10.
Par miracle, Lola trouva une place en plein cœur de Chelsea et y gara la Chevrolet.
— Et toi ? Ta journée s’est bien passée, maman ?
Elle hésita.
— Plus ou moins… Je suis sur une affaire un peu compliquée en ce moment.
— Quoi ?
— J’essaie d’aider une femme amnésique à retrouver ses souvenirs.
— Pourquoi ?
— Parce que des gens ont voulu l’assassiner, et j’aimerais comprendre pourquoi. Allez, descend, Adam ! Ton oncle nous attend.
Le garçon obéit et rejoignit sa mère sur le trottoir. Main dans la main, ils traversèrent la rue dans l’obscurité de cette soirée d’hiver et s’approchèrent du petit immeuble bourgeois où habitait le frère de Lola.
— Tu sonnes à l’interphone ?
Le garçon s’exécuta. Il appuya sur un bouton qui portait le nom de « Coleman ». Quelques secondes plus tard, un grésillement électrique annonça l’ouverture de la porte de l’immeuble. Ils se dirigèrent vers l’ascenseur. Lola s’efforçait de masquer son appréhension. C’était la première fois que son fils allait voir Chris depuis l’annonce officielle de son cancer. Elle espérait que ni l’un ni l’autre n’allait craquer. Que les choses seraient comme avant… Mais à l’évidence, les choses ne seraient plus jamais comme avant.
— Maman ?
— Quoi ?
— Pourquoi oncle Chris il s’appelle Coleman ? Pourquoi il s’appelle pas Gallagher, comme toi ? Si c’est ton frère, il devrait s’appeler comme toi, non ?
Le visage de Lola se rembrunit. Elle avait fini par oublier qu’un jour, nécessairement, son fils poserait cette question. Adam avait onze ans, maintenant, il commençait à se poser des questions d’adulte. Une à une, ces choses que l’on n’avait pas besoin d’expliquer à un enfant s’effaçaient devant sa sagacité.
— Eh bien… Ce n’est pas à moi de te le dire, Adam. Il faudra que tu demandes à Chris, s’il veut bien te raconter.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est son choix… C’est lui qui a décidé de changer de nom, pour des raisons… qui le regardent. Tu n’auras qu’à lui demander.
— Non, dis-moi, toi ! Je ne vais pas oser lui demander !
— Je lui ai promis de ne jamais parler de ça, Adam. Et tu sais que je tiens toujours mes promesses.
— Mais c’est vraiment ton frère ?
Lola sourit.
— Oui ! Évidemment !
— Alors pourquoi il s’appelle Coleman ?
— Tu n’auras qu’à lui demander, répéta sa mère en souriant.
Le petit garçon soupira, déçu, et ils arrivèrent sur le palier où habitait Chris.
Le grand et large graphiste apparut derrière la porte, ses yeux verts brillant d’émotion, et Adam lui sauta aussitôt chaleureusement dans les bras.
— Hou là ! Doucement, jeune homme ! dit Chris en le serrant contre lui. Mon Dieu, tu commences à peser ton poids, hein !
Il le reposa sur le palier et embrassa sa sœur. Lola fit attention à ne pas trop appuyer cette accolade, ne pas donner à son frère l’impression qu’elle était triste pour lui, qu’elle avait pitié… Elle voulait l’embrasser comme elle l’avait toujours embrassé, lui parler comme elle lui avait toujours parlé.
— Ça sent bon ! dit-elle en découvrant le délicieux fumet de viande rôtie qui se dégageait de la cuisine.
C’était un bel et grand appartement moderne, haut de plafond et décoré avec goût. Il n’appartenait pas à Chris, mais à l’un de ses anciens et riches amants qui, parti en Italie, lui avait proposé de le « garder » pendant son absence… absence qui durait maintenant depuis deux ans au moins. Ici, rien n’était laissé au hasard : tout le mobilier de design contemporain était assorti, les couleurs des tableaux répondaient aux tons de l’appartement, aux dominantes orangées, blanches et bleues. Chaque bibelot s’intégrait parfaitement au décor, et même les beaux livres, posés ici et là avec une fausse négligence, se mariaient joliment à l’ensemble.
Comme chaque fois qu’il les recevait, Chris avait dressé une belle table dans le grand salon et préparé, sans doute, un excellent dîner.
— Heureusement que je t’avais demandé de ne pas faire de manières ! se moqua Lola en regardant les bougies éparpillées dans la pièce.
— Je ne vois pas pourquoi je changerais mes habitudes !
Lola et son fils s’installèrent sur le grand canapé et Chris leur fit face dans un large fauteuil de cuir blanc.
— Alors, Adam ? Tout se passe bien à l’école ?
— Ça va…
— Laisse-moi deviner : tu as toujours d’aussi bonnes notes et tu n’as toujours pas d’amoureuse ?
Le petit garçon haussa les épaules. Il regardait son oncle avec une sorte d’insistance gênée, et Lola n’arrivait pas à savoir si c’était à cause du cancer ou de cette histoire de noms différents. Une chose était certaine, son frère devait le remarquer et cela la mettait mal à l’aise.
Chris attrapa un paquet posé sur la table basse et le tendit à son neveu.
— Tiens, c’est pour toi.
— Un cadeau ? Mais ce n’est pas mon anniversaire !
— Et alors ? Ouvre !
Adam adressa un regard à sa mère, comme s’il avait besoin de son consentement, puis il s’empressa de déballer le paquet. Quand il découvrit la petite console de jeu Nintendo DS à l’intérieur, ses yeux s’arrondirent comme deux immenses calots. Cela faisait plusieurs Noëls de suite qu’il en avait réclamé une à sa mère, laquelle avait toujours refusé, pas uniquement pour des questions d’argent, mais aussi parce qu’elle avait une fort mauvaise image de ces petits boîtiers diaboliques. Le garçon resta un moment bouche bée, puis se leva et sauta au cou de son oncle pour l’embrasser.
— Chris ! Tu es fou ! Ce n’était pas nécessaire, intervint Lola.
— C’est le propre des cadeaux, non ?
Elle ne répondit pas. Elle n’aimait pas ce qui se cachait derrière cet élan de générosité. Il y avait, à l’évidence, quelque chose de fataliste dans le geste de Chris.
— Tu travailles sur quoi, en ce moment ? demanda-t-elle plutôt, alors qu’Adam, enfoncé dans le canapé, commençait déjà à jouer avec sa console l’air fasciné.
— Comme d’habitude. Des maquettes pour des magazines, des affiches, des flyers… Rien de neuf. Et toi ?
— Tu es allé voir le docteur Williams ?
Elle regretta aussitôt sa question. Elle s’était juré de ne pas parler de ça, mais à présent qu’elle avait son frère en face, c’était plus fort qu’elle. Elle n’arrivait pas à faire semblant.
Le graphiste soupira.
— Non, pas encore.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Je vais y aller ! On n’est pas à deux jours près…
— Eh bien… Si, en fait.
Chris fit un geste las de la main, puis il vint s’installer près de son neveu pour le regarder jouer avec sa console.
Pendant tout le reste de la soirée, il ne fut plus question de médecin, de cancer, de thérapie… et pourtant, Lola ne sut penser à rien d’autre. Son frère ne pouvait lui mentir : derrière ses plaisanteries, ses rires, ses cadeaux, sa légèreté, il était terrifié. Bien plus terrifié, même, qu’elle ne l’avait imaginé.
www.serum-online.com/whispering_wind.html