10

Tobin ne sut jamais rien des propos qu’Erius avait tenus à son fils après leur retour de Rilmar. À guichets fermés, Ki s’interrogeait sur ce que Melnoth et les autres avaient bien pu raconter. Mais la mission ayant été après tout couronnée de succès, c’est de cette joyeuse annonce qu’on avait régalé la Cour lorsque les Compagnons avaient reparu à Ero, le visage encore barbouillé de sang séché.

Au demeurant, leur existence se modifia. Aux yeux du monde, ils étaient pleinement des guerriers, désormais, et, deux jours après la célébration des fêtes de Sakor, ils revêtirent une fois de plus leurs plus beaux atours pour celles du mariage de Korin.

Comme la rareté des noces royales en faisait un événement d’autant plus retentissant, les motifs de l’union passablement précipitée du prince n’avaient pas manqué de susciter des quantités de spéculations. Vu le peu de temps dont on avait disposé pour en diffuser la proclamation jusqu’aux quatre coins du royaume, l’assistance se trouva quelque peu réduite. Le grand jour venu, néanmoins, la ville entière croula sous les guirlandes et les décorations, tandis que de chacun des temples s’élevaient dans l’air froid de l’hiver des nuées d’encens au parfum de rose et des prières en faveur du bonheur du couple.

La cérémonie se déroula sur le parvis du grand sanctuaire inclus dans l’enceinte du Palais Neuf, et elle eut pour témoins des foultitudes de parents et de nobles. L’air souverain sous sa couronne, le roi Erius affirmait son état par une robe rouge brodée d’or et rutilante de pierres précieuses. Korin portait une longue tunique à motifs similaires et un diadème. Tobin se tenait à leurs côtés, paré de son plus beau surcot, et ce qui subsistait des Compagnons les flanquait à gauche. Les places vacantes dans les rangs de ces derniers le touchaient vivement. Arius était mort, Quirion banni pour sa couardise, et Barieüs se trouvait auprès de Lutha, qui poursuivait sa convalescence dans les domaines de son père, non loin de Volchi.

Toute lente qu’avait été la guérison de la plaie, ce qui avait bien failli l’emporter, c’était moins sa blessure que la pneumonie qui s’était brusquement déclarée. Par bonheur, le drysien de Rilmar avait vu juste; Lutha s’était cramponné à la vie, et il était désormais assez vigoureux pour écrire à ses amis des lettres où il se plaignait amèrement d’un incurable ennui. Nul n’en parlait ouvertement, mais restait à voir s’il se rétablirait de manière assez satisfaisante pour reprendre jamais sa place auprès d’eux.

Dans la cour extérieure du sanctuaire, un chœur de jeunes filles fit pleuvoir des perles et des pièces d’argent puis entonna un hymne annonçant l’arrivée du cortège de la future. La foule s’écarta quand il fit son entrée.

Aliya avait déjà l’allure d’une reine. Elle avait la tête ceinte d’un diadème ciselé en couronne de fleurs, et des fils de perles fines et de perles d’or s’entrelaçaient aux reflets auburn de sa chevelure. Le brocart bronze et moiré de sa robe était rehaussé d’autres perles fines, de citrines et de perles d’ambre. Une couturière des plus habiles avait réalisé une tournure qui préservait des ragots l’indiscret embonpoint du ventre de la fiancée.

Une fois que Korin, debout avec Erius et les grands prêtres des Quatre, l’eut cueillie au bras de son père, tous deux s’agenouillèrent devant le roi.

 « Permettez-moi, Père, de vous présenter dame Aliya, fille du duc Cygna et de son épouse, la duchesse Virysia, déclara le prince d’un ton solennel, mais d’une voix assez forte pour que nul n’en ignore. Au regard des dieux et de ces témoins, je vous prie humblement d’accorder votre bénédiction à notre union.

— Donnez-vous librement votre fille à mon fils ? » demanda le roi aux parents, plantés juste derrière le couple.

Le duc vint respectueusement déposer son épée à ses pieds. « Oui, Sire.

— Puisse le sang de nos deux maisons se mêler à jamais », reprit la duchesse en faisant au roi l’offrande qui symbolisait la dot, une tourterelle en cage.

Erius sourit à Korin et Aliya. « Dans ce cas, vous avez ma bénédiction. Levez-vous, mon fils, et présentez-moi ma nouvelle fille. »

Aliya se redressa, rouge de bonheur. Erius lui saisit les mains et la baisa sur les deux joues puis lui murmura quelque chose à l’oreille qui la fit rougir davantage encore. Les yeux tout brillants, elle lui embrassa les mains.

Leur faisant faire demi-tour pour les placer face à l’assistance, Erius joignit leurs mains puis les couvrit avec les siennes. « Voici vos futurs roi et reine, gens d’Ero. Envoyez vos coursiers le publier par tout le royaume ! »

Des ovations éclatèrent de toutes parts, et chacun se mit à lancer des poignées de millet en l’air afin que soit exaucé le vœu d’une union féconde. Ayant surpris Ki à se tordre les côtes tout en s’évertuant à cette pieuse tâche, Tobin ne put pas s’empêcher de pouffer à son tour.

 

La proclamation fut rééditée devant le peuple de la ville au cours de la matinée. Conformément aux coutumes de Skala, le roi donna ensuite un banquet public fastueux qui se prolongea jusqu’au lever du jour suivant. On avait allumé des feux de joie dans tous les quartiers et dressé d’immenses tables sur les lieux mêmes où s’était naguère élevé l’échafaud des exécutions. D’aucuns en profitèrent pour chuchoter que c’était dans le bois de l’un qu’avaient été taillées les autres.

La fine fleur des guildes et du négoce jouissait de sièges; le commun s’écrasait sur les bords de la vaste place, et fenêtres et toits grouillaient de spectateurs. C’était par charretées entières qu’arrivaient les mets, comme autant de rivières que coulait le vin, et, la nuit tombée, le firmament fut illuminé des heures durant par des feux d’artifice zengatis.

 

Les Compagnons contemplèrent ces derniers du haut des jardins enneigés que portaient les toits en terrasses du Palais Neuf. Quelque part là-dessous, Korin et sa princesse étaient allés prendre possession de leurs nouveaux appartements. Alben et Zusthra se répandaient en supputations rigolardes sur ce que le couple pouvait bien y faire au même moment.

Tobin et les autres faisaient fi de telles gaudrioles pour discuter passionnément de leur programme du lendemain. Ils devaient appareiller sur le coup de midi pour escorter la tournée des cités côtières que l’héritier du trône et son épouse allaient entreprendre. Cela faisait des semaines que l’armement des navires les fascinait. Car la barque royale serait suivie d’une véritable flottille de bâtiments destinés au transport des gardes de Korin, des montures, de bateleurs et de baladins, d’une petite armée de domestiques et d’artisans, l’un d’eux ayant pour seul et unique rôle d’assurer la restauration de l’ensemble du corps expéditionnaire. Le périple durerait à peu près un an.

 « Bon, ce n’est toujours pas le départ pour la guerre, fit observer Ki, mais voilà qui nous tire au moins de cette foutue ville. »

Des fusées éclataient encore dans le ciel quand ils entendirent quelqu’un grimper quatre à quatre l’escalier conduisant à leur belvédère.

 « Prince Tobin ! Vous êtes là, maître ? cria une petite voix affolée.

— Par ici, Baldus ! Qu’y a-t-il donc ? »

Une éblouissante chandelle blanche illumina le visage blême du page au moment où il les rejoignait. « Oh ! venez, par pitié, venez tout de suite ! c’est affreux ! »

Tobin le prit par les épaules. « Quoi ? Quelqu’un s’est blessé !

— Aliya ! haleta Baldus, le souffle aussi manifestement coupé par l’émotion que par la course. Elle est au plus mal, d’après sa camériste. Le prince Korin en perd la tête ! »

Tobin se rua vers les escaliers, mais ce n’est qu’à la faveur des éclairages du corridor inférieur qu’il se rendit compte que Caliel se trouvait sur ses talons. Sans dire un mot ni l’un ni l’autre, ils continuèrent à enfiler côte à côte au galop les interminables successions de cours et de vestibules qui les séparaient des appartements de Korin. Ils tournaient un dernier coin quand ils faillirent donner tête baissée dans un serviteur qui portait la livrée du duc Cygna. Derrière lui s’apercevait, bourdonnant tout autour de la porte du prince, un essaim de gentilshommes.

 « Que s’est-il passé, Talmus ? » questionna Caliel.

L’homme était livide. « Ma dame ... , la princesse, messire. Elle est malade. Des hémorragies. »

Caliel s’agrippa au bras de Tobin. « Des hémorragies ? »

Tobin se glaça. « Ce n’est pas la peste ? »

Talmus secoua la tête. « Non, Votre Altesse, pas la peste. À ce que disent les drysiennes, elle est en train de perdre son enfant. »

Trop abasourdi et peiné pour émettre un son, Tobin s’affaissa dans l’un des sièges alignés le long du corridor.

Après que Caliel se fut laissé choir à ses côtés, tous deux tendirent l’oreille. Par-dessus les papotages éplorés des femmes qui se pressaient là-bas au fond montait de la chambre elle-même, par intermittence, un cri étouffé.

Le roi survint peu après. Il avait le teint cramoisi d’un homme qui a trop bu mais le regard clair. Il passa en trombe devant les garçons, puis la cohue qui assiégeait les abords du seuil s’effaça pour lui laisser le champ libre, et lorsque la porte s’ouvrit, Tobin eut l’impression d’entendre aussi sangloter Korin.

Il faisait déjà presque jour quand tout s’acheva.

Aliya avait survécu, l’enfant non. En quoi il fallait voir une bénédiction de Créateur, murmurèrent ultérieurement les drysiennes. Pas plus gros qu’un triton, l’avorton ne possédait ni visage ni bras.