CHAPITRE 6

Le Henri-VII entra à l’aube dans la rade de New York. Les chauffeurs qui n’étaient pas de quart avaient été exceptionnellement autorisés à monter sur le pont avant, tout près de la grue d’ancre. Des stries roses parcouraient le ciel bleu pâle. Un vent sec et pénétrant hérissait l’océan et soulevait des risées qui prolongeaient à l’infini les sillages écumants du paquebot.

Jean fixa jusqu’au vertige la muraille d’immeubles élancés qui se dressait au-dessus des brumes, dominée par la flèche du Royal State Building. Il n’aurait jamais imaginé que la chance lui serait un jour offerte de contempler le Nouveau Monde. La fin de la traversée s’était révélée à peu près tranquille, les autres chauffeurs ayant décidé de l’ignorer. Pour la millième fois, il se demanda s’il n’avait pas agi avec précipitation. Christa avait peut-être été chargée de l’éloigner de Clara, et il avait foncé sur la seule foi de ses dires. Il se raccrochait au témoignage du clochard ayant élu domicile dans la cour pavée. Clara avait bel et bien été enlevée et endormie, mais pour quelle destination ? Il balaya ses doutes d’une brève et puissante expiration. Il n’avait plus le choix désormais, il lui fallait poser le pied sur le Nouveau Monde et gagner le plus rapidement possible le royaume de Nouvelle-France. La solution suggérée par Loulou pour déjouer les douanes de Nouvelle-Angleterre n’était guère envisageable : même s’il se débrouillait pour rester à la surface de l’eau, le froid l’emporterait en quelques minutes. La panique montait en lui au fur et à mesure que le Henri-VII s’approchait de la terre. En vertu des lois contre l’immigration illégale, les chauffeurs seraient consignés dans leurs quartiers jusqu’au départ du paquebot. Il entendait, dominant les grondements des turbines, les exclamations des passagers rassemblés sur le pont supérieur. Les quatre énormes cheminées crachaient des panaches épais et blancs rapidement dispersés par les rafales. Les coups de sirène célébraient à intervalles réguliers l’arrivée du géant des mers dans les eaux territoriales de la Nouvelle-Angleterre.

« Paraît que tu veux rester dans le coin… »

Jean se retourna. Il eut besoin de quelques secondes pour reconnaître l’individu qui l’avait apostrophé, un chauffeur qui n’appartenait pas à la même équipe que lui, mais qu’il avait aperçu de temps en temps en compagnie de Loulou. Un homme maigre aux cheveux et aux sourcils blancs bien que son visage fût encore lisse.

« J’ai pas l’intention de cafarder, rassure-toi, c’est Loulou qui m’a parlé de ton projet. »

Jean contempla un instant les arabesques gracieuses des mouettes qui survolaient le navire.

« Pourquoi n’êtes-vous pas venu à la cérémonie avant qu’il soit jeté à la mer ? »

L’homme haussa les épaules.

« Ça m’intéresse pas, leurs foutues simagrées ! Loulou est mort, les poissons le boufferont, point final ! Je le connaissais depuis une douzaine d’années. C’était un rude gaillard, mais un bon gars, c’est tout ce que je peux en dire. »

Les brumes matinales s’estompaient, la ville de New York se dévoilait dans toute sa majesté, dans toute sa splendeur. Les immeubles étaient tellement serrés qu’il semblait impossible de se faufiler entre eux.

« Il y a deux façons de franchir la douane, reprit l’homme aux cheveux blancs. Par la mer, mais je ne pense pas que ce soit la bonne saison, ou par la terre, en se glissant dans le flot des voyageurs.

— Les douaniers contrôlent chaque passager… »

L’homme aux cheveux blancs s’approcha de Jean, agrippa la barre supérieure du bastingage et embrassa du regard l’immense cité.

« Dire que je m’étais moi aussi embarqué sur ce satané paquebot pour mettre le pied sur le Nouveau Monde. J’en ai jamais eu le courage. Les douaniers tirent à vue si tu te mets à courir.

— Vous voulez dire que je n’ai aucune chance ? »

L’interlocuteur de Jean plissa le front.

« Aucune chance si tu la tentes pas, en tout cas ! Faut d’abord te mêler aux passagers les moins fortunés et ensuite guetter une opportunité.

— Où puis-je les rejoindre, les passagers les moins fortunés ?

— Dans le fumoir troisième classe.

— On y accède comment ?

— Par le bas, par les salles des machines. Faut traverser une partie du bateau, puis, juste après la salle des machines, monter par les escaliers de service dans la salle à manger deuxième classe. Le fumoir est sur le pont arrière. Faut pas traîner, mon gars. On accoste dans moins d’une heure.

— Vous ne venez pas avec moi ? »

L’homme aux cheveux blancs secoua la tête d’un air résigné.

« Trop tard pour moi. J’ai pris femme il y a trois ans et j’ai… Tiens, dis bonjour à la dame ! »

Jean aperçut sur la gauche du paquebot l’immense statue de femme drapée dans une toge qui dominait la baie. Elle tenait au bout de son bras droit levé un drapeau blanc orné d’une double croix rouge et, sous son bras gauche replié, des tablettes de lois.

« Quand la France l’a offerte à l’Amérique, elle s’appelait statue de la Liberté et elle brandissait un flambeau, reprit l’homme aux cheveux blancs. On la nomme aujourd’hui la Mère des rois. Le drapeau blanc et rouge, c’est celui du royaume de Nouvelle-Angleterre. »

Jean observa l’étrange coiffe nantie de sept rayons qui ceignait la tête de la gigantesque statue. Il l’avait entrevue sur le réseau R2I, le réseau informatique clandestin des Pères Noël du savoir, mais jamais il n’avait pensé qu’elle atteignait de telles dimensions.

« Sur les tables qu’elle tient, y avait au début marqué 4 juillet 1776, une date qui célébrait l’indépendance américaine par rapport aux Anglais. Maintenant, c’est le 29 juin 1924, date de la création des cinq royaumes. Enfin, c’est ce qu’on m’a raconté, je suis pas allé vérifier. »

L’homme aux cheveux blancs fixa avec attention la statue, les yeux plissés, puis se retourna vers Jean.

« Tu devrais foncer si tu veux avoir une toute petite chance. N’oublie pas : tu descends dans les quartiers, tu files par la coursive des chauffeurs, tu passes par la salle des machines alternatives, puis tu traverses celle de la turbine, là, tu prends l’escalier qui monte à la salle à manger de deuxième classe, ensuite, t’as plus qu’à rejoindre le pont arrière, là où se rassemblent les passagers les moins riches. Tu jureras pas trop avec eux. Bonne chance, mon gars. »

Jean serra la main de l’homme aux cheveux blancs et se dirigea vers la bouche de l’escalier métallique étroit et tournant qui s’enfonçait dans les entrailles du paquebot.

 

Il croisa des silhouettes dans les coursives, chauffeurs, machinistes, charbonniers, mais il feignit d’être affairé et personne ne lui demanda ce qu’il fabriquait dans le secteur. Il plongea de nouveau dans la chaleur intense qui régnait au fond du navire et offrait un contraste saisissant avec la froidure extérieure. Des chauffeurs nourrissaient à vigoureux coups de pelles les gueules grandes ouvertes et grondantes des foyers, d’autres étaient assis contre les cloisons, silencieux, les yeux dans le vague. Les traces de l’explosion étaient encore visibles sur les cloisons du compartiment trois. Comme les chaudières touchées par le souffle nécessitaient des interventions importantes, le commandant avait décidé qu’on les ferait réparer à New York. Le Henri-VII ne fonctionnait donc plus qu’avec vingt chaudières, ce qui avait ralenti son allure et retardé son arrivée de deux jours. Le battement de plus en plus fort indiqua à Jean qu’il approchait des salles des machines. Il s’engagea dans une coursive éclairée par les rougeoiements des foyers et les lampes alimentées par l’électricité. Il vit, par l’entrebâillement d’une porte, des silhouettes s’agiter devant d’énormes pistons rutilants se soulevant alternativement à intervalles réguliers. Il se demanda comment les machinistes réussissaient à supporter un tel vacarme. La chaleur, en revanche, était un peu moins intense. Une puissante odeur d’huile bouillante masquait les relents de charbon. Il faillit percuter un homme coiffé de la casquette de machiniste qui parcourait la coursive à grands pas.

« D’où tu sors, toi ?

— Je… j’ai affaire par là », bredouilla Jean en tendant le bras devant lui.

L’autre portait une torche électrique dont il braqua le faisceau sur le visage de Jean.

« Il me semble que t’es chauffeur, non ? »

Le vacarme des machines le contraignait à hurler.

« On m’a envoyé faire une commission de l’autre côté, répondit Jean.

— Tu sais pas que c’est interdit de changer de quartier ? C’est pas parce qu’on vous a laissés monter sur le pont avant qu’il faut te croire obligé… Bon d’là ! »

Jean s’engouffra dans l’étroit espace entre le machiniste et la cloison avec une telle vivacité que son vis-à-vis n’eut pas le temps de l’en empêcher et il s’enfuit à toutes jambes vers l’extrémité de la coursive.

« Sale morveux ! Gare à toi si tu retombes dans mes pattes… »

Le vacarme absorba la voix du machiniste. Évitant de se retourner, Jean longea la salle des turbines et parcourut une cinquantaine de mètres avant d’aviser les marches basses d’un escalier tournant, probablement l’escalier de service dont avait parlé le chauffeur aux cheveux blancs. Il le gravit quatre à quatre, arriva sur un palier où le bruit s’estompait et où les odeurs de cuisine l’informèrent qu’il s’approchait de la salle à manger deuxième classe. Des hommes en tenue et toque blanche fumaient une cigarette devant la porte entrouverte de la cuisine. Lorsqu’il passa devant le petit groupe, l’un d’eux tendit le bras vers une porte située cinq mètres plus loin.

« Si vous cherchez le pont arrière, monsieur, c’est par là. Traversez la salle à manger et, après, vous n’aurez plus qu’à filer tout droit.

— Merci, murmura Jean.

— À votre service. »

Le ton déférent du cuisinier indiquait qu’il le prenait pour un passager. Il avait pris soin de bien se laver après son quart, puis il avait défroissé ses vêtements à l’aide d’une plaque de fer légèrement chauffée et, enfin, il avait nettoyé ses chaussures avec un chiffon imbibé de graisse. Il donnait le change dans la pénombre du bateau, mais qu’en serait-il à l’extérieur, sous la lumière impitoyable du soleil ? Il s’introduisit dans la salle à manger deuxième classe, dont le luxe l’étonna et l’écrasa, emprunta l’allée centrale sans prêter attention aux quelques femmes qui jouaient aux cartes ou buvaient un thé d’un air ennuyé, longea ensuite un couloir large et recouvert d’une moquette épaisse où s’alignaient de chaque côté des portes numérotées. La lumière du jour l’aveugla lorsqu’il sortit. La fraîcheur de l’air lui piqua le visage. Au-dessus de lui se dressait le mât en haut duquel flottait le pavillon bleu et blanc de la Marine royale. Il se dirigea vers la poupe du navire. Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants s’étaient regroupées sur le pont arrière. Bon nombre d’hommes fumaient et parlaient en hochant la tête d’un air grave tandis que les femmes surveillaient les enfants et parsemaient leurs conversations de petits éclats de rire. Des bourgeois, des gens relativement aisés qui avaient puisé dans leurs économies pour visiter le Nouveau Monde. Ils seraient encadrés pendant tout leur séjour par les cerbères de la Nouvelle-Angleterre, puis par d’autres organisations de surveillance s’ils souhaitaient découvrir les royaumes voisins de Nouvelle-France, du Nord ou du Centre. Depuis les vagues massives d’immigration qui avaient suivi les répressions féroces en Europe, les royaumes américains avaient fermé leurs frontières, et les visiteurs n’étaient admis qu’à la condition de déclarer leur itinéraire et de signer chaque soir le registre touristique.

Le vent violent obligeait les femmes et les hommes à garder une main posée sur leurs chapeaux. Les écharpes colorées dansaient et claquaient au-dessus des têtes. La statue de la Mère des rois s’évanouissait dans la lumière rasante du soleil levant. La sirène et les cris d’excitation des enfants déchiraient régulièrement le brouhaha et le grondement sourd des machines.

Jean vit avec inquiétude se rapprocher le port. Le nuage blanc et changeant des mouettes criardes survolait l’armée de débardeurs déployée sur les quais, derrière les bâtiments de la douane et devant une flotte de véhicules aux gueules béantes. Au fur et à mesure que le navire pénétrait dans la rade, les immeubles s’étiraient démesurément, comme s’ils voulaient crever le ciel. Il n’en existait pas d’aussi vertigineux à Paris. Les premiers, bâtis à l’extrémité de la presqu’île, donnaient l’impression d’être plantés directement dans l’eau. Fasciné, Jean les contempla quelques instants en oubliant sa tension intérieure. Puis un coup de sirène grave et prolongé le ramena à la réalité. Tiré par deux remorqueurs, le géant des mers amorça les manœuvres d’accostage. Il lui fallut une heure pour amener son gigantesque flanc contre le quai. Les pieux et les pneus amortirent le choc dans une succession de grincements. Une fois qu’on eut amarré le Henri-VII, les passerelles furent jetées entre les différentes issues et les quais. L’une d’elles partait directement du pont arrière et rejoignait le sol avec une déclivité prononcée.

Les passagers se bousculèrent pour être les premiers à descendre. Quelques-uns, emportés par leur élan, trébuchèrent et s’affalèrent de tout leur long sur les lattes de bois. Jean avisa une famille nombreuse qui attendait sagement son tour près du bastingage. Les parents avaient une quarantaine d’années, le père arborait une épaisse moustache et portait un chapeau de feutre noir, la mère avait rassemblé ses cheveux blonds en un chignon serré et posé un châle de laine sur ses épaules. L’aînée des sept enfants, aussi blonde que sa mère, avait quinze ou seize ans, le plus jeune, aussi brun que son père, à peine deux ans. Le regard de Jean croisa celui de l’aînée. Elle lui sourit timidement avant de détourner la tête et de s’intéresser au débarquement des autres passagers. La précipitation ne servait pas à grand-chose : sur la terre ferme se formaient d’imposantes files d’attente devant les bâtiments des douanes, une vingtaine alignés sur toute la largeur du quai, reliés entre eux par de hautes grilles et surveillés par des gardes armés vêtus d’uniformes blanc et doré. Jean avisa également les navettes ultrarapides qui sillonnaient la baie pour traquer sans doute les éventuels téméraires qui auraient eu l’idée saugrenue de finir la traversée à la nage. Il ne serait pas facile de passer au travers des mailles du filet. Il pensa à Clara pour se donner du courage. La vie n’aurait pas grand intérêt sans elle. Ils puisaient dans leur amour la volonté de changer les choses, l’envie de se battre. Il sentit sur son visage la pression caractéristique d’un regard insistant. La fille aînée de la famille voisine le fixait à nouveau. Il lut dans ses yeux noisette une grande curiosité à son égard. Elle se demandait visiblement ce qu’il faisait tout seul sur ce bateau. Il lui sourit à son tour. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre le long du bastingage. En contrebas, une dispute éclata entre deux hommes.

« Vous avez de la famille en Amérique ? » demanda la jeune fille à Jean après avoir jeté un coup d’œil à ses parents.

Penchés au-dessus de la barre supérieure du bastingage, ils ne s’intéressaient pas à elle, mais au tumulte sur le quai.

« On peut dire ça comme ça, répondit Jean. Et vous, vous êtes en visite ?

— Nous partons nous installer en Nouvelle-France. Mon père y a obtenu un poste de comptable. Je m’appelle Émilie, et vous ?

— Jean… Je sais, comme le roi de France. »

Elle émit un petit rire espiègle.

« Vous avez voyagé seul ? »

Il acquiesça d’un hochement de tête.

« Comment se fait-il que je ne vous aie encore jamais vu ?

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ce bateau est grand ! »

Elle rit pour la deuxième fois. Son nez déjà retroussé se fronça.

« J’ai trouvé la traversée interminable.

— Vous ne reviendrez plus en France ? » demanda Jean.

Elle marqua un temps avant de répondre, le visage empreint de tristesse.

« Mon père dit que non. Mais quand j’en aurai les moyens, je reviendrai, au moins pour revoir mes amies. Et vous ?

— Je ne sais pas encore. »

Il la dévisagea soudain avec une telle intensité qu’elle recula d’un pas.

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Est-ce que je peux vous faire confiance, Émilie ? »

Elle demeura quelques secondes interloquée avant de répondre d’une brève inclinaison.

« J’étais chauffeur sur ce bateau, ceux qui sont chargés d’alimenter les chaudières en charbon. » Elle voulut parler, il l’interrompit d’un geste de la main. « Je dois absolument me rendre en Nouvelle-France moi aussi. Mais je n’ai pas de laissez-passer touristique et, seul, je n’ai aucune chance de franchir les douanes.

— Vous êtes donc un… cou noir ? »

Elle avait prononcé ces mots avec un dédain dont elle ne prenait sans doute pas conscience. Il sourit, puis il se pencha vers l’avant et remonta ses cheveux pour bien dégager sa nuque.

« Regardez vous-même : mon cou n’est pas aussi noir que vous ne le pensez. Mais j’appartiens effectivement à la classe des travailleurs.

— Vous ne vous exprimez pas comme un cou noir.

— J’ai appris à lire et à écrire. Je donnais même des cours clandestins avant de m’embarquer.

— Vous auriez pu être fusillé.

— J’ai accepté le risque. »

Elle lança un nouveau regard à ses parents ; ils ne lui prêtaient toujours pas attention, ni ses frères et sœurs d’ailleurs, toujours accaparés par l’altercation, qui dégénérait en bagarre, devant les bâtiments des douanes.

« Que puis-je faire pour vous ? »

Il mit tout le poids de sa conviction dans sa voix.

« M’aider à passer sur le sol américain. »