9
Le Trou de Ver dut être abandonné pendant le quatrième jour du siège. Les Plenimariens incendiaient systématiquement les quartiers de la ville, et c’est de loin qu’Iya contemplait les flammes qui transformaient les maisons de pierre dont l’ancien repaire occupait les caves en une fournaise ardente. Le vieux Lyman et ceux de ses collègues infirmes ou trop âgés avaient été achevés sur place, après avoir transmis leurs forces vitales à des amis ou à leurs anciens apprentis. Il avait été impossible de les évacuer, faute de refuge sûr.
La capitale était méconnaissable. Les derniers des magiciens indépendants se faufilaient comme des fantômes dans un paysage défiguré. L’ennemi lui-même avait abandonné le désert issu de ses propres œuvres pour se concentrer autour du bastion noirci de fumée qu’était devenu le Palatin.
Iya et Dylias rassemblèrent les survivants, cette nuit-là, près de la porte est et trouvèrent refuge dans les ruines d’un silo à grain. Il ne subsistait plus que dix-neuf des trente-huit magiciens qu’avait comptés le groupe clandestin, et huit d’entre eux étaient blessés. Aucun n’était un guerrier mais, en se déplaçant furtivement tous ensemble, ils avaient attaqué par surprise de petits groupes et utilisé leur puissance commune toute nouvelle aussi bien contre les nécromanciens que contre les soldats.
La magie avait eu raison de certains des leurs. Ainsi Orgeüs s’était-il trouvé pris dans une espèce d’explosion cabalistique qui l’avait tué instantanément, tandis que Saruel la Khatmé, qui était pour lors avec lui, y avait perdu l’ouïe d’une oreille. Les autres avaient péri percés de flèches ou bien par l’épée. Pas un seul n’avait été pris vivant.
Trop d’existences précieuses gâchées, songea Iya, tout en montant la garde pendant cette longue nuit. Et trop de puissance évaporée déjà.
Comme elle en avait eu le pressentiment, les magiciens pouvaient mutuellement puiser dans la force les uns des autres à condition d’en être d’accord, et ce au profit de chacun, sans diminution pour personne. Moins ils étaient, moins ils combinaient de pouvoirs. Et pourtant, ils s’étaient bien battus. D’après ses estimations, ils avaient infligé des pertes non négligeables aux nécromanciens. Pour sa seule part, elle en avait tué trois, grâce au dégagement de chaleur intense qui avait déjà fait fondre la coupe, la nuit de sa première visite au Trou de Ver. Elle ne s’en était jamais servie jusque-là contre un être vivant; mais, à les voir griller en grésillant et se craquelant comme des saucisses, elle avait éprouvé une indicible satisfaction.
« Nous faisons quoi, maintenant ? » demanda un jeune magicien nommé Hariad lorsque, tous tapis dans les ruines enfumées du silo, ils se mirent à dévorer le peu de victuailles qu’ils avaient réussi à dénicher de-ci de-là.
Tous les regards se tournèrent vers Iya. Elle n’avait jamais exigé d’être leur chef, mais c’est d’elle qu’était émanée la révélation de la vision. Mettant de côté le quignon dur qu’elle était en train de grignoter, elle se frotta les yeux et soupira. « Nous avons fait tout notre possible, je crois. L’entrée du Palatin nous est interdite, et nous ne sommes pas de taille contre une armée. Mais, si nous arrivons à quitter la ville, il se pourrait que nous soyons de quelque utilité pour Tobin quand elle arrivera. »
La suggestion ayant emporté l’adhésion de tous, ils abandonnèrent Ero et, à la faveur des ténèbres et de protections magiques, s’esquivèrent en se faufilant parmi les piquets de garde clairsemés des Plenimariens pour franchir les ruines de la porte nord.
Empruntant dès lors le même chemin que Tobin trois nuits plus tôt, ils gagnèrent le boqueteau qui servait toujours d’asile à Eyoli. Iya s’attendait à ne plus y trouver qu’un cadavre, car elle était absolument sans nouvelles de lui depuis qu’il avait été blessé. Il s’était débrouillé sur le moment pour lui faire part de l’embuscade, et puis plus rien.
Or, à sa stupeur, elle le découvrit inconscient mais en vie. Tobin ne l’avait laissé qu’après l’avoir dûment emmitouflé dans des manteaux ennemis, au pied d’un chêne séculaire, avec une demi-douzaine de gourdes à portée de main. Les corbeaux s’étaient acharnés sur les morts éparpillés en deçà de la lisière, mais sans toucher au jeune embrumeur mental.
La nuit était froide et claire. Ils établirent leur camp dans le sous-bois et allumèrent un petit feu. Iya soigna de son mieux le jouvenceau, et il finit par revenir à lui. « J’ai rêvé ... Je l’ai vue ! » fit-il d’une voix rauque en lui pressant faiblement la main.
Elle lui caressa le front. « Oui, comme nous tous. - Alors, c’est vrai ? Elle et le prince Tobin n’ont jamais fait qu’un !
— Oui, et tu l’as aidée. »
Il sourit et referma les yeux. « Tant mieux, dans ce cas. Le reste m’est égal. »
Elle défit le bandage encroûté de son épaule et plissa le nez, suffoquée par la puanteur. La plaie purulait d’abondance, mais rien n’indiquait que l’infection se soit propagée. Iya poussa un soupir de soulagement. Elle s’était prise d’affection pour l’intrépidité dont il faisait montre et en était également venue à tabler sur lui. Elle avait perdu le compte du nombre de fois où il était passé au travers des mailles du filet busard en qualité d’émissaire. Et il avait même réussi à maîtriser le charme des messages, alors qu’elle-même n’y parvenait toujours pas.
« Saruel, apportez ici tout ce qui vous reste de simples », appela-t-elle tout bas. Elle resserra son manteau sur elle et s’adossa contre le tronc du chêne pendant que l’Aurënfaïe nettoyait la plaie puis, rassemblant les derniers vestiges d’énergie qu’elle pouvait avoir, elle trama un charme voyeur pour patrouiller par-dessus la campagne enténébrée jusqu’au Palatin. On s’y battait encore, mais il était jonché de morts innombrables, et trois nécromanciens qu’elle avait été incapable de vaincre ou de repérer s’activaient devant les portes.
Tournant son esprit vers le nord, elle vit Tobin et son commando s’abattre sur un avant-poste plenimarien, tandis que son armée la suivait de près. « Viens, ma reine, murmura-t-elle, alors que la vision s’estompait lentement. Viens faire valoir ton droit de naissance.
— Elle l’a déjà fait », lui chuchota une voix glaciale à l’oreille.
Rouvrant les yeux, Iya distingua Frère accroupi près d’elle, ses pâles lèvres fines retroussées en un rictus railleur.
« Ta tâche est accomplie, la vieille. » Il esquissa un geste dans sa direction comme afin de lui saisir la main.
Iya vit sa propre mort inscrite dans ces insondables prunelles noires, mais elle invoqua juste à temps un sortilège protecteur. « Non. Pas encore. Il me reste pas mal à faire. »
Le sortilège tint le coup, et le démon vacilla sur ses hanches en dénudant des crocs menaçants. Maintenant qu’il était affranchi de Tobin, il avait l’air encore moins humain qu’avant. Il avait l’aspect verdâtre d’une charogne. « Je n’oublie pas, chuchota-t-il en se fondant progressivement dans le noir. N’oublierai jamais ... »
Iya frissonna. Tôt ou tard, ce violoneux-là réclamerait son dû, mais l’heure n’avait pas encore sonné de lui régler le bal. Pas encore.
Un bruit semblable à celui du tonnerre les réveilla à l’aube. La terre tremblait, et des feuilles, des bouts de branches pleuvaient autour d’eux. Iya s’étira, le dos tout ankylosé, puis gagna en boitillant la lisière des arbres avec ses collègues.
Leur petit bois était sur le point de devenir comme un îlot pris entre deux énormes vagues contradictoires. Une sombre masse de cavaliers venant du nord était déjà quasiment sur eux, et la magicienne vit à l’avant-garde flotter les bannières d’Atyion et d’Ilear. Au sud, une armée de fantassins plenimariens marchait au-devant d’elle. D’ici quelques minutes, ils allaient quant à eux se retrouver au cœur même de la bataille.
Et toi, Arkoniel, où es-tu, dans tout ça ? se demanda-t-elle, quitte à s’avouer que l’expédition d’un charme investigateur serait un gaspillage d’énergie. Elle n’aurait de toute manière aucun moyen d’aider son disciple, dut-elle apprendre où il se trouvait.
L’assaut du domaine n’ayant somme toute été qu’une escarmouche, au surplus favorisée par les ténèbres et l’effet de surprise, aucune ballade, aucun cours n’avaient réellement préparé Ki à ce qu’était une bataille rangée digne de ce nom.
La nouvelle de leur arrivée était va savoir comment parvenue à Ero. À peine avaient-ils fait un demi-mille depuis la ferme qu’ils discernèrent une forte armée qui s’avançait à leur rencontre.
Tout attentif qu’il avait pu être aux récits et aux leçons de stratégie du vieux Corbeau, Ki n’était pas fâché de s’en remettre à Tobin et aux officiers pour prendre les mesures nécessaires. Son unique préoccupation était d’accomplir son devoir et de préserver les jours de la princesse.
« Combien sont-ils ? demanda celle-ci en immobilisant sa monture.
— Dans les deux mille, à mon sens, lui lança Grannia par-dessus l’épaule. Et ils ne font pas mine de chercher à se retrancher. »
Tobin s’entretint brièvement avec Tharin et lord Kyman. « Devant, des fantassins et des archers, commanda-t-elle. La cavalerie d’Atyion prendra l’aile droite, celle d’Ilear la gauche. Je me tiendrai personnellement au centre avec ma garde et la compagnie de Grannia. »
Les Plenimariens ne s’arrêtèrent ni pour se reformer ni pour fortifier une position défensive, mais marchèrent sur eux en rangs impeccables, piques miroitant au soleil levant comme un champ d’avoine argenté. En tête ondoyaient au bout de leurs hampes des bannières or, noires, rouges et blanches. Les lignes de leur avant-garde étaient regroupées en carrés serrés, et de grands boucliers rectangulaires leur servaient de palissade et de couverture contre les flèches.
Les archers skaliens venaient en premier, sur cinq rangs d’un cent chacun. Visant haut, ils tirèrent pardessus la carapace de boucliers vague après vague de traits empennés qui portaient en sifflant la mort parmi l’infanterie qui talonnait derrière. L’ennemi ripostant par des volées de flèches similaires, Ki se porta devant Tobin, l’écu brandi pour la protéger.
Après que les ordres eurent volé en tous sens le long du front, aboyés de sergent en sergent et ainsi de suite, Tobin leva son épée, et les fantassins s’élancèrent au trot vers les lignes adverses.
Après avoir cherché du regard l’amorce d’une percée, elle fit un second signal et éperonna son cheval. Tharin et Ki la flanquaient tandis que leurs montures accéléraient progressivement l’allure jusqu’au grand galop. Lorsqu’il fut à même de discerner les visages de l’ennemi, Ki dégaina comme tout le monde et joignit sa voix aux cris de guerre qui l’entouraient.
« Atyion pour Skala et les Quatre ! »
En venant défoncer la mêlée, peu s’en fallut qu’il ne leur en coûte cher. Une pique atteignit au flanc le destrier de Tobin qui se cabra. Pendant un moment terrible, Ki vit le heaume de cette dernière se découper sur le bleu nuageux du ciel au-dessus de lui, puis elle tomba à la renverse et fut enveloppée dans le tourbillon de chevaux et d’hommes qui déferlait.
« Tobin ! » hurla Tharin en s’efforçant de pousser son cheval dans la cohue pour aller la rejoindre.
Ki bondit à terre, en se démenant pour esquiver la charge, et tête baissée dans l’espoir d’entr’apercevoir le surcot de la princesse. Un cavalier l’expédia s’aplatir à terre, puis il se laissa rouler pour éviter d’être piétiné par les sabots qui semblaient tous converger sur lui de toutes parts.
Le hasard voulut que ce fût du bon côté, car il se retrouva brusquement devant elle, distribuant des coups d’épée désordonnés. Il se faufila sous les jambes d’un autre cheval cabré et fonçant sur elle, plaqua son dos contre le sien juste à l’instant où un chevalier de Plenimar surgissait de la presse et menaçait de la sabrer à la tête. Leurs lames se croisèrent, et le choc ébranla Ki jusqu’en haut de l’épaule.
Entre-temps, Tharin, qui s’était finalement dégagé, abattit son épée sur le crâne de l’agresseur qui perdit l’équilibre, et Ki n’eut qu’à terminer la besogne.
« Venez ! glapit le capitaine, Kadmen a récupéré vos montures ! »
Tous deux se remirent en selle, mais ils ne tardèrent pas à se retrouver à pied, tandis que la ligne de front s’immobilisait. Ça vous faisait l’effet de faucher un champ de luzerne infini, ce maudit combat. Leurs mains d’épée étaient toutes cloquées d’ampoules, et le sang les collait à la poignée quand l’ennemi finit par rompre et par se débander.
« Que s’est-il passé ? demanda Tobin pendant qu’ils remontaient en selle.
— Colath ! cria-t-on tout le long de leurs rangs.
Colath est venu à notre aide.
— Colath ? s’emballa Ki. Mais c’est lord Jorvaï !
Ahra doit être avec lui ! »
Les Plenimariens étaient en pleine déroute pour lors, et la bannière orange et vert de Jorvaï les talonnait effectivement.
« Pas de quartier ! hurla Tobin en levant son épée.
Sus, cavaliers, sus, et ne faites pas de quartier ! »
Eyoli était trop mal en point pour bouger, et il était impossible de le transporter nulle part ailleurs, avec les deux armées qui ferraillaient tout autour du bois. Iya trama un sortilège d’invisibilité sur la place qu’il occupait et des charmes tutélaires afin de le préserver d’être foulé aux pieds. Des volées de flèches fredonnaient à travers les frondaisons, puis elle entendit un cri, suivi par le choc sourd d’un corps qui s’affalait à terre.
« Iya, ici ! Vite ! » appela Dylias.
Un groupe d’archers plenimariens courait à toutes jambes vers la lisière. Joignant ses mains à celles de Dylias et de Saruel, elle se mit à psalmodier avec eux. Une puissance commune les envahit, et ils pointèrent tous trois l’index vers les intrus. Une espèce d’éclair foudroyant s’échappa du bout de leurs doigts, et vingt ennemis tombèrent, frappés à mort instantanément. Les rares survivants tournèrent casaque au triple galop.
« Courez toujours, chiens ! leur décocha dans le dos Dylias en brandissant son poing. Et vive Skala ! »
La bataille balaya la plaine en tous sens tout au long de la matinée, et les magiciens tinrent le bois comme une véritable forteresse. Quand ils eurent dépensé leurs dernières munitions de magie efficace, ils grimpèrent se cacher dans la cime des arbres.
Les deux parties en présence étaient à peu près égales en nombre, et les Plenimariens se révélaient un adversaire formidable. À trois reprises, Iya vit la bannière de Tobin s’affaler, puis se remettre à flotter chaque fois. Désespérée de se voir réduite au rôle de spectateur passif, elle se cramponna à la rude écorce de son perchoir et supplia l’Illuminateur de ne pas tolérer la pure perte ici de tant de douleur et de sacrifice, alors qu’on se trouvait en vue de la ville assiégée.
Comme pour exaucer sa fervente prière, un puissant corps de cavalerie provenant du nord apparut lorsque le soleil venait juste de dépasser le zénith.
« C’est Colath ! s’exclama quelqu’un.
— Un millier d’hommes pour le moins ! » cria quelqu’un d’autre, et des lambeaux d’acclamations frappèrent leurs oreilles.
Les forces de Colath prirent de plein fouet le flanc gauche de Plenimar, dont les lignes chancelèrent avant de se dissoudre. La cavalerie de Tobin se rua comme une meute de loups sur l’ennemi en fuite. Les étendards plenimariens s’abattirent à la façon d’un château de cartes, et ce qui s’ensuivit fut une véritable boucherie.
Pendant que leur défaite éparpillait les quelques poignées de survivants vers la ville, Tobin, elle, conduisit son armée droit sur le côté nord des remparts.
Les défenseurs plenimariens les y attendaient déjà.
Ils avaient planté des pieux en travers de la route et fortifié les poternes détruites. Retranchés derrière leur palissade improvisée et le long des murailles, ils firent grêler sur la charge skalienne des nuées de flèches.
Pendant une minute épouvantable, Ki redouta que Tobin ne persiste à foncer droit sur la ligne ennemie. Avec le sang qui la souillait, elle avait elle-même l’allure féroce d’un démon. Mais elle finit par s’arrêter.
Dédaignant les traits qui sifflaient tout autour d’eux, elle demeura bien droite en selle pour examiner la porte qui leur faisait face. Lynx et Ki s’empressèrent de venir la couvrir. Derrière, Tharin s’époumonait et jurait comme un possédé.
« Mais viens donc ! » hurla Ki en bloquant deux flèches avec son bouclier.
Après un dernier coup d’œil vers la porte, Tobin fit volter son cheval et brandit son épée pour que tout son monde la suive et se retire hors de portée.
« Loué soit Sakor de lui avoir inspiré cette décision ! » siffla Ki entre ses dents tout en se ruant derrière elle.
Ils rebroussèrent chemin sur un quart de mille environ puis firent halte pour se regrouper. Pendant que Tobin s’entretenait avec lord Ryman et Tharin, un seigneur grisonnant la rejoignit avec son escorte et la salua. Ki reconnut en eux Jorvaï et ses fils aînés, mais douta qu’ils lui rendissent la pareille. Il n’était après tout qu’un petit gardeur de pourceaux maigrichon lorsqu’ils l’avaient vu pour la dernière fois.
Jorvaï était en revanche toujours le vieux guerrier plein de vigueur de ses souvenirs. Identifiant Tobin à son surcot, il mit pied à terre et s’agenouilla pour lui offrir son épée. « Mon prince ! Le Rejeton d’Atyion daignera-t-il agréer l’aide de Colath !
— Oui. Levez-vous, et recevez les remerciements d’Atyion », répondit-elle.
Mais lui demeura à genoux, les yeux levés vers elle sous sa broussaille de sourcils gris. « Est-ce bien devant le fils de Rhius que je m’incline ? »
Elle retira son heaume. « Je suis la fille d’Ariani et de Rhius. »
Arkoniel et la prêtresse d’Illior qui les avaient accompagnés depuis Atyion se portèrent vers eux. « Voici celle qui nous fut prédite. Elle est bien ce qu’elle prétend, assura la seconde.
— C’est exact, reprit Arkoniel. Je connais Tobin depuis sa naissance, et la princesse et lui n’ont jamais fait qu’un.
— Lumière divine ! » La physionomie de Jorvaï s’illumina d’un émerveillement sans mélange. Il avait eu connaissance des prophéties, et il y avait cru. « La fille d’Ariani daignera-t-elle agréer la foi de Colath ? »
Tobin accepta l’épée. « Je l’agrée, et avec on ne peut plus de gratitude. Debout, Lord Jorvaï, et serrons-nous la main. Mon père avait une haute opinion de vous.
— C’était un preux guerrier que votre père. Il semblerait que vous teniez de lui. Hé ! mais voici le capitaine Tharin ! » Tous deux se donnèrent l’accolade. « Par la Lumière, cela fait des années que nous ne nous étions vus ! Quel bonheur de te rencontrer parmi les vivants ... »
Avec un sourire, elle interrompit leurs effusions en demandant : « À propos, messire, Ahra de La-Chesnaie-Mont se trouve toujours à votre service !
— Elle est même l’un de mes meilleurs capitaines. »
Tobin fit signe à Ki de s’approcher et lui empoigna l’épaule. « Dites au capitaine Ahra que son frère et moi nous sommes enquis d’elle et qu’elle doit absolument s’arranger pour venir nous voir, une fois la ville tirée d’affaire. »
Jorvaï examina Ki plus attentivement. « Eh bien ça, alors ! Tu es donc l’un des garçons du vieux Larenth !
— Oui, messire. Kirothius de La-Chesnaie-Mont.
Et de Rilmar », ajouta-t-il.
Jorvaï s’esclaffa franchement. « Ce qu’ils me manquent, ce vieux bandit et sa marmaille ! Je ne doute pas que Votre Altesse ne soit enchantée de ce gaillard là, s’il ressemble à son géniteur.
C’est le cas, messire », répondit Tobin, et Ki devina qu’elle trouvait le vieillard et son parler sans fard tout à fait à son gré. Rien là d’étonnant, songea t-il, chaviré de tendresse, ils sont taillés dans la même étoffe.
Les terres qu’Iya et ses compagnons avaient foulées la nuit précédente étaient celles de domaines soigneusement tenus. Désormais, on aurait dit qu’un immense raz-de-marée les avait submergées avant de se retirer. Les champs retournés, défoncés, piétinés étaient jonchés de centaines de cadavres d’hommes et de montures abandonnés tout autour tels des jouets démantibulés sur des acres et des acres.
Après avoir pourchassé l’ennemi, Tobin n’avait pas tardé à revenir en arrière et à faire halte à un demi-mille en deçà du bosquet. Une fois regroupés, les magiciens partirent la rejoindre. Un manteau tendu par les quatre plus jeunes servait au transport d’Eyoli.
Comme ils s’aventuraient hors du couvert, un destrier noir à l’œil de braise exorbité les dépassa comme la foudre, entrailles éparpillées dans son sillage. Un pied pris dans l’anneau de fer d’un étrier, son maître mort rebondissait, inerte, au rythme dément de ce galop d’enfer.
Les gémissements des blessés les assaillaient de toutes parts tandis qu’ils parcouraient le champ de bataille. Des hommes d’armes skaliens s’y affairaient encore à achever les moribonds et à dépouiller les cadavres plenimariens.
Un lugubre halo crépusculaire nimbait Ero. Le Palatin soutenait toujours le siège, mais Iya parvint aussi à discerner, devant les portes inférieures, des alignements d’hommes noirs. L’ennemi ne se laisserait pas surprendre de ce côté-là.
En atteignant le gros des troupes de Tobin, ils se virent soumettre à un bref interrogatoire puis emmener au cœur même de la multitude et y trouvèrent la princesse en pleine conférence avec un groupe de guerriers. Jorvaï et Kyman s’y distinguaient notamment, tout comme Ki, Tharin - et Arkoniel, découvrit la magicienne avec un indicible soulagement. En l’apercevant à son tour, ce dernier toucha l’épaule de Tobin qui se retourna, et sa vue coupa le souffle à Iya.
Oui, c’était bien là le visage que l’Oracle lui avait montré - las, sale, on ne peut plus quelconque mais indomptable. C’était bien là leur reine-guerrière. « Majesté, dit-elle en se précipitant pour se jeter à ses genoux, aussitôt suivie par les autres. Permettez-moi de vous amener des magiciens tout dévoués à Votre personne et à la cause de Skala.
— Iya ! Loués soient les Quatre, mais d’où venez-vous donc ? » Quoique différent, son timbre demeurait le même. Elle releva la magicienne et lui adressa un sourire ironique. « Vous ne vous êtes jamais mise à genoux devant moi jusqu’ici, que je sache. Et je ne règne pas encore.
— Vous régnerez. Vous avez enfin recouvré ce qui vous appartient.
— Et votre tâche est accomplie. »
Iya en eut froid dans le dos. Était-ce intentionnellement que Tobin venait d’employer la même formule que Frère ? Dans son regard ne se lisait pourtant qu’une bienveillance assortie d’une farouche détermination.
« Alors que la vôtre vient tout juste de débuter, m’est avis, mais vous aurez de l’aide, répondit-elle. Voici maître Dylias. Lui et ceux que vous voyez là ont tenu tête aux Busards et lutté pour Ero. Ce sont eux qui m’accompagnaient lorsque je vous ai retrouvés, l’autre jour, vous-même et les Compagnons.
— Merci à tous, dit Tobin en s’inclinant devant la bande de loqueteux.
— Et nous nous battrons de nouveau pour vous, si nos services vous agréent, repartit Dylias avec un grand plongeon. Nous vous apportons des nouvelles fraîches sur les mouvements de l’ennemi à l’intérieur des murs. Nous y étions encore nous-mêmes la nuit dernière. »
Tobin l’emmena sur-le-champ conférer avec son état-major de capitaines et de seigneurs, mais Arkoniel et Ki restèrent avec Iya.
Son jeune disciple la prit dans ses bras et l’étreignit très fort. « Lumière divine ! grommela-t-il, et elle s’avisa qu’il était en pleurs. Nous avons réussi, lui chuchota-t-il au creux de l’épaule. Vous arrivez à le croire, vous ? Nous avons réussi !
— En effet, nous avons réussi, très cher. » Elle l’étreignit à son tour, et il la relâcha en s’essuyant les yeux. Pendant un moment, il eut l’air du gamin de jadis, et le cœur d’Iya se gonfla de tendresse.
« Moi aussi, je suis bien heureux de vous voir, maîtresse, fit Ki d’une voix timide. Ça ne me plaisait pas beaucoup, de vous laisser là-bas. »
Elle se mit à sourire. « Et tu es ici, exactement où tu dois être. J’étais bien sûre de mon choix, le jour où je t’ai choisi.
— Vous auriez pu tout de même m’en dire un peu plus », riposta-t-il tout bas. Elle surprit dans le brun sombre de ses prunelles une once de rancœur, mais qui s’évanouit sitôt qu’il eut découvert Eyoli, dont s’occupaient maintenant plusieurs guérisseurs. « Eyoli, c’est bien toi ? s’exclama-t-il en se ruant vers lui. Hé ! Tobin, regarde un peu ! Il s’en est finalement tiré ! »
La princesse revint sur ses pas et s’agenouilla auprès du jeune embrumeur mental. « Bénie soit la Lumière ! Je viens juste d’expédier des cavaliers à votre recherche, et c’est ici que je vous trouve ! »
Il leva sa main pour se toucher le front puis la poitrine. « Aussitôt que j’aurai recouvré mes forces, je combattrai de nouveau pour vous. Peut-être qu’avec un peu d’entraînement je finirai par me débrouiller mieux ? »
Elle éclata de rire, d’un rire clair et qu’il faisait bon d’entendre en une pareille journée, puis se leva pour proclamer : « Écoutez-moi, vous tous, voici le magicien Eyoli, qui m’a aidée à m’échapper de la ville. Il est mon ami et, je vous le déclare, un héros ! »
Une ovation s’ensuivit, qui fit rougir le blessé comme une pucelle.
Tobin se porta aux côtés d’Iya. « Et voici la voyante dont vous avez entendu parler. C’est à maîtresse Iya que l’Illuminateur a parlé, et c’est elle et maître Arkoniel qui m’ont servi de protecteurs depuis mon enfance. Qu’ils en soient hautement honorés pour jamais. »
Ils la saluèrent chacun à son tour en se touchant la poitrine et le front.
Remontant en selle, elle reprit alors la parole d’une voix forte à l’intention de l’armée.
« Et vous tous, je vous remercie pour votre bravoure, votre confiance, votre loyauté. Chaque homme et chaque femme qui s’est battu à mes côtés en ce jour mérite déjà le nom de héros, mais il me faut vous demander encore davantage. »
Elle pointa l’épée vers la cité fumante. « Pour la première fois dans notre longue histoire, un ennemi s’est emparé d’Ero. Tous les rapports concordent, il doit y avoir là pas moins de quelque six milliers d’hommes qui nous attendent. Nous avons le devoir de continuer. Moi, je continuerai ! Accepterez-vous de me suivre ? »
La réponse fut assourdissante. Le destrier de Tobin s’en cabra pendant qu’elle brandissait son épée. La lumière du soleil couchant fit flamboyer la lame qui, telle l’effroyable épée de Sakor, jeta mille éclairs.
Peu à peu, les acclamations se muèrent en un cri scandé d’une seule voix: « La reine ! la reine ! »
Elle réclama le silence d’un geste. Il lui fallut quelque temps pour l’obtenir, mais lorsqu’elle fut en mesure de se faire entendre, elle lança à pleins poumons: « Par la lune de l’Illuminateur qui se lève à l’orient, je vous jure d’être votre reine, mais je ne revendiquerai pas ce titre aussi longtemps que ce ne sera pas l’épée de Ghërilain que ma main droite brandira. J’ai ouï dire que c’est mon parent le prince Korin qui la tient maintenant, et... »
Sa voix fut noyée sous un déferlement de cris de colère.
« Usurpateur !
— Fils du porte-peste ! »
Mais elle n’en avait pas terminé. « Écoutez-moi, loyaux Skaliens, et transmettez ce que je vais dire à tous ceux que vous croiserez comme l’expression de ma volonté ! » Sa voix était enrouée, maintenant, mais elle portait tout de même. « Le sang du prince Korin est aussi légitime que le mien ! Je ne veux pas qu’on le répande. Quiconque fait du mal à mon cousin me fait du mal à moi, et je le compterai au nombre de mes ennemis ! Regardez là-bas. » Sa lame désigna de nouveau la capitale en ruine. « À l’heure même où vous l’injuriez, le prince lutte pour Skala. Nous luttons pour Ero, pas contre Korin ! » Elle se tut, comme accablée sous un fardeau trop lourd, avant de reprendre. « Sauvons notre patrie. Le reste, nous le réglerons après. Pour Ero et Skala ! »
En entendant la foule faire chorus, Arkoniel poussa un soupir de soulagement, mais Iya fronça les sourcils. « Se figure-t-elle qu’il va lui céder benoîtement la place !
— Peut-être pas, mais le ferait-elle que c’était de toute manière la bonne chose à dire, répliqua-t-il. Tous les seigneurs ne se laisseront pas aussi facilement gagner que Kyman ou Jorvaï. Trop d’entre eux sont du même acabit que Solari, et la légitimité de Korin ne fait aucun doute aux yeux de nombre d’autres. Tobin ne saurait débuter en se faisant la réputation de parricide ou de renégat. Ou bien je me trompe fort, ou bien, quoi qu’il advienne par la suite, le discours qu’elle a prononcé vient tout simplement de poser les fondations de sa légende.
— Je voudrais en être aussi sûre que toi.
— Croyez-en l’Illuminateur, Iya. Le fait qu’elle ait traversé entière cette bataille est un heureux présage. Sans parler du fait que nous nous trouvions aussi à ses côtés tous deux. » Il la serra de nouveau contre lui. « La Lumière m’en soit témoin, quelle joie j’ai de vous voir là ! Lorsque Eyoli nous a transmis la nouvelle de l’attaque, l’autre jour ... Bref, ça sentait vilain.
— Je ne m’attendais pas non plus à te retrouver si tôt ! Tu as donc appris à voler ? demanda-t-elle. Et ton poignet, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Blessé au cours des combats ? »
Il se mit à rire. « Non, eux, je ne m’en suis pas mêlé. Mais j’ai fait bon usage, en revanche, du charme que je vous avais montré. Vous savez, celui qui m’a fait perdre un doigt. »
Elle dressa un sourcil réprobateur. « La translation !
Lumière divine ! tu t’y es soumis personnellement !
— Je la maîtrise un peu moins mal depuis notre dernier entretien. Et puis c’était mon seul recours pour rejoindre Tobin à temps. » Il brandit une fois de plus son poignet brisé. « Je n’irai pas jusqu’à prétendre que j’en recommanderais dès à présent l’emploi généralisé ... , mais vous rendez-vous compte, Iya ? cent milles, et hop, en un clin d’œil ! »
Elle branla du bonnet. « Je savais que tu serais un grand bonhomme, cher garçon, mais ce que j’ignorais totalement, c’est qu’il te faudrait si peu de temps pour le devenir. Je suis tellement fière de toi... » Elle s’interrompit brusquement avec un air anxieux. « Où est-il ? Tu ne t’en es pas déjà laissé déposséder, au moins ? »
Arkoniel écarta les pans de son manteau pour montrer le vieux sac de cuir pendu à sa ceinture. « Le voici.
— Et eux sont là, avec leurs nécromanciens, murmura-t-elle en se renfrognant du côté d’Ero. Évite de croiser leur route. Reste à la traîne si nécessaire, ou bien fourre-le dans l’un de tes fichus trous noirs, mais ne te le laisse prendre pour rien au monde !
— Je n’y ai pensé que depuis mon arrivée ici, reconnut-il. Il me serait possible de le renvoyer. Wythnir est encore ...
— Non. Rappelle-toi ce que t’a dit Ranaï. Seul un Gardien peut le porter, et cet enfant n’y a pas vocation. Si le pire devait advenir et que je vive encore, c’est à moi que tu le renverrais.
— Et si vous ... n’étiez plus là !
— Eh bien, je présume que nous ferions mieux de nous inquiéter d’ores et déjà d’autres successeurs, hein ? » Elle soupira. « Quel rôle il peut bien jouer dans toute cette affaire, je n’en ai pas la moindre idée, mais du moins telle est actuellement notre situation. D’Ero, j’ai vu la révélation de Tobin, Arkoniel, ce soir-là. Les autres aussi. Notre vision a dû coïncider avec l’instant où se rompait le sortilège de la liaison. J’ai vu son visage alors aussi nettement que je vois le tien maintenant. Est-ce que Lhel et toi, vous l’avez vu aussi !
— Moi oui, mais, pour ce qui est de Lhel, mystère.
Je suis sans la moindre nouvelle d’elle depuis le milieu de l’hiver, lorsqu’elle a ... disparu, là, comme ça. Le coup de vent qu’a été mon passage au fort de ces derniers jours ne m’a pas laissé le loisir d’aller à sa recherche, mais Nari ne l’avait pas seulement aperçue depuis notre départ pour les montagnes.
— Ce qui t’inquiète. »
Il hocha la tête. « Elle nous a quittés au plus fort de l’hiver et sans presque rien emporter. Si elle n’a regagné ni le fort ni son chêne ... , eh bien, il se pourrait qu’elle ne soit pas revenue du tout. Elle n’avait aucun autre endroit où se réfugier, si ce n’est au sein de son propre peuple, et je ne crois pas qu’elle l’aurait fait avant la délivrance de Frère.
— Je suis même sûre que non, moi.
— Peut-être viendra-t-elle à Ero, reprit-il sans grande illusion.
— Peut-être. Et Frère, dis ? Tu l’as vu, lui !
Plus depuis que Tobin a dénoué leur lien. Il a fait une brève apparition à ce moment-là. Et vous ? - Juste entr’aperçu. Il n’en a pas encore fini avec nous, Arkoniel. » Ses doigts étaient glacés quand elle lui serra la main. « Campe sur tes gardes. »