9.
— Alors ? demanda Draken en débranchant le caméscope de la télévision. Tu en penses quoi ?
Le vieil homme, assis sur sa chaise roulante, écarta les mains d’un air perplexe.
— J’en pense que tu fais un exercice illégal de la médecine. Ton sérum n’a pas reçu la validation de l’AMA1, et pour cause.
— Ce n’est pas ce que je te demande…
— Et moi c’est ce que j’ai à te répondre. C’est dangereux, ce que tu fais, Arthur.
— Arrête… Je fais ça avec la surveillance d’un neurophysiologiste, je ne prends aucun risque. Et là, c’est un cas exceptionnel. C’est pas une patiente ordinaire. L’hypnose traditionnelle ne suffirait pas. Allez, dis-moi : tu en penses quoi ?
— Je ne comprends pas ce que tu attends de moi. Tu essaies de m’impressionner avec ton invention ? Tu as besoin de reconnaissance paternelle ? Comme quand tu as sorti ton bouquin ?
— Tu ne l’as même pas lu…
— La Pensée magique dans la psychanalyse ! Tu ne crois quand même pas que je vais lire un livre avec un titre pareil ! se moqua le patriarche.
Draken poussa un soupir. Son père n’avait jamais su communiquer avec lui autrement que par l’humiliation. Sans doute une façon pour lui de motiver son fils, de le pousser à donner toujours le meilleur de lui-même, l’obliger à ne jamais se satisfaire de l’à-peu-près… Mais à présent, les années avaient passé, et il aurait aimé pouvoir parler plus sereinement avec ce vieil ours mal léché qu’il admirait tant.
— Je veux juste que tu me donnes ton avis sur cette vidéo. Cette femme…
— … est amnésique, le coupa le vieil homme.
Draken fronça les sourcils.
— Comment tu le sais ? Je ne t’ai rien dit.
— C’est évident. Elle voyage dans ses souvenirs comme en territoire étranger. Et c’est toi qui la pousses à faire ce voyage. J’en déduis que tu veux qu’elle retrouve la mémoire.
— Et alors que penses-tu de son voyage, justement ?
Ian secoua la tête.
— Tu n’es pas capable d’y réfléchir tout seul ?
— J’ai envie d’avoir ton avis. Tu as… plus d’expérience que moi.
— Je me demande pourquoi tu as mis cette phrase de Nietzche dans ton cabinet : Werde, der du bist2. Tu aurais mieux fait de mettre du Horace. Sapere aude3.
— Papa…
Le vieil homme gratta lentement la barbe naissante sur ses joues.
— À ton avis, de quoi parle-t-elle, ta patiente ?
— De ses souvenirs. Ou du moins des images qu’il en reste dans son subconscient. Elle utilise des images très proches de celles qu’on fabrique dans nos rêves. Ce sont des allégories de son passé…
— Pas uniquement.
— Comment ça ?
— Elle ne parle pas que de son passé, Arthur. Elle parle aussi de l’avenir.
— Comment peux-tu en être sûr ?
Ian leva les yeux au plafond comme si la chose était évidente.
— Pourquoi filmes-tu les séances, Arthur ?
— Eh bien… Pour les analyser plus tard. Avec le sérum, les informations sont très condensées. La séance ne peut pas durer plus de sept minutes, mais il se passe beaucoup de choses en sept minutes… Je prends des notes, bien sûr, enfin… je fais des croquis. Mais je n’ai pas le temps de tout noter.
— D’accord, mais si tu les filmes, c’est bien que tu ne te contentes pas du son, Arthur…
— J’aime bien garder une trace des réactions physiques du patient. Le mouvement de ses pupilles, les grimaces, les gestes brusques, les expressions…
— Eh bien, visiblement, tu ne sais pas les interpréter correctement.
Le vieil homme, comme pour expliquer ce qu’il voulait dire, se tourna vers M. Solberg.
— Les yeux, Arthur, il faut que tu apprennes à regarder les yeux des gens.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu ne veux quand même pas que je te mâche le travail ? Cela se voit dans ses yeux : ta patiente mélange le passé et l’avenir. Ses souvenirs, et ses craintes. Elle a peur d’une chose qui n’est pas encore arrivée. Quelque chose de grave, qui ne s’est pas encore produit.
— Tu n’es quand même pas en train de me dire qu’elle lit l’avenir ?
— Et pourquoi pas ? Les météorologues font ça tous les matins à la télévision.
— Ian ! Sois sérieux…
— Je te dis qu’elle parle de quelque chose qui n’est pas encore arrivé et qui lui fait peur.
— Le cavalier qui va faire disparaître le roi et la reine ?
Le vieil homme hocha la tête.
— Entre autres.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Tu n’es pas venu me voir pour que je décode l’intégralité de la vision de ta patiente à ta place, j’espère ?
— Non.
— De toute façon, il va te falloir faire d’autres séances. Creuser tout ça. Lui demander de se concentrer sur telle ou telle image. Tu es trop pressé, Arthur. Comme toujours. Tu ne vas pas tout comprendre en une seule séance.
— Je sais.
— Alors qu’attends-tu de moi ?
— Je veux que tu me dises si je dois continuer. Si tu crois qu’elle a des chances de retrouver la mémoire par ce biais-là.
— Tu en doutes ?
— Disons que… Tu l’as dit toi-même : c’est une technique risquée.
Le vieil homme fit un large sourire.
— Ah ! C’est une technique risquée ! Et mon petit Arthur n’aime pas prendre des risques ! Mon petit Arthur préfère rester derrière son bureau et écrire des livres sur la pensée magique !
— Si tu étais à ma place, tu continuerais ?
— Si j’étais à ta place, je ferais un autre métier.
— Tu as peur que je devienne meilleur que toi, papa ?
Le vieil homme éclata de rire, et son rire se transforma en toux grasse. Son voisin de chambrée se retourna sur son lit, mais il n’ouvrit même pas les yeux.
— Je n’ai jamais eu besoin d’utiliser un sérum, moi…
— Alors tu ne veux pas m’aider ?
Ian Draken posa les mains sur les roues de sa chaise et s’avança vers son fils. Il le dévisagea un long moment, comme s’il le jaugeait, avant de dire, d’une voix qui signifiait clairement que la conversation s’arrêterait là : — Tu la pousses trop, Arthur. Tu ne lui laisses pas le temps de fouiller les images qu’elle reçoit. Tu veux aller trop vite. Ton sérum en est la preuve : tu veux aller trop vite, et tu es même prêt à utiliser une méthode illégale et dangereuse pour gagner du temps. Tu voudrais qu’elle retrouve la mémoire, alors que cette femme essaie de te parler de quelque chose qui lui fait peur dans l’avenir, pas dans le passé. Réécoute bien ce qu’elle dit. Elle a utilisé deux fois l’expression « je n’ai pas le choix ». Elle sait qu’un événement inéluctable est sur le point de se produire, qu’elle en sera le témoin impuissant, et c’est cela qui la ronge. Si tu veux qu’elle ouvre les yeux sur son passé, aide-la d’abord à se rassurer sur son avenir, Arthur. Si tu y parviens, par la même occasion, cela me rassurera, moi, sur le tien.
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