8

Un calme étrange s’était mis à régner juste au moment de l’embuscade. Depuis une minute, Tobin et les autres étaient plantés là, attentifs à la rumeur du vent dans les frondaisons, quand, sans préavis, Tharin poussa un cri étranglé et bascula du haut de son rocher, la cuisse gauche transpercée d’une flèche, juste à l’endroit où s’entrebâillait imperceptiblement la fente de son haubert.

Un joli coup, ou un coup de pot, songea Tobin en se dirigeant vers lui. Et puis voilà qu’il s’affalait, frappé de côté.

 « Reste couché, Tob ! » Ki semblait bien décidé à lui demeurer dessus.

 « Tharin est blessé !

— Je sais. Reste couché ! »

Aplati comme il l’était dans les hautes herbes, Tobin ne pouvait rien voir au-delà d’Amin, étalé à un pas de là.

Au-dessus de leurs têtes, les flèches, à présent, bourdonnaient sans arrêt comme un essaim de libellules. Il s’en fichait sourdement dans la terre de part et d’autre des deux amis. Ça gueulait, dans les arbres. Quelque part dans les parages, un type hurlait de douleur - Sefus ? Un cheval poussa un cri strident, et tous commencèrent à ruer et à se cabrer. Les cordes se rompirent, et ils se dispersèrent au petit bonheur.

L’averse de traits cessa aussi subitement qu’elle avait débuté. D’un coup de reins, Tobin se débarrassa de Ki, et il fut le premier à se retrouver sur ses pieds. Tout le monde s’était égaillé. Certains étaient encore couchés dans l’herbe. D’autres avaient réussi à gagner la lisière. Koni et quelques-uns de ses compères s’efforçaient de calmer les chevaux restants.

 « Ralliez-vous à moi ! À moi ! cria Tobin en dégainant pour indiquer le couvert à sa droite. Allez, vite ! »

À peine eut-il parlé que les flèches se remirent à pleuvoir, mais les autres avaient entendu. Certains prirent leurs jambes à leur cou, tout en brandissant leur bouclier, d’autres se fièrent à leur seule vélocité.

Ki l’abrita du mieux qu’il put sans le gêner aux entournures. Nikidès et Ruan se débrouillèrent pour les rejoindre, et les frères de Ki étaient aussi là, boucliers levés pour encaisser les volées de flèches.

Il n’empêchait que beaucoup trop de monde s’était fait épingler à découvert. Il y en avait qui ne bougeaient pas; l’immobilité d’au moins trois des gardes de Tobin était excessive. Le seul qu’il réussit à identifier était Sefus, qui contemplait le ciel, une flèche fichée dans l’œil. Au-delà gisait un corps que son surcot rutilant trahissait être celui d’un noble; d’après les couleurs, ce devait être Lutha ou Barieüs.

 « Viens, Tob ! » le pressa Ki, tout en essayant de l’entraîner plus avant dans le sous-bois. Tobin jeta un coup d’œil en arrière vers le rocher d’où Tharin avait fait la culbute, mais il n’y repéra pas trace du blessé. Tout en priant qu’il ait réussi à se mettre à l’abri, il courut rejoindre son monde accroupi derrière des troncs et des éboulis. Chose curieuse, le sentiment d’avoir un vide au-dessous du cœur s’était évanoui; il n’éprouvait plus grand-chose de particulier. Un coup d’œil au travers des arbres lui révéla de nouveaux corps étendus dans la prairie et autour desquels foisonnaient des flèches plantées comme des chardons.

Ki lui agrippa de nouveau le bras et pointa le doigt vers la droite. « Tu entends ça ? »

Des branches craquaient sous les bottes de quelqu’un, pas bien loin. Qui que ce fût, les pas se dirigeaient de leur côté. Tobin fit rapidement le point. Des Compagnons, seuls se trouvaient avec lui Nikidès et Ruan. Quirion ne se voyait nulle part. En plus d’Amin et de Dimias, il avait à sa disposition Koni et cinq autres gardes. Et maintenant se discernaient des bruits ennemis sur leur gauche également.

Le diable soit d’eux, ils nous ont eus et salement disloqués ! songea-t-il sombrement. C’était le pire des débuts possibles, surtout qu’on n’avait pas la moindre idée du nombre d’adversaires auquel on était confronté. Tous les yeux étaient attachés sur lui.

 « Nik, tu prends Koni, Amin et ces quatre-là et tu pars à gauche », dit-il. Présenté de cette manière, ça faisait l’effet qu’on était encore moins nombreux. « Vous autres, avec moi. »

D’un haussement d’épaules, Koni se défit de son bouclier. « Prends ça, Tobin. »

Tobin l’accepta avec gratitude. « Sakor vous porte chance à tous. » Glissant son bras gauche dans les courroies, il s’éloigna vers la droite et, suivi de sa maigre troupe, pénétra plus profondément dans les bois.

Ils n’avaient pas fait trente pas qu’une meute de puissants gaillards équipés de gourdins, de haches et de rapières surgit des fourrés et se rua sur eux. Cela ne laissait plus le temps de réfléchir. Tobin se précipita à leur rencontre, flanqué de Ki et vaguement conscient que leurs compagnons fonçaient de même contrer l’attaque.

Les deux bandits de tête fondirent sur lui comme des molosses sur un lapereau; un noble, ça se rançonnait, et ils se figuraient sans doute avoir à faire à une proie facile. Ki leur barra le passage et leva son épée à temps pour empêcher le plus grand de lui fendre le crâne. L’autre le contourna comme une fusée et prétendit attraper Tobin. Il portait un casque et une chemise de mailles courte mais il était évident, rien qu’à sa façon de se jeter tête baissée, qu’il n’était pas un guerrier chevronné. Tobin fit un saut en arrière et lui abattit son épée en travers de la cuisse. Le type laissa choir sa hache et s’effondra en beuglant, cramponné des deux mains à sa blessure qui giclait dru.

Avant que Tobin ne puisse l’achever, un mouvement flou sur sa gauche le fit pivoter, et il s’en fallut de rien qu’il ne trébuche sur le cadavre d’un bretteur quasiment couché sur ses talons, toujours assez près pour le tuer, de toute façon. Rendant grâces en silence à quiconque avait stoppé le type en plein élan, il se tourna vers un autre homme qui le chargeait, gourdin levé. C’était là se flanquer dans une posture idiote, et il n’eut pas grand mal à faire un pas de côté et à tailler au ventre. Le téméraire tituba, et Ki ne fit qu’un saut pour le terminer d’un coup foudroyant à la nuque.

De nouveaux bandits se présentèrent pour les assaillir en véritables forcenés. Ça gueulait, ça piaulait, ça jurait de tous les côtés, ça faisait un boucan d’enfer ponctué par le choc retentissant de l’acier rencontrant l’acier. Tobin vit Dimias aux prises avec un adversaire qui faisait le double de son poids, et il se précipita à sa rescousse, mais Amin bondit de derrière un arbre et frappa le colosse en travers du gosier.

Ki s’étant fait projeter à terre, Tobin voulut aller le seconder, mais il n’arriva qu’à se trouver de nouveau face à une hache. Des années d’entraînement semblaient lui dicter spontanément la conduite à tenir. Presque avant de se rendre compte de ce qu’il faisait, il avait déjà tailladé l’épaule droite de l’ennemi puis ajusta comme en se jouant un revers meurtrier au cou. Cette botte-là, il s’était exercé à la pousser mille fois, mais jamais avec autant de facilité. Le bandit ne portant pas de coiffe, la lame lui cisailla la peau et les muscles avant de buter sur l’os. Il s’écroula de côté, pissant tout son sang par cette blessure béante au cours de sa chute. Une des giclées atteignit Tobin en pleine figure; la saveur de sel et de cuivre chaud sur sa langue embrasa son propre sang d’une soif nouvelle.

Sa distraction faillit lui coûter la vie. Un cri de Ki lui fit tourner la tête. Pendant une seconde, il ne vit rien d’autre que la lame fusant vers son crâne. Puis il bascula en arrière, littéralement soufflé par une tornade d’air glacé, se cogna contre un arbre et s’effondra pesamment sur le flanc, pendant que son assaillant le plaquait au sol. Il se débattit dans l’espoir de se dégager, puis finit par s’apercevoir que l’autre était inerte. Mort. Sa tête en effet ballotta mollement lorsque Amin et Ki s’attelèrent à le tirer par les pieds pour libérer Tobin. Mort, bel et bien mort.

Il aperçut Frère qui le lorgnait par-dessus l’épaule de Ki, ses traits blêmes tordus par le même rictus animal que le jour où il avait tué Orun.

 « Merci, chuchota-t-il, mais déjà le fantôme s’était éclipsé.

— Par les couilles à Bilairy ! s’exclama Amin, qui contemplait le cadavre d’un air ahuri. Z’y avez fait quoi ? ’l est crevé d’la trouille qu’ z’y avez foutue !

— Je ... je ne sais pas », bafouilla Tobin pendant que Ki l’aidait à se relever. Comment Frère s’y était-il pris pour le retrouver ? Un bref coup d’œil de son ami l’informa qu’il avait deviné la vérité - ou bien peut-être même vu Frère.

Il fallut que Dimias jette un regard circulaire et s’écrie: « Flamme divine ! On s’est bien démerdés, s’ pas ? » pour qu’il s’aperçoive que la lutte était terminée.

Une demi-douzaine d’hommes accoururent les rejoindre à travers bois. Tharin était à leur tête. La flèche avait disparu, mais autour de la déchirure de ses chausses s’était élargie une tache sombre. Il ne faisait pas cas de sa blessure. Il boitait à peine, et son épée dégouttait de sang.

 « Enfin, vous voilà ! haleta-t-il. Et sains et saufs, louée soit la Lumière ! Je n’ai pas vu de quel côté vous déguerpissiez ... » Devant les cadavres qui les entouraient, ses yeux s’arrondirent. « Flamme divine !

— Et vous, comment ça va ? demanda Ki.

— C’était un coup de biais. Ça s’est retiré propre et net, répondit Tharin en continuant de scruter les alentours afin de dénombrer les morts.

— Vous auriez dû voir notre prince ! s’enflamma Koni. Au moins trois de ceux-là sont à lui. Combien, Tobin !

— Je ne sais pas trop », convint-il. Tout se brouillait déjà dans son esprit.

 « Pour une première sortie, tout c’ gibier-là ... ! fit Amin en tapant fièrement sur l’épaule de Ki. T’es rien refusé, p’tit frère. Vous pareil, Vot’ Altesse. Lequel qu’ c’était, vot’ tout premier ? »

Tobin jeta un regard en arrière et fut consterné de découvrir que son tout premier adversaire, celui qu’il avait blessé à la cuisse, était toujours vivant et s’efforçait de s’enfuir en rampant à travers les taillis.

 « Ferait mieux d’achever c’te ordure, déclara Koni. - Oui. Règle-lui son compte, Tobin », fit Tharin d’une voix placide.

Tobin savait ce qu’il avait à faire, mais le maudit creux sous le cœur se reforma tandis qu’il marchait lentement vers l’homme. Tuer durant la bataille avait été chose aisée, un réflexe, ni plus ni moins. Mais l’idée d’achever un blessé à terre, même s’il s’agissait d’un ennemi, lui soulevait l’estomac. Il n’était néanmoins pas question de marquer la moindre hésitation, quand tout le monde avait les yeux fixés sur lui. Il n’allait certainement pas aller se couvrir d’opprobre en faisant maintenant preuve de faiblesse.

Il rengaina l’épée puis extirpa de sa ceinture son long poignard. La cuisse béante du type saignait encore à flots ; elle avait tracé tout un sillage pourpre parmi le roux des aiguilles de pin.

Il en crèvera probablement, que je l’achève ou non, se dit le gosse en pressant le pas. L’autre était nu-tête, et sa tignasse crasseuse était assez longue pour offrir une bonne prise. L’une des leçons de Porion revint à la surface : Tirer la tête en arrière. Trancher à fond, ferme et vite fait.

Or, comme il se penchait pour opérer, le blessé se retourna brusquement sur le dos pour se protéger la face en levant les bras. « Grâce, seigneur ! je demande grâce ! piailla-t-il.

— Té ! quel seigneur qu’il t’a pour réclamer ça ? s’esclaffa Dimias. Allez, finissez-nous-Ie. »

La supplique avait toutefois pétrifié Tobin. Il voyait exactement où placer le coup - à la grosse veine qui palpitait le long de la gorge. Mais ce qui retenait sa main, ce n’était pas la peur, et ce n’était pas non plus la pusillanimité, c’était..., c’était un souvenir, c’était celui du roi plongeant son épée dans le ventre du magicien ligoté.

 « Il a demandé grâce », dit-il en abaissant son arme. Le brigand le fixa par-dessus ses mains brandies. « Merci, m’sire. Soyez béni, m’sire. » Il gigota pour tâcher d’atteindre la botte de Tobin afin de la baiser, mais le petit prince le repoussa avec dégoût.

 « Hors d’ici, va-t’en. Que je te revoie, et je te tuerai. »

Dimias émit un grognement pendant que le blessé disparaissait à travers les bois. « ’core un qu’on faudra d’nouveau s’ batt’ avec ’l est tout "soyez béni, m’sire", main’nant, mais vous fichera son couteau dedans sitôt qu’y trouv’ra l’occase.

— Se peut que tu aies raison, mon gars, mais c’était en agir noblement, n’empêche, déclara Tharin, avant de baisser la voix pour la gouverne du seul Tobin. Frappe bien vite, la prochaine fois, qu’ils n’aient pas le temps de te supplier. »

Tobin déglutit non sans peine et acquiesça d’un simple signe. Sa main d’épée était toute gluante. Le sang qui la recouvrait lui faisait l’effet d’une mélasse froide et lui donnait des haut-le-cœur.

Certains de leurs compagnons survinrent petit à petit grossir leur nombre pendant que les gamins retrouvaient chacun son tableau de chasse respectif. Tharin leur traça sur les joues des traînées de sang verticales et leur en mit une goutte aussi sur le bout de la langue.

 « Afin d’éviter que les fantômes de tous ceux que vous tuez au combat ne reviennent vous hanter, expliqua-t-il en voyant Tobin faire la grimace.

Où sont passés les autres ? » demanda ce dernier en examinant les parages. Pas mal de soldats étaient désormais groupés autour d’eux, mais Nik n’avait toujours pas reparu. « Vous avez vu Lutha ou Quirion ? »

 

Il compta qu’une bonne douzaine de ses gardes manquaient à l’appel, tandis qu’on percevait encore çà et là des bruits d’affrontements.

 « Arius a été frappé, répondit Tharin. Lord Nikidès était en train de se battre de l’autre côté quand j’ai fini par tomber sur vous. Quelques archers sont encore à l’œuvre, et j’ai dénombré dix bandits qui tâchaient de s’enfuir à cheval. »

Amin cracha par terre. « y savaient qu’on v’nait, ces charognes-là !

— Possible. À moins qu’ils n’aient remonté la piste laissée par Korin, fit le capitaine.

— Mais alors, faut aller le rejoindre ! s’exclama Ki.

S’ils sont assez nombreux pour nous courir après ... - Non, notre poste est ici, objecta Tobin. Korin a dit qu’il nous enverrait chercher s’il avait besoin de nous. »

Tharin le salua. « Avec ta permission, j’enverrai des hommes patrouiller dans les environs. »

À leur retour dans la clairière, ils trouvèrent Barieüs encore aux prises avec deux archers ennemis. Le Compagnon tombé dans la prairie était finalement Lutha. Il gisait à plat ventre dans l’herbe, une flèche fichée dans son dos. Il était en vie, néanmoins, et s’efforçait en rampant de se mettre à l’abri. Sous les yeux de Tobin, un nouveau trait vint se planter en vibrant dans la terre non loin de la main tendue du blessé.

Barieüs poussa un grand cri et se rua à découvert pour mieux assurer son tir. Ses flèches filaient juste, mais, en dépit de la distance, Tobin s’aperçut qu’il était en larmes.

Lui-même repéra la position des adversaires et partit les assaillir de flanc.

 « Suivez le prince ! » gueula Tharin.

Lui et Ki le rattrapèrent juste au moment où il se retrouvait presque nez à nez avec quatre nouveaux sabreurs en train de contourner l’orée. Il en descendit un, et les trois autres déguerpirent. L’un des archers était déjà mort lorsqu’ils l’atteignirent, le second s’était envolé de derrière l’arbre qui lui servait à se planquer.

En dépit des protestations de Tharin, Tobin se précipita auprès de Lutha. Barieüs l’y avait déjà devancé. « Malheur à moi ! sanglota-t-il. J’ai bien essayé de parvenir à lui, mais je n’ai jamais pu sortir du bois ! »

Lutha se souleva pour tenter de se redresser, mais un accès de toux le secoua. Une écume sanglante lui monta aux lèvres, et il retomba, les ongles plantés dans l’herbe.

 « Quand tout a débuté, nous nous sommes retrouvés pris là-dehors, leur expliqua Barieüs. Il m’a dit de courir, et j’ai cru qu’il était avec moi, mais ...

— Chut, mon vieux, dit Tobin qui, tout en étreignant la main froide du blessé, murmura : Ne bouge pas, Lutha. »

Tharin s’agenouilla pour inspecter la plaie. « Touché un poumon, m’a l’air ... », fit Dimias.

Le capitaine opina du chef. « Fera succion lorsqu’on retirera la flèche. Mieux vaudrait la laisser pour l’instant où elle est. »

Lutha serra la main de Tobin et voulut parler, mais il ne réussit pas à le faire. Chacun de ses efforts pour respirer faisait éclore des bulles sanglantes à sa bouche.

Tobin baissait obstinément la tête pour cacher ses pleurs. Le premier des amis qu’il avait eus au sein des Compagnons était précisément Lutha.

 « Laissez-moi jeter un coup d’œil, messires », intervint Maniès, qui servait de sangsue pour les hommes de Tharin quand il n’y avait pas de drysienne à portée de main. Il tâta doucement la chair qui cernait la hampe du trait. « Il nous faudrait le ramener à Rilmar, prince Tobin. Personne ici n’est en mesure de lui donner tous les soins que nécessite son état. » Il se tourna vers Dimias. « Des drysiens, là-bas !

— Oui, au village, au sud du fort.

— Bon. Le mieux est qu’il y retourne.

— Mais comment ? » demanda Tobin. On l’avait préparé à se battre, mais pas à voir mourir un ami à ses pieds.

 « Maniès saura se charger de lui, répondit Tharin.

Amin, galope chercher une guérisseuse, toi. » Il se tut un moment, le regard tendu vers Tobin. « Avec ta permission.

— Oui, va, reprit ce dernier, comprenant tout à coup qu’on attendait ses ordres. Vas-y. Vite ! »

On avait retrouvé quelques-uns des chevaux. Amin bondit sur le plus proche et le lança à fond de train sur le chemin. Maniès en enfourcha un second, puis Tharin lui hissa le gosse en travers des bras, de manière à ce que la flèche ne risque pas de heurter la poitrine du cavalier. Lutha se laissa faire sans autre manifestation que sa laborieuse respiration.

 « Permets-moi de l’accompagner, Tobin », supplia Barieüs avant de se précipiter vers une troisième monture.

Tobin eut l’impression que ses jambes allaient refuser de le porter quand il se releva pour convoyer les autres corps prostrés dans les hautes herbes - Arius, Sefus et trois autres gardes, Gyrin, Haïmus et leur vieux sergent, Laris. Des pleurs lui brouillaient à nouveau la vue. Ces hommes, il les connaissait depuis toujours. Alors qu’il était encore tout petit, Laris l’avait notamment cent fois trimballé sur ses épaules.

N’en pouvant supporter davantage, il se détourna pendant qu’on entreprenait d’emballer les cadavres en prévision du retour. Ki s’occupait d’Arius; on n’avait toujours pas trouvé trace de Quirion.

Nikidès finit par reparaître avec son groupe dans la clairière. Il avait un teint passablement verdâtre, mais Ruan et lui portaient tous deux sur les joues les marques des guerriers.

Comme on n’avait toujours pas la moindre nouvelle de Korin, la seule chose à faire était d’attendre.

Le soleil était déjà haut, et il commençait à faire chaud dans la clairière. Les mouches n’avaient pas tardé à découvrir les morts. Plusieurs des gardes arboraient des blessures, mais sans gravité. Pendant que Koni les pansait, Tharin et les autres ratissaient les bois en sifflant et claquant de la langue pour récupérer les chevaux manquants. Les Compagnons et le frère de Ki montaient la garde, au cas où les brigands se seraient regroupés pour lancer une nouvelle attaque.

Tout en faisant le guet à ses côtés, Ki loucha furtivement vers la physionomie pâle et solennelle de Tobin avant de soupirer. Il ne l’aurait admis pour rien au monde, mais il était soulagé de se tenir là. Il avait eu son compte de tuerie pour toute la journée. Malgré sa fierté de s’être battu pour Tobin, le massacre ne lui avait pas procuré l’ombre d’un plaisir. Ça n’avait rien eu à voir avec ce qu’en promettaient les ballades, ç’avait juste été l’accomplissement d’une besogne indispensable, ni plus ni moins que d’extirper des charançons d’un baril de farine. Peut-être en irait-il autrement contre des soldats véritables, songea-t-il.

Quant à la vision des cadavres de gens qu’il avait connus, qu’en dire ? Ou de la toux sanglante du pauvre Lutha ? Cela non plus ne ressemblait pas aux ballades ... Un vague sentiment de culpabilité le poussa à se demander s’il n’y aurait pas quelque chose qui clochait en lui.

Ça clocherait salement plus mal, n’eût été l’intervention de Frère. Il dut déglutir violemment pour s’empêcher de vomir. Il s’était interdit d’y penser jusque-là, mais à présent que tout était redevenu tellement paisible, il ne pouvait plus refouler cette idée. Le type à l’épée fondant sur Tobin par-derrière, il ne l’avait vu que trop nettement, mais ses tentatives pour s’interposer s’étaient heurtées au front formé par ses deux nouveaux assaillants. Et en essayant de les esquiver, il avait trébuché, s’était flanqué par terre. Et il ne se serait jamais relevé à temps, ça non, si Frère n’avait décidé de se manifester.

Tobin l’avait vu, lui aussi, et lui aussi savait que c’était Frère et non pas lui-même qui l’avait sauvé au moment critique. Lui, il avait, et comment ! commis l’unique faute qu’aucun écuyer ne doit jamais commettre, il s’était laissé séparer de son seigneur et maître au cours de la bataille.

Était-ce à cause de cela que Tobin observait un mutisme aussi total !

Quirion finit par reparaître et leur débita des bobards sur une prétendue traque de voleurs de chevaux. Mais tout le monde s’aperçut que sa lame était toute propre et qu’il n’osait regarder personne droit dans les yeux. Il s’assit près du corps d’Arius et, rabattant les pans de son manteau sur sa tête, se mit à chialer tout bas.

Au moins ne me suis-je pas enfui, moi, songea Ki.

Une heure plus tard à peu près, Dimias se mit à gueuler du haut du grand arbre où il se trouvait à l’affût du sentier.

 « D’autres bandits lui lança Tobin en tirant l’épée.

— Que non pas, c’est les gens à nous. Et qui lambinent, en p’us. » Il dégringola le long du tronc d’un air dépité. « Semblerait qu’y-z-ont pas eu besoin de nozigues, en définitive. »

Bientôt parut Korin, escorté d’Ahra et de Porion.

Des ovations commencèrent à le saluer, mais Ki n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur sa sœur pour se douter que quelque chose n’allait pas. Korin n’avait pas l’air d’être dans son assiette, en dépit des marques de guerrier coagulées qui zébraient ses joues.

 « Qu’est-ce qui s’est passé ? questionna Nikidès.

— On les a eus », répondit Korin, mais il eut beau sourire, même alors ses yeux gardèrent une expression bizarre. Le reste des Compagnons avait lui aussi reçu le baptême du sang et le portait d’un air fanfaron mais, Ki l’aurait juré, certains d’entre eux décochaient de drôles de regards à la dérobée dans le dos du prince. Caliel avait le bras droit en écharpe, et Tanil chevauchait en croupe de Lynx, plutôt blême de mine.

Ki chercha le regard du maître d’armes sans y rencontrer qu’une mise en garde impérieuse avant de l’entendre proclamer: « Le prince Korin a subi en ce jour l’épreuve du sang. Il est un guerrier, désormais ! »

De nouvelles ovations accueillirent la déclaration.

Chacun des Compagnons portait les marques convoitées, sauf Quirion qui s’esquiva en pleurnichant. L’écuyer de Caliel, Mylirin, avait écopé d’une flèche à l’épaule, mais sans que la pointe parvienne à percer son haubert, l’affligeant toutefois d’une sale ecchymose éraillée. Zusthra affichait fièrement une balafre à sa joue gauche, et Chylnir boitillait, mais les autres semblaient s’en être tirés plus ou moins intacts. Les gardes du prince et les cavaliers d’Ahra n’avaient pas eu autant de chance. Une bonne douzaine d’entre eux charriaient des corps empaquetés, et les blessés ne manquaient pas non plus.

Avec eux se trouvaient également les femmes enlevées, celles du moins qui avaient survécu. Elles formaient un groupe en piteux état, l’œil vide, et certaines n’avaient guère plus sur le corps que des hardes en loques ou des couvertures. Malgré les soins que leur prodiguaient les compagnes d’Ahra, Ki ne put s’empêcher de se demander si les sinistres prévisions d’Innis n’étaient pas fondées, après tout.

Tobin lui ayant révélé le fin mot en ce qui concernait Una, il la chercha anxieusement des yeux parmi ces dernières, et il lui fallut un moment pour la reconnaître. Aussi sale et hirsute que n’importe quel soudard du plus bas étage, elle était en train de bander le bras de l’une des malheureuses du convoi.

 « Salut, dit-elle en lui dédiant un demi-sourire lorsqu’il l’eut rejointe. J’ai déjà remercié Tobin, et c’est toi qu’il me faut remercier maintenant. Vous avez été de bons professeurs.

— Je suis trop heureux de l’apprendre. »

Elle hocha la tête et se remit simplement au travail. « Pour être dur, ça l’a été, disait Korin au même instant, mais nous avons anéanti ce nid de vermine. » Il perdit un peu de ses airs bravaches quand Tobin lui montra Arius et lui conta ce qu’il était advenu de Lutha, mais la mention des amis qu’ils avaient perdus au sein des gardes lui fit seulement hausser les épaules. « Bah, c’est bien leur lot, non ? »

 

Korin avait ordonné de brûler les bandits et leur camp. En sortant de la forêt, Ki jeta un regard en arrière et aperçut une lointaine colonne de fumée qui s’élevait en tourbillonnant par-dessus les frondaisons.

Cette vue le réconforta. Ils avaient réussi. Lui et Tobin avaient joué leur rôle et survécu pour se battre à nouveau. Il parvint même à s’arracher des remerciements silencieux à l’intention de Frère. Mais il ne lâcha pas Korin de l’œil pendant le retour. Il le trouvait trop taciturne ou bien riant d’un rire forcé.

À présent que l’on chevauchait sans encombre, il n’eut pas beaucoup de peine à se laisser distancer pour se retrouver parmi les cavaliers d’Ahra. Il finit par repérer Una, presque au bas bout de la colonne.

 « Qu’est-ce qui s’est passé ? » souffla-t-il.

Elle se contenta de le mettre en garde par un coup d’œil muet qui ne lui apprit rien, sauf qu’il avait raison de se le demander.