Les douaniers et leurs chiens n’étaient maintenant plus très loin. Jean percevait les halètements des animaux et les murmures d’encouragement des hommes. À trois reprises, des coups de feu avaient éclaté, des lueurs vives avaient déchiré la nuit, des gémissements s’étaient élevés, rapidement dispersés par le vent. Et puis, les grognements des chiens se ruant sur les corps pour la curée…
Hume avait accéléré l’allure, prenant de moins de moins de précautions pour traverser les bandes de terre coiffées d’herbes hautes. Ils s’enfonçaient parfois dans le sol, mais à chaque fois ils parvenaient à se dégager des bouches voraces qui s’ouvraient sous leurs pieds. Jean perdait régulièrement de vue la silhouette de son compagnon, escamotée par l’obscurité et la brume. Il avait l’impression d’errer dans un labyrinthe sans fin. Il n’y avait plus aucun repère autour d’eux, seulement ces épis frissonnants dont les glumes s’envolaient à la moindre brise, seulement ces cours d’eau qui emprisonnaient le marécage comme un filet aux mailles de plus en plus serrées, seulement ces souches aux racines noueuses, saillantes, et aux branches tendues vers le ciel comme des bras implorants.
« Je crois qu’on est repérés ! » souffla Hume.
Ils marchaient sur la rive d’un étang bordé de roseaux. Les aboiements et les hurlements se rapprochaient d’eux. Les hommes et les chiens pouvaient surgir à tout moment des rideaux de brume. Hume écarta les roseaux et s’avança dans l’eau.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Jean.
— Faut se planquer là-dedans, répondit Hume. Et respirer avec la tige d’un roseau. »
Joignant le geste à la parole, il déplia la lame de son couteau, coupa un roseau, dont il trancha l’épi, et le tendit à Jean.
« Faudra sans doute rester là-dessous un bon moment… Le temps que la patrouille fiche le camp. »
Il se munit lui-même d’une tige et continua d’avancer vers le centre de l’étang. Jean le vit s’accroupir et disparaître entièrement dans l’eau. Des remous accompagnèrent son immersion, puis la surface retrouva son aspect lisse. Un aboiement retentit, très proche. À l’idée de rester un long moment immergé, une terreur ancienne se déploya en Jean, sa peau se hérissa, le battement de son cœur s’accéléra. Il demeura indécis, puis il se rappela que les gardes-frontière tiraient sans sommation et que, s’il n’imitait pas Hume, son voyage s’achèverait définitivement dans les marécages qui séparaient la Nouvelle-Angleterre de la Nouvelle-France. Il prit une profonde inspiration, écarta les roseaux et entra à son tour dans l’étang.
« Cherche, cherche, mon chien ! »
Il lui sembla que le douanier se tenait juste derrière lui. Il ne se retourna pas, ni même ne jeta un coup d’œil en arrière. L’eau lui arrivait maintenant à la taille. Froide, hostile, noire, elle lui coupait la respiration et réveillait en lui le froid qu’il avait éprouvé sur le toit du train. Il repoussa avec l’énergie du désespoir la brutale et puissante vague de panique qui tentait de le submerger. Coinça l’extrémité de la tige entre ses dents et se laissa couler lentement. Il suffoqua, fut taraudé par la tentation de remonter, s’aperçut que ses dents, resserrées sur l’extrémité de la tige, empêchaient l’air de passer. Il se détendit et commença à respirer. Il comprit qu’il ne servait à rien d’aspirer de toutes ses forces et trouva peu à peu le bon rythme. Il reposait sur un épais lit d’algues qui lui évitait le contact avec la vase. Il se cramponnait à l’une d’elles pour s’empêcher de remonter. L’eau lui enserrait le visage, s’infiltrait dans ses narines, dans ses oreilles, entre ses lèvres. Elle avait un goût de putréfaction. Il garda les yeux clos et se concentra sur l’air qui pénétrait dans sa gorge, dans ses poumons. Le fil minuscule qui le reliait à la vie. Il baignait dans un silence de tombe. Ses souvenirs affluaient en désordre comme des poissons remontant à la surface… sa petite enfance dans le pavillon de banlieue parisienne… les cours clandestins avec Magda… Magda, qu’était-elle devenue la courageuse institutrice qui lui avait appris à lire et à écrire ? L’avaient-ils fusillée ?… sa mère et ses sœurs… le camp de base des terroristes… la mort de son père sous ses yeux… Jules et le clan de l’Anguille… les cours qu’il avait lui-même donnés… le travail de chauffeur sur le grand paquebot… et puis, surtout, les jours heureux avec Clara dans leur cave du Xe arrondissement de Paris… le visage et les yeux de Clara… Clara qu’un destin miraculeux avait placée sur son chemin et qu’il aimait plus que lui-même… Clara qu’on lui avait enlevé pour de sombres histoires d’arrangements financiers… Clara qu’on avait vendue comme une esclave… Il perdit toute notion du temps. La sensation de fraîcheur s’était maintenant estompée. Il n’avait ni chaud ni froid, il flottait entre rêve et réalité, seulement conscient de l’air qui descendait par la tige dans sa bouche, du sang oxygéné qui se diffusait dans son cerveau, puis jusqu’aux extrémités de ses membres. À plusieurs reprises il lui sembla être frôlé par une ombre. Il n’en éprouva aucune inquiétude. Il se sentait protégé dans l’élément liquide, à l’abri des hommes et de leur folie.
Des remous inhabituels agitaient l’eau. On bougeait près de lui. Il ouvrit les yeux, mais ne distingua rien dans les ténèbres liquides. Il se demanda si les douaniers avaient entrepris de fouiller l’étang et resta immobile, jugulant de son mieux les vagues de peur qui le ballottaient. Des gouttes accompagnaient l’air par le roseau, comme si l’extrémité supérieure de la tige était en partie immergée. Il tenta de se soulever avec le plus de discrétion possible, mais ses mains se prirent dans les algues et il pivota brusquement sur lui-même. L’eau se rua par la tige et lui emplit la bouche. Affolé, il n’eut pas d’autre choix que de battre des bras pour revenir à la surface.
Une silhouette devant lui, au milieu de l’obscurité drapée dans des écharpes de brume.
« Eh ben, il t’en a fallu du temps pour te sortir de là ! »
Hume, dégoulinant, le fixait avec un sourire.
« Je crois bien qu’ils sont partis. On ne les entend plus en tout cas. »
Jean attendit que le battement désordonné de son cœur s’apaise pour écouter la nuit. On ne discernait plus que les bruits habituels du marais, grattements, ululements, couinements, frissonnements…
« Toujours efficace, le coup du roseau, reprit Hume. Les chiens ont perdu notre trace.
— Les douaniers auraient pu tirer au hasard dans l’eau », objecta Jean.
Les mots se glissaient difficilement entre ses lèvres tremblantes.
« Ils ont dû penser qu’on a traversé à la nage. Ils sont sûrement allés fouiller de l’autre côté. »
Ils sortirent de l’étang. Hume retira ses chaussures, ses vêtements et, aussi nu qu’un ver, les essora avant de les étaler sur l’herbe.
« Tu devrais faire comme moi. Si tu gardes tes vêtements mouillés, c’est sûr que tu vas attraper la mort.
— Tu n’as pas froid comme ça ?
— T’inquiète, il y a tout ce qu’il faut ici. »
Hume coupa des roseaux et entreprit de les entrelacer pour fabriquer une sorte d’abri sous lequel il s’allongea. Il tendit son couteau à Jean.
« Les panaches des roseaux, y a rien de plus chaud. On dirait du duvet. Tiens, si tu veux en faire autant. »
Comme il tremblait dans ses vêtements mouillés, Jean décida de suivre les conseils de Hume. Il se déchaussa, se déshabilla, étala son pantalon, son pull, sa chemise et ses sous-vêtements sur l’herbe. Le pistolet qui se trouvait dans la poche intérieure de sa veste tomba sur le sol avec un bruit mat.
« Hé, t’aurais pu me dire que tu avais un flingue ! »
Jean coupa quelques roseaux avant de se retourner vers Hume dont la tête dépassait de sa couverture végétale.
« Je n’aime pas me servir de ça. »
Le froid s’emparait de sa peau comme un ombre insatiable. Il regrettait d’avoir retiré ses vêtements. Mais Hume avait raison : les garder sur lui aurait probablement été pire. Il se confectionna tant bien que mal un abri de roseaux sous lequel il se glissa. Les panaches entrecroisés ne tardèrent pas à l’envelopper de leur douce chaleur. Si bien que, épuisé par sa longue marche du jour et par son long séjour dans l’eau, il finit par s’assoupir.
Lorsqu’il se réveilla, la lumière du jour teintait la brume de bleu, de mauve et de rose. Son regard se dirigea naturellement vers l’abri de Hume : il avait disparu. Tout comme ses vêtements et ses chaussures. Il inspecta les environs du regard, mais ne vit pas la silhouette familière de son jeune compagnon. Il s’extirpa de son abri pour mieux observer les alentours. Le froid matinal se rappela à son bon souvenir. Aucun mouvement entre les roseaux frissonnants ni sur les bandes de terre avoisinantes. Il décida d’enfiler ses vêtements encore humides. Il ne pouvait pas rester dans le coin à attendre qu’ils sèchent. Il se rendit alors compte que son pistolet, lui aussi, avait disparu. Hume le lui avait dérobé pendant son sommeil. Jean trouva idiot le comportement du jeune Américain. Il ne tenait pas à cette arme et, si Hume le lui avait demandé, il la lui aurait donnée sans aucune difficulté. Il se retrouvait maintenant isolé au cœur d’un marais hostile et quadrillé par les patrouilles de Néo-Français. L’humidité dégagée par ses vêtements l’imprégnait jusqu’aux os. Il se remit en chemin après avoir embrassé d’un regard reconnaissant l’étang qui lui avait sauvé la vie.
Il marcha jusqu’à ce que la brume se disperse sous l’effet d’un vent chargé d’une odeur de saumure, se fiant à la position du soleil pour avancer dans la bonne direction. Il arriva bientôt devant un cours d’eau aussi large qu’un fleuve. Dissimulé dans les roseaux, il aperçut sur l’autre rive des hommes en uniformes blanc et bleu qui portaient leurs fusils à l’épaule et tenaient en laisse d’énormes chiens tachetés. De l’autre côté commençait le royaume de Nouvelle-France. Jetant un regard de chaque côté, il ne distingua aucun moyen de franchir le cours d’eau, ni pont ni gué. Chercher un passage à droite ou à gauche lui prendrait sans doute des heures, voire des jours. Découragé, il se laissa choir au milieu des roseaux. Il aurait pu tenter la traversée avec une tige de roseau dans la bouche et en restant sous l’eau, mais, étant donné ses piètres aptitudes de nageur, il ne parcourrait probablement pas plus de vingt mètres. Et puis, de l’autre côté, les douaniers et leurs chiens le cueilleraient comme une fleur. Il resta un long moment à réfléchir, frissonnant dans ses vêtements pas encore tout à fait secs. N’entrevit aucune autre solution que de contourner l’obstacle en cherchant un passage plus loin, même si cela lui prenait plusieurs jours. Assoiffé, il se pencha pour recueillir un peu d’eau dans le creux de sa main. Il la recracha aussitôt après l’avoir bue : elle avait un goût saumâtre. Il ne se tenait pas sur la rive d’un fleuve ou d’une rivière, mais au bord d’un bras de mer. Il lui sembla que des fonds de vase se dénudaient peu à peu. Il ne se souvenait pas les avoir aperçus lorsqu’il était arrivé. Il comprit que le bras de mer était sujet aux marées et que la marée descendante était amorcée. Peut-être l’eau se retirait-elle très loin, laissant le passage entièrement dégagé. Il avait lu, dans des livres de géographie, que sur certaines côtes des kilomètres et des kilomètres se dévoilaient lors des grandes marées. Il décida d’attendre. Le lit du cours d’eau apparut avec une lenteur désespérante. Des îles se formèrent çà et là comme les échines lisses et luisantes de mammifères marins, les berges s’agrandirent en révélant des rochers tourmentés et un fond jonché d’algues, puis, alors que le soleil atteignait presque son zénith, les bandes de terre s’emboîtèrent les unes dans les autres jusqu’à ce qu’il ne reste plus que quelques flaques miroitantes.
Jean ne repéra aucun uniforme bleu et blanc, aucun chien sur l’autre rive et estima que le moment était venu. Il se releva et s’aventura sur le lit découvert du bras de mer. Des nuages de mouettes criardes survolaient la vase et s’abattaient sur les proies toutes désignées à leur voracité, les mollusques, les crabes et les poissons piégés par le reflux de l’eau. Le sol s’enfonçait, mais restait suffisamment ferme pour ne pas l’aspirer. Il progressa aussi vite que possible, contournant les flaques, les yeux en permanence levés sur l’autre rive. Il n’avait plus un seul endroit où se cacher et, si les douaniers l’apercevaient maintenant, il serait pour eux une cible facile. Le vent soufflait par rafales, chargé d’odeurs d’algues et de sel. Le lit lui parut beaucoup plus large qu’il ne l’avait supposé. Au loin, sur sa gauche, scintillait une surface plane qui était peut-être l’océan. Il lui sembla apercevoir des mouvements sur la crête opposée. Fut soulagé de constater qu’il s’agissait d’oiseaux perchés sur les roseaux. Des cris et des aboiements lui parvinrent entre les sifflements des rafales. Il accéléra encore l’allure. Traversa un large banc de sable qui se dérobait sous ses pieds. À plusieurs reprises il dut s’arrêter pour extirper sa chaussure d’une gangue de vase. Les grognements et les éclats de voix lui parvenaient maintenant avec netteté. Il s’attendait à tout moment à voir surgir des rideaux de roseaux les hommes et les chiens de la patrouille. Il transpirait à grosses gouttes sous ses vêtements presque secs. Le soleil lui pesait sur les épaules et la nuque comme un joug. Plus qu’une vingtaine de mètres à parcourir. Trop bête d’échouer si près du but. Il ne chercha pas à contourner les dernières flaques, il fila droit devant lui, soulevant par instants de grandes gerbes d’eau. Lorsqu’il atteignit enfin la rive opposée, il fut pris d’un étourdissement, se jeta sur le sol et reprit son souffle. La traversée du bras de mer lui avait pris en grande partie ses dernières forces. Il lui fallait manger rapidement s’il voulait poursuivre son périple. Il frémit de joie lorsqu’il prit conscience qu’il foulait désormais le même sol que Clara.
Les aboiements et les cris reprirent de plus belle au-dessus de lui. Il rampa vers les roseaux en espérant que les chiens ne renifleraient pas son odeur.
« Chien de Néo-Anglais ! hurla une voix. Tu ne sais donc pas que les pouilleux dans ton genre sont interdits en Nouvelle-France. »
Des gémissements sourds répondirent aux éructations et aux grondements.
« Tu croyais nous berner en traversant à la nage ? T’es pas le premier à essayer, t’es pas le premier qui aura échoué. Doucement, doucement, mon tout beau. Attends un peu avant de le vider de son sang… Tu pensais vraiment nous impressionner avec ton pistolet de rien du tout ? T’as de la chance qu’on soit de bonne humeur, on te fera pas souffrir trop longtemps… »
Il y eut encore une bordée de moqueries à l’égard du clandestin, puis, après un échange de paroles incompréhensibles, l’un des douaniers lâcha son chien. Les bruits atroces de mastication et de lapement étouffèrent le hurlement d’agonie du malheureux.
« En v’là un qui ne nous embêtera plus, ricana un douanier.
— Qu’est-ce qu’ils croient, ces culs-blancs, qu’on est chargé d’accueillir toute la misère du monde ?
— On en a déjà bien assez avec la nôtre !
— Qu’est-ce qu’on fait de lui ?
— Pas la peine de l’emmener à la fosse commune. Y a qu’à le balancer dans la mer. Les crabes se chargeront de lui.
— Qu’est-ce qu’on fait du flingue ?
— On le ramène au poste. Peut-être qu’il pourra resservir.
— On laisse personne en attendant la relève ?
— Pas la peine : il ne doit plus rester un seul cul-blanc dans le secteur… »
Le cadavre du clandestin roula dans les roseaux et atterrit à quelques mètres de Jean. Il étouffa un cri lorsqu’il reconnut le corps de Hume, vêtu de ses sous-vêtements maculés de sang. Les crocs du chien avaient ouvert une large et profonde entaille dans sa gorge. Le cœur de Jean se glaça. La seule faute de Hume avait été de vouloir rejoindre son oncle qui vivait dans le royaume de Nouvelle-France.
Il serra les poings sans parvenir à contenir ses larmes. L’initiative de son compagnon lui avait probablement sauvé la vie : il avait retenu l’attention des douaniers pendant qu’il traversait le bras de mer. Sans lui, Jean se serait retrouvé à sa place allongé sur un lit d’algues noires et pris d’assaut par les crabes surgis de la vase.