CHAPITRE 7

L’entrée du bâtiment n’était plus distante que d’une vingtaine de pas. Jean suivait de près la famille d’Émilie, qui tenait son petit frère par la main. L’arme au poing, les gardes postés derrière les grilles surveillaient les opérations de débarquement. Jean se dit que leur plan, conçu à la hâte, n’avait pratiquement aucune chance d’aboutir. Il reposait en grande partie sur le pari que les parents d’Émilie seraient absorbés par les formalités et ne prêteraient pas attention à leur progéniture, et sur le fait que les douaniers compteraient les enfants sans tenir compte de leur âge.

Cinq mètres avant la porte, la jeune fille se pencha et murmura quelques mots à l’oreille de son petit frère. Il éclata de rire et se glissa agilement sous la jupe longue et évasée de sa sœur. Personne ne remarqua l’escamotage, ni les parents qui avançaient en tête, ni les gardes dont la vue était en partie masquée par le coin du mur. Ils pénétrèrent à leur tour dans le bâtiment. Ainsi qu’Émilie et Jean l’avaient escompté, les parents se dirigèrent vers le bureau où trônait un homme en uniforme blanc à l’air hautain et rogue. Hormis Émilie, qui resta debout, les enfants s’assirent sur les bancs de bois. Jean se tint non loin d’eux, appuyé contre le mur. À deux ou trois reprises, Émilie dut rassurer d’une pression de la main son petit frère qui s’impatientait sous ses jupes. Jean craignit que les formalités ne s’éternisent et que le garçon ne manifeste bruyamment son envie de retrouver l’air libre. Le douanier examina avec attention les documents fournis par le père, puis releva la tête, observa les enfants et eut un rictus qui se voulait probablement un sourire. Il prononça quelques paroles en anglais où Jean crut deviner le mot welcome. Le père récupéra les documents et les fourra dans la poche intérieure de son manteau avant de saluer le douanier d’un geste emprunté.

« Suivez-nous, les enfants, dit-il en se dirigeant d’un pas décidé vers l’entrée du couloir qui débouchait une vingtaine de mètres plus loin sur les quais.

— Et nos bagages ? demanda la femme.

— Ils seront directement livrés à La Nouvelle-Orléans.

— Mais nous aurons besoin d’un minimum pour nous rendre là-bas…

— Nous récupérons les valises nécessaires de l’autre côté. Suivez-moi donc au lieu de vous inquiéter. »

Le petit frère cingla soudain les jambes de sa sœur pour la contraindre à le libérer. Elle le calma d’un geste énergique et marcha à petits pas de manière à se caler sur les foulées plus courtes du garçon et montrer le moins possible les déformations de sa jupe. Elle transpirait à grosses gouttes malgré le froid qui régnait dans les bâtiments. Probablement regrettait-elle d’avoir consenti à aider un jeune cou noir inconnu, mais elle n’avait plus le choix. Si le stratagème était éventé, elle risquait de passer quelques années en prison et d’entraîner l’expulsion immédiate de sa famille du territoire de Nouvelle-Angleterre. Elle s’engagea la dernière dans le couloir, suivie de près par Jean, craignant à tout moment d’être interpellée. La mère se retourna une fois et laissa errer ses yeux délavés sur les enfants. Elle interrogea du regard Émilie, qui lui fit signe que tout allait bien. Le garçon poussa un cri et entreprit de soulever les jupes de sa sœur. Elle le maintint de force contre ses jambes. Au bout du couloir, deux autres douaniers en uniforme blanc comptaient les nouveaux arrivants. Les parents franchirent l’étape sans encombre, puis les frères et sœurs d’Émilie. Elle faillit s’évanouir lorsque le regard soupçonneux de l’un des deux hommes se posa sur elle avec insistance. Elle baissa le bras pour empêcher son petit frère de s’échapper et, feignant de remettre de l’ordre dans sa tenue, elle se pencha pour lui chuchoter quelques mots. Il se calma, elle se redressa et passa avec un large sourire entre les douaniers. L’un d’eux, visiblement sensible à son charme, lui rendit son sourire. Jean la suivit et affecta un air détaché malgré l’emballement de son cœur et le serrement de sa gorge. Il ne fallait surtout pas que les parents se retournent à cet instant. Ni que le petit frère n’échappe au contrôle de sa sœur.

Sa respiration se suspendit quand retentit le hurlement strident d’un enfant. Il fut soulagé de voir les douaniers tourner ensemble la tête vers la sortie du bâtiment voisin.

« Ne traîne donc pas, Émilie ! »

Le père s’était retourné et, tout en lustrant sa moustache, considérait sa fille aînée d’un air courroucé.

« J’arrive, dit-elle d’une voix dans laquelle Jean décela une immense frayeur.

— Où est ton frère ?

— Tout près de moi. »

Jean croisa le regard soupçonneux de la mère, qui se posait alternativement sur Émilie et lui. Il traversa d’un pas tranquille l’espace qui séparait la douane de la zone de chalandise. Émilie retroussa discrètement sa jupe et libéra enfin son petit frère qui courut à toutes jambes en direction de ses parents. Jean crut que ses piaillements allaient donner l’alerte, mais les deux gardes se concentraient sur un autre groupe qui débouchait à son tour du couloir. Il allongea la foulée jusqu’à ce qu’il arrive à hauteur de la famille d’Émilie et fila sur la droite sans marquer la moindre hésitation. Les cheveux ébouriffés, le petit dernier se tenait plaqué contre les jambes de sa mère. Jean se retourna une vingtaine de mètres plus loin et crut entrevoir du soulagement et de la fierté dans les yeux d’Émilie. Il la remercia d’un sourire chaleureux avant de s’avancer entre les véhicules en attente de chargement et de fendre la multitude des débardeurs qui attendaient la fin des formalités douanières pour s’occuper des immenses palettes de marchandises et de bagages amenées au sol par les grues. Il contempla une dernière fois la masse imposante du Henri-VII et eut une pensée émue pour Loulou le chauffeur.

 

La largeur des rues ne cessait d’étonner Jean, lui qui, de loin, avait eu l’impression que les immeubles se touchaient les uns les autres. Les véhicules, nettement plus nombreux qu’à Paris, circulaient en un flot incessant qui ne laissait que peu de temps aux piétons pour traverser les voies. Il avait tenté de convertir ses six cents francs royaux en livres néo-anglaises, mais le bureau de change auquel il s’était présenté avait exigé un laissez-passer en bonne et due forme. Il avait battu en retraite en bredouillant qu’il ne l’avait pas sur lui et qu’il courait le chercher dans sa chambre d’hôtel.

Changer l’argent ne serait donc pas possible par la voie officielle. Cependant, comme à Paris, il existait probablement des officines clandestines qui proposaient de racheter les devises étrangères. Le taux serait prohibitif, mais il lui faudrait en passer par là s’il voulait se payer le voyage en train jusqu’à la Nouvelle-France. Il devait commencer par se renseigner sur le coût du trajet dans l’une des gares d’où partaient les trains et les autobus à destination des autres villes de Nouvelle-Angleterre et des autres royaumes. Les passants auprès desquels il s’était informé ne comprenaient pas le français ni les quelques mots d’anglais qu’il baragouinait. La ville semblait interminable avec ses avenues rectilignes qui traversaient d’est en ouest la presqu’île de Manhattan. La lumière du jour peinait à descendre jusqu’au sol, comme accrochée aux pics des immeubles dont la hauteur donnait le vertige. Son ventre se nouait dès qu’il apercevait les silhouettes blanc et or des gendarmes néo-anglais. Les patrouilles n’étaient pas aussi fréquentes ni aussi agressives qu’en France. Leur présence et leur surveillance se faisaient discrètes. L’ordre et le calme régnaient dans la ville, contrairement à Paris, à ses ruelles tortueuses, à sa population braillarde capable de s’embraser à tout moment.

Une enseigne dans une avenue attira son attention : Librairie française de Manhattan. Il s’y rendit, poussa la porte et s’introduisit dans un lieu sombre où régnait un silence oppressant. Un homme voûté, âgé, se tenait derrière un comptoir jonché de dossiers poussiéreux. Il replaça ses cheveux blancs et filasse sur le haut de son crâne avant de s’adresser à Jean dans un anglais encore moins compréhensible que celui des Américains.

« Parlez-vous français, monsieur ? »

Le vieil homme se redressa. La longueur de ses ongles et la profondeur de ses rides interloquèrent Jean. Sa blouse grise avait été tellement portée que la trame du tissu apparaissait par endroits. Chacun de ses mouvements soulevait une volute de poussière qui traversait en s’étirant les rares rayons de lumière.

« Bien sûr que oui, mon jeune ami, c’est la moindre des choses pour quelqu’un qui tient une librairie française ! » Sa voix éraillée fit l’effet sur Jean d’une lame ébréchée. « Que veux-tu ?

— Je cherche un train pour la Nouvelle-France, et je ne sais pas à quelle gare je dois me rendre.

— Qu’est-ce que tu vas faire en Nouvelle-France ?

— On m’y attend.

— Pour un travail ?

— Pour un mariage plutôt.

— Tu voyages seul ? »

Jean hésita à répondre ; les questions et le ton de son interlocuteur lui rappelaient les interrogatoires des cafards du royaume de France.

« Vous savez où je dois aller, monsieur ?

— À Penn Station. Penn comme Pennsylvanie. Tu devrais trouver ton bonheur.

— Et c’est où ? »

Le vieil homme tendit le bras derrière lui.

« Tu suis cette direction jusqu’à ce que tu arrives à la 32e Rue. Les villes américaines ne sont pas belles, mais elles ont un avantage : on s’y repère très facilement. » Le libraire s’interrompit, comme frappé par une soudaine évidence. « Mais, dis-moi, mon jeune ami, tu n’es pas entré dans cette boutique par hasard. C’est donc que tu sais lire.

— Qu’y a-t-il d’étonnant ? »

Le vieil homme se pencha par-dessus le comptoir et dévisagea le visiteur avec une intensité qui le mit mal à l’aise.

« Je sais reconnaître les cous noirs, mon garçon, et j’ai su que tu en étais un dès que tu as mis les pieds dans cette boutique. En apprenant à lire, tu as enfreint la loi.

— Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? »

Le visage du libraire s’anima, s’empourpra.

« Ce que ça peut bien me faire ? C’est à cause de gens comme toi, mon jeune ami, que, chaque année, en France, on compte les morts par milliers ! Ici, en Nouvelle-Angleterre, les gens respectent l’ordre. Tu es un immigrant clandestin, n’est-ce pas ? Oui, bien sûr, un jeune homme en règle n’aurait pas ce regard ni cette attitude de bête traquée.

— Qu’est-ce que vous comptez faire ? Me dénoncer aux autorités ? »

Le vieil homme se recula et, avec un sourire malicieux, essuya son immense front d’un revers de main.

« Avoue que tu as eu peur, mon jeune ami. »

Jean mit un peu de temps à se détendre.

« Vous me faisiez… une blague ? »

Le libraire longea le comptoir, poussa une porte battante et basse et s’avança au milieu de la pièce d’une démarche branlante.

« Une blague ? Pas vraiment. Tu es clandestin, et le moindre regard, la moindre hésitation peut te trahir. Les gendarmes d’ici, les cops, sont moins démonstratifs qu’en France, mais ils sont d’une efficacité redoutable, crois-moi sur parole.

— Vous savez vraiment reconnaître les cous noirs au premier regard ? »

— La raison en est que je suis moi-même un cou noir. »

La surprise empêcha Jean de réagir pendant une bonne quinzaine de secondes.

« Vous, mais… comment…

— … Je suis arrivé ici ? Il y a bien longtemps, dans les années 1950, avant la fermeture des frontières, à l’époque où les royaumes avaient besoin de se repeupler après les guerres de reconquête. J’avais seize ans. Eh oui, si tu as également appris à calculer, tu sais que ça m’en fait aujourd’hui soixante-quinze. Une fois installé à New York, j’ai appris à lire et à écrire. Les cours sont clandestins, tout comme en France, mais la répression est moins sévère, les peines moins lourdes. Les autorités de Nouvelle-Angleterre se sont vite rendu compte qu’elles avaient besoin de gens instruits pour administrer le royaume. J’ai pu obtenir la nationalité néo-anglaise et j’ai décidé d’ouvrir une librairie dans Manhattan.

— Il n’y a pas beaucoup de Français à New York.

— Détrompe-toi. Entre les clandestins et les réguliers, ceux qui font du commerce avec le vieux continent, la communauté française ou francophone doit bien se monter à cinquante mille personnes. Mais, si le livre est devenu mon métier, c’était avant tout une façon pour moi de continuer à m’instruire. Les affaires ne sont pas florissantes, elles ne l’ont jamais été, elles m’ont simplement permis de survivre. Je suppose que tu as de l’argent français…

— Je n’ai pas réussi à le changer.

— Il vaut mieux éviter les bureaux officiels. Mais je connais un endroit où tu pourras tranquillement faire tes petites affaires. »

Le sourire du vieil homme avait en cet instant quelque chose de déplaisant.

« Je dois d’abord savoir combien coûte le voyage jusqu’à La Nouvelle-Orléans.

— En troisième classe, tu en as pour deux cents livres, peut-être un peu plus. Avec le taux de change, ça te fera environ cent trente francs royaux. Tu as assez ? »

Jean hésita avant d’acquiescer d’un mouvement de tête.

« Je t’y emmène tout de suite, si tu veux.

— Je ne voudrais pas vous obliger à fermer boutique. »

Le vieil homme écarta les bras.

« Ne t’inquiète pas pour ça : il n’y aura personne aujourd’hui. »

Ils sortirent de la libraire. Dehors, les nuages noirs avaient éclipsé le soleil, le vent répandait une humidité pénétrante, la nuit semblait s’être réinvitée subrepticement au beau milieu du jour.

« Il va neiger », marmonna le vieil homme en refermant à clef la porte de sa boutique.

Ils se mirent en marche sur le trottoir de l’avenue plongée dans la pénombre. Les voitures et les grands bus roulaient désormais tous phares allumés. Quelques vitrines avaient gardé leurs décorations de Noël alors qu’on atteignait la mi-février. Ils remontèrent vers le haut de Manhattan. Le vieil homme marchait d’une allure étonnamment vive. Jean avait pourtant cru qu’il tenait à peine sur ses jambes lorsqu’il était sorti du comptoir et s’était avancé vers lui dans la librairie.

Ils traversèrent un quartier peuplé principalement d’hommes et de femmes noirs.

« Harlem, précisa le vieil homme d’une voix essoufflée sans ralentir le train. C’est là que sont rassemblés la plupart des nègres de New York. Le roi Édouard IX a bien essayé de s’en débarrasser, de les déporter en Nouvelle-France, où ils sont très nombreux, mais les Néo-Français n’en ont pas voulu, ils ont suffisamment à faire avec les leurs.

— D’où viennent-ils ?

— Ceux-là sont nés ici, mais leurs ancêtres venaient d’Afrique, vendus comme esclaves aux riches propriétaires des Amériques ou des Caraïbes. »

Jean observa les hommes et les femmes qui déambulaient sur les trottoirs, emmitouflés dans des vêtements ravaudés. Leurs yeux exprimaient une grande résignation, la même qu’on observait, en un peu moins profonde, chez les cous noirs de France. Certains lui jetaient des regards mornes ou empreints d’une colère sourde. Le quartier était nettement plus délabré qu’à l’autre extrémité de Manhattan, les façades décrépites, les rues défoncées, les vitrines poussiéreuses et sombres.

« De quoi vivent-ils ? demanda-t-il au vieil homme.

— De tout et de rien, de petites combines, des différents boulots qu’on veut bien leur proposer. La plupart croupissent dans la misère. Ils n’ont pas le droit de prendre les mêmes bus ni de se tenir dans les mêmes endroits que les Blancs. Ils ne sont plus esclaves, mais leur sort ne reste guère enviable. Quelques-uns se sont révoltés : ils ont fini pendus en place publique et leurs corps sont restés des semaines accrochés à leurs cordes pour bien rappeler aux autres ce qu’il en coûte de perturber l’ordre public de Nouvelle-Angleterre. Il paraît que les répressions ont été encore plus terribles en Nouvelle-France. »

Ils s’engagèrent dans une rue transversale plus étroite et plongée dans l’obscurité. Les premiers flocons, de la grosseur d’un poing, tombèrent au moment où le vieil homme poussait une lourde porte de bois en bas d’un immeuble de briques jaunes ceint d’escaliers rouillés. Ils traversèrent un porche, une cour jonchée de tas d’immondices, entrèrent dans un deuxième bâtiment moins haut et délabré.

« On arrive, dit le vieil homme en lançant à Jean un regard de biais. Ici, il y a tout ce qu’il faut pour toi. »

Au bout d’un couloir empesté d’une âcre odeur d’urine, le libraire donna cinq coups sur une porte en apparence vermoulue, mais protégée par un blindage. Elle s’entrouvrit à l’issue d’une série de crissements. Un homme apparut dans l’entrebâillement. Costume à rayures, chaussures bicolores lustrées, chevelure brune plaquée sur son crâne par une substance brillante, moustache fine, regard méfiant, le parfait pendant américain des truands des clans de Paris. Le vieil homme et lui échangèrent une brève conversation en anglais dont Jean ne comprit pas un mot.

« Bernie accepte de changer ton argent. Il ne te prendra que quinze pour cent. Un prix d’ami. »

Le dénommé Bernie s’effaça pour les inviter à entrer. Une envie brutale, presque suffocante, de détaler saisit Jean, qui pivota sur lui-même. Il remarqua alors les deux hommes aux mines patibulaires qui s’étaient discrètement avancés dans leur dos et lui interdisaient toute fuite.