41.

La tension se lisait dans le regard du personnel et des pensionnaires de la maison de retraite. Quiconque venait régulièrement ici pouvait sentir qu’il s’était passé quelque chose. Même si la mort faisait partie du quotidien des uns et des autres, la peine et la gêne restaient toujours palpables. M. Solberg était entré dans l’établissement de nombreuses années auparavant. Cet homme silencieux et souriant faisait presque partie des murs.

Draken aperçut Jack dans le hall et se précipita vers lui sans même passer par le comptoir d’accueil.

— Où est mon père ?

— Je viens de le ramener dans sa chambre. Mais les heures de visite sont terminées, monsieur Draken. Quelles que soient les circonstances…

— On les emmerde, les heures de visite.

Il ne laissa pas à son interlocuteur le temps de s’indigner et se dirigea tout droit vers les ascenseurs. Au troisième étage, il entra sans frapper dans la chambre 301.

Il trouva son père allongé dans son lit. Visiblement, le vieil homme était parfaitement serein. Il lisait un livre : L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’Oliver Sacks.

Le lit à côté du sien était fait. Les affaires de M. Solberg avaient déjà été enlevées.

— Tiens, le fils prodigue ! Qu’est-ce que tu fais là ?

— Tu sais très bien ce que je fais là ! s’emporta Draken, à fleur de peau. T’es vraiment un grand malade !

— Juste un peu handicapé…

— Tu crois que, s’ils font une autopsie de ton voisin de chambrée, ils ne vont pas voir que ce pauvre homme a 200 mg de clorazépate dans le corps ?

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, répondit le vieil homme, qui avait conservé son livre dans ses mains comme s’il s’apprêtait à reprendre sa lecture d’un moment à l’autre.

— Te fous pas de ma gueule, papa ! Tu as pris quatre ampoules de Tranxene chez moi !

Ian se contenta de hausser les épaules.

— T’es vraiment un grand malade ! répéta Draken, mais sur un ton accablé cette fois, et il se laissa tomber sur une chaise.

— Allons, allons… C’est pour moi que tu t’inquiètes ? Il n’y aura pas d’autopsie. Il n’y a pas de famille pour en réclamer une. Et M. Solberg est mort de sa belle mort, après des années de souffrance causées par Alzheimer.

— Ce n’était pas à toi de décider si l’on devait mettre un terme ou non à ses souffrances !

Le visage de Ian s’assombrit. Son sourire avait disparu.

— Ce n’est pas moi qui l’ai décidé, Arthur. C’est lui qui me l’a demandé. J’aurais préféré garder M. Solberg comme voisin. Garde tes leçons de morale pour toi.

Un silence.

— Je l’aimais bien.

Draken ne se laissa pas attendrir.

— Tu t’es bien foutu de ma gueule ! Je me disais bien que cette histoire de photos ne tenait pas debout. Je suis sûr que tu n’as même pas pris une seule photo de maman chez moi ! Hein ?

Le vieux psychiatre ne répondit pas. Il se gratta le front d’un air presque gêné.

— J’en étais sûr ! T’es vraiment un connard.

— Tu préférerais avoir un père fétichiste des photos de son épouse morte depuis des années plutôt qu’un père éprouvant de la compassion pour son prochain ?

— Je préférerais ne pas avoir un père prétentieux, qui se croit supérieur à tout le monde et qui n’en fait qu’à sa tête sans se soucier des conséquences pour son entourage.

Ian posa le livre à côté de lui, ajusta l’oreiller dans son dos et se redressa dans son lit. Il regarda longuement son fils.

— Qu’est-ce que tu fais, fiston ? Tu essaies de me pisser dessus ? C’est une histoire de mâle dominant, c’est ça ? Tu veux devenir un homme ?

— Ta gueule.

— Ou bien tu es tout fier d’avoir réussi à résoudre un mystère en trouvant que quatre ampoules de Tranxene avaient disparu de ton armoire à pharmacie ? Tu fanfaronnes ? C’est une façon de te consoler, parce que tu sèches sur ta patiente amnésique, alors tu préfères noyer le poisson en te disant que tu as résolu le meurtre d’un vieillard dans une maison de retraite ?

— Va te faire foutre !

Arthur se releva de sa chaise, prêt à partir.

Ian sourit à l’insulte. Puis, en reprenant le livre à ses côtés, sur un ton calme et monocorde, il lança :

— Le 24 janvier.

Arthur, qui était déjà sur le pas de la porte, se retourna et fronça les sourcils.

— Quoi ? C’est l’enterrement de M. Solberg ?

Le vieil homme secoua la tête.

— Non, crétin. Le 24 janvier, c’est le Belly Laugh Day1.

— Je ne comprends rien à ce que tu me racontes.

— C’est un jour où tout le monde est « obligé de rire », Arthur. Et le symbole de cette journée à la con, c’est un grand soleil qui sourit, avec sept rayons dessinés comme des traits de crayon.

Draken resta bouche bée.

— Cette chose qui fait si peur à ta petite protégée, ça va se passer le 24 janvier. Dans trois jours.

1- Fête du Rire. Ce jour-là, à une heure précise, les citoyens américains sont invités à rire en tendant les bras vers le ciel…