6.
— Et vous pensez qu’en divorçant vous retrouverez cette liberté qui aujourd’hui vous manque tant ?
Le vieux psychiatre, assis sur un canapé de cuir usé, avait posé la question d’un air neutre et détaché, comme s’il avait voulu s’assurer que son interlocuteur ne la prendrait pas comme une raillerie, une provocation.
Le trentenaire en face de lui, assis sur une vulgaire chaise en bois qui rappelait le mobilier d’une école primaire, grimaça avant de répondre, le regard baissé.
— Je ne sais pas. Je ne sais pas si cela sera mieux. Je sais seulement que je ne suis pas bien aujourd’hui.
— Vous dites que ce qui vous manque, c’est la liberté que vous aviez quand vous étiez adolescent. Ce qui vous pèse, ce sont toutes ces responsabilités que vous ont apportées votre vie d’adulte, votre travail, votre mariage et vos enfants…
— Oui.
— Mais vous pensez qu’en divorçant vous allez redevenir un adolescent ? Que toutes ces responsabilités vont soudain disparaître ?
— Non, bien sûr… Mais je me dis que je pourrai gérer mon temps de façon plus indépendante. Je n’aime pas avoir de comptes à rendre.
— Mais si vous divorcez, Jack, ce sera seulement de votre femme, pas de votre vie. Vous aurez toujours la responsabilité de vos enfants, du moins en partie, et puis celle de votre métier… Vous aurez toujours des comptes à rendre, et même à votre ex-épouse. En réalité, l’emploi du temps d’un adulte divorcé est souvent plus compliqué que celui d’un adulte marié, vous savez ?
— Vous essayez de me dissuader de divorcer ? C’est bizarre de la part d’un psychiatre ! Je croyais qu’un psy ne donnait pas de conseils directs…
Le vieil homme sourit. Du haut de ses quatre-vingts ans, il devait avoir suivi plusieurs centaines de patients comme celui-là. Des hommes qui ne venaient pas voir un psy pour qu’il les aide à prendre une décision, mais pour se donner bonne conscience, se dire qu’ils avaient tout essayé avant de franchir le pas.
— Non. J’essaie de vous faire verbaliser les vraies raisons de ce désir de divorce, Jack, parce que je ne crois pas, moi, que ce soit simplement un désir de liberté. Si c’est le cas, j’ai bien peur que vous ne soyez déçu : vous ne serez pas plus « libre » en divorçant. Pas au sens où vous l’entendez, en tout cas.
— Vous pensez que je vous mens sur les raisons de ce divorce, alors ?
— Je pense que vous n’assumez pas encore les vraies raisons qui vous poussent à divorcer.
L’homme écarquilla les yeux, perplexe.
— Est-ce que vous aimez toujours votre femme ? reprit l’analyste.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr de savoir ce que ça veut dire, aimer quelqu’un…
— Est-ce que d’autres femmes vous attirent ?
Le trentenaire haussa les épaules. De la main droite, il attrapa la manche de la blouse blanche qui était posée sur la table basse devant lui et commença à jouer avec le tissu du bout des doigts.
— Oui. Ça arrive, bien sûr. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour divorcer. Il y a plein d’hommes qui trompent leurs femmes sans les quitter.
— Et si vous divorciez, vous pensez que vous resteriez célibataire, ou bien que vous trouveriez une autre femme pour partager votre vie ?
— Ah non ! Célibataire ! Puisque je vous dis que je veux retrouver ma liberté ! Ce n’est pas pour me mettre avec une autre femme !
Au même moment, une porte s’ouvrit derrière le vieux psychiatre et un homme en blouse blanche entra dans la pièce en poussant une chaise roulante devant lui.
— Désolé de vous interrompre, docteur Draken, mais il y a votre fils qui est arrivé dans la résidence et qui voudrait vous voir. Il vous attend dans la salle des visites. Il va falloir mettre un terme à votre séance…
Aussitôt, le trentenaire se leva, enfila la blouse blanche posée sur la table et aida le psychiatre à se hisser vers la chaise roulante. Le vieil homme, deux ans plus tôt, avait perdu l’usage de ses jambes après une attaque cérébrale.
— Ah ! Vous devez être content, monsieur Draken ! dit le jeune homme d’une voix soudain beaucoup moins grave. C’est votre fils qui vient vous voir !
Le psychiatre, quand il fut installé dans sa chaise, adressa un regard offusqué à l’infirmier.
— Dites donc, Jack, ne me parlez pas comme à un vieux sénile ! Je suis un handicapé moteur, pas un crétin !
L’employé de la maison de retraite sourit tout en poussant devant lui l’homme qui, tous les mardis, le prenait en consultation bien qu’il ne fût plus officiellement psychiatre depuis au moins dix ans. Le directeur de l’institution avait accepté que le Dr Draken pratique encore son métier de la sorte, à titre exceptionnel… C’était un bon moyen pour lui de rester actif, de se sentir utile. Et, de fait, il apportait beaucoup aux infirmiers qui désiraient le voir.
— Il n’y a pas besoin d’être sénile pour apprécier que votre fils vienne vous voir dans votre maison de retraite, monsieur Draken ! Vous n’aimez pas votre fils ?
— Jack, vous êtes un imbécile. C’est votre femme qui devrait demander le divorce.
Le trentenaire éclata de rire alors qu’ils arrivaient dans la salle des visites, où les familles pouvaient venir passer un peu de temps avec les résidents.
Arthur Draken était là, un sac en bandoulière sur les épaules, les mains enfoncées dans les poches de son long manteau de laine sur lequel fondaient quelques flocons de neige.
— Bonjour, papa.
Le vieil homme répondit d’un vague hochement de tête.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il. Je n’aime pas quand tu viens ici sans prévenir. Jack et moi étions en pleine séance.
L’infirmier derrière lui fit un geste désolé.
— Bon, je vous laisse en famille, hein ? murmura-t-il avant de s’éclipser discrètement.
— J’ai besoin que tu me donnes ton avis sur quelque chose, papa.
— Arrête de m’appeler « papa ». Tu n’as plus dix ans.
— J’ai besoin que tu me donnes ton avis sur quelque chose, Ian.
— Quoi ? Une femme ? Tu t’es enfin trouvé une femme ?
— Non…
— Un problème avec un patient ?
— En quelque sorte.
— Évidemment ! J’aurais dû me douter que tu avais encore besoin de moi. Je t’ai toujours dit que tu n’avais pas l’étoffe d’un bon psy, Arthur. Qu’est-ce que tu as dans ce sac ?
— Justement, c’est ce que je veux te montrer. On peut aller dans ta chambre ?
— C’est vraiment nécessaire ?
— Oui.
Le vieil homme hésita un instant, pensif.
— Bon, d’accord, mais à une seule condition.
— Quoi ?
— Je veux une barre chocolatée.
— Pardon ?
— Va me chercher une barre chocolatée dans le distributeur.
Draken se demanda si son père était sérieux puis, voyant que le vieil homme soutenait son regard sans sourciller, il se résigna et partit, l’air consterné, de l’autre côté de la salle des visites. Quand il revint avec la friandise, son père n’avait pas bougé, il avait sur le visage un petit air moqueur et attendait sagement, les bras croisés sur sa chaise roulante.
— Voilà. On peut aller dans ta chambre, maintenant ?
— Non.
— Quoi encore ?
— Je n’aime pas celles-là.
— Tu te moques de moi, papa ?
— Arrête de m’appeler papa. J’en veux une avec des morceaux de noisettes dedans.
Draken lâcha un soupir agacé.
— Qu’est-ce que tu me fais, là ? Tu essaies juste de m’emmerder parce que je suis venu te demander un service, c’est ça ? Pour me faire payer ?
— Toi tu veux me montrer quelque chose dans ma chambre, moi je veux une barre chocolatée avec des morceaux de noisettes dedans.
Draken secoua la tête et, las, fit de nouveau un aller-retour jusqu’au distributeur.
— C’est bon, là ? demanda-t-il en agitant la confiserie devant le nez de son père.
Le vieil homme fit un sourire exagéré.
— Parfait. On peut y aller.
Arthur passa derrière la chaise roulante et poussa le vieux psychiatre vers les ascenseurs.
— Je vois que tu es toujours d’aussi bonne composition…
— Je suis veuf, handicapé, entouré de vieillards séniles qui pissent et chient dans leur pyjama, et mon fils n’est pas encore capable de se passer de moi pour exercer son métier. Explique-moi pourquoi je devrais être de bonne composition ?
— Parce que tu emmerdes tout le monde autour de toi et que tu as toujours adoré ça. Ici, en plus, tu peux le faire impunément.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent devant eux.
— Je m’ennuie, Arthur, dit finalement le vieil homme en se penchant pour appuyer sur le bouton qui menait à son étage.
— C’est pour ça que tu me fais faire des allers et retours pour une barre chocolatée ? Ça trompe ton ennui de me voir faire le petit chien pour toi ?
— Un peu. Mais je m’ennuie quand même. Tout m’ennuie, ici.
— Alors tu devrais être content que je vienne te parler de mon boulot ! Ça te fait une vraie distraction.
— Ton boulot aussi m’ennuie. Je l’ai fait toute ma vie.
— Pas ça. Pas ce que j’ai à te montrer.
Ils sortirent de la cabine, suivirent le long couloir blanc dans lequel ils croisèrent d’autres résidents – dont la plupart, en effet, semblaient complètement séniles –, puis ils entrèrent dans la chambre que Ian Draken partageait avec M. Solberg, un ancien chauffeur de bus que la maladie d’Alzheimer avait rendu aphasique et incapable de se gérer seul.
— On… On ne va pas le déranger ? demanda Arthur en regardant le vieillard étendu sur son lit.
— Non. Il n’entend plus rien, il ne voit plus rien… Il n’est plus tout à fait ici.
Ian roula jusqu’à la table de nuit de son voisin et y déposa la barre chocolatée avec un air satisfait.
— Il adore les barres chocolatées.
— Tu sais que tu as largement les moyens de te payer une chambre pour toi tout seul, papa ? Et même si ce n’était pas le cas, je pourrais la payer pour toi…
— Je n’ai pas envie. Je l’aime bien, M. Solberg.
— Ah ça, c’est sûr qu’il ne doit pas beaucoup te contrarier…
— Il me dit encore beaucoup de choses avec ses yeux, rétorqua Ian à voix basse, comme pour lui-même.
Arthur s’approcha du poste de télévision perché sur un support mural, ouvrit son sac en bandoulière et en extirpa la vieille caméra VHS avec laquelle il avait filmé Emily Scott. Il la brancha au téléviseur et appuya sur PLAY.
— Allez, regarde ça, papa. Je veux avoir ton avis.
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