il décelait des reproches dans le regard de la jeune femme qu’il aimait et sombrait dans une tristesse infinie.
Un son strident retentit, une obscurité soudaine escamota le visage de Clara. Des griffes en jaillirent pour lui agripper l’épaule.
« Don’t move ! »
Il reprit conscience. Le vagabond lui secouait l’épaule. Des glapissements et des claquements de bottes retentissaient en contrebas.
« Cops ! Don’t move ! »