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Personne ne les vit arriver, pas même ceux d’entre nous qui avaient comme moi voué leur existence entière au rôle de gardiens. Qui, par une nuit pareille, aurait monté le guet, qui se serait attendu à voir une flotte attaquer ? Quel capitaine se serait risqué à traverser la mer Intérieure à cette saison de l’année !

Les vents amoncelaient les vagues comme des ballots de foin à l’embouchure de la rade, cette nuit-là, ils voilaient la lune de nuages déchiquetés. On aurait pu difficilement reprocher aux sentinelles leur cécité; on ne discernait même pas la maison du voisin.

Les innombrables navires à voile rayée de Plenimar émergèrent de la gueule même de la tempête et prirent Ero à l’improviste. Ils avaient parcouru les derniers milles tous feux éteints ... , ce qui leur coûta des naufrages et des vies humaines mais qui leur valut l’avantage crucial de l’effet de surprise. Dix-neuf d’entre eux périrent, en fait, corps et biens; quant à ceux qui réussirent à jeter l’ancre juste au nord de la capitale, on ne sut jamais exactement combien ils étaient, mais les soldats qu’ils débarquèrent se comptaient par milliers. S’étant emparés des avant-postes au débotté, ils massacrèrent tous les Skaliens qu’ils trouvèrent sur leur passage, au mépris de l’âge qu’ils pouvaient avoir, et parvinrent aux portes avant que l’alerte n’eût été donnée.

La moitié de la population était déjà morte ou moribonde, à la suite de l’épidémie de variole de cet hiver-là; il restait à peine assez de soldats pour tenir les portes.

 

Lyman le Jeune

Premier chroniqueur de la maison de l’Orëska

 

 

 

La tempête faisait un tel tapage, cette nuit-là, que les gardes du Palatin n’entendirent même pas résonner les premiers tocsins de la ville basse. Des estafettes vinrent au pas de course annoncer la nouvelle, et la panique se répandit jusqu’à la citadelle comme une traînée de poudre.

Le vacarme des gongs et des cris réveilla Ki. Il crut d’abord avoir rêvé des fêtes de Sakor, et il était sur le point d’enfouir sa tête sous les oreillers quand Tobin bondit hors du lit en emportant les couvertures.

 « C’est une alarme, Ki. Debout ! » cria-t-il tout en farfouillant à la lueur chiche de la lampe de chevet. Ki ne fit qu’un saut à terre et enfila la première tunique qui lui tomba sous la main.

Molay pénétra dans la chambre en trombe, encore en chemise de nuit. « Une attaque, messires ! Armez-vous ! Le roi veut que chaque homme aille le rejoindre à la salle d’audience !

— C’est Plenimar ? demanda Tobin.

— Oui, d’après ce que j’ai entendu dire, mon prince. Le messager proclame que tous les quartiers hors les murs sont en flammes, du cap Fanal au pont Mendigot.

— Va réveiller Lutha et Nik ...

— On est là ! s’égosilla Lutha qui fit une entrée fracassante avec Nikidès et leurs écuyers.

— Habillez-vous. Prenez vos armes et venez me retrouver ici, commanda Tobin. Molay, où est Korin ? - Je ne ...

— Tant pis ! Envoie chercher Tharin et ma garde ! »

Les mains de Ki tremblaient pendant qu’il aidait Tobin à passer sa chemise matelassée et son haubert. « Il ne s’agit pas d’un raid de pillards, hein ? marmonna-t-il dans l’espoir d’y voir un peu plus clair. Ho, Tobin ? » Il crut un moment que celui-ci n’avait pas entendu.

 « Ne t’en fais pas pour moi. Il y a simplement que je ne m’étais pas tout à fait représenté notre première vraie bataille sous ce jour-là. » Il lui serra la main à la guerrier. « Tu resteras à mes côtés, n’est-ce pas ? Quoi qu’il arrive !

— Évidemment que je le ferai ! » Il examina de nouveau la physionomie de son ami. « Tu es sûr que tu vas bien ? »

Tobin lui pressa la main. « Tout à fait sûr. En route. »

 

Campée sur le toit de l’immeuble qui abritait Le Trou de Ver, Iya jurait furieusement contre le vent. Il soufflait du large vers l’intérieur des terres et charriait la puanteur des incendies. Les postes du port flambaient comme des torches, et, au-delà, les navires de guerre ennemis bloquaient l’entrée de la rade. On avait mis le feu à des vaisseaux skaliens en cale sèche et coupé les amarres de ceux qui se tenaient à l’ancre, afin qu’ils viennent s’échouer.

L’ennemi n’avait pas encore ouvert de brèche dans les murailles, mais il finirait par le faire. Elle en avait déjà sondé les dispositifs et y avait repéré des sapeurs et des nécromanciens à l’œuvre. Il avait aussi dressé des catapultes, et balançait par-dessus le rempart oriental va savoir quelle sorte de feu. Des tourbillons de fumée s’élevaient déjà dans le quartier des teinturiers.

En bas, les rues étaient impraticables. Des nuées de gens dévalaient des hauteurs, armés de tous les instruments qu’ils avaient pu trouver. D’autres s’efforçaient de conduire à travers la cohue des charretées d’effets domestiques, sans se douter qu’il n’existait aucune échappatoire. L’ennemi avait posté des troupes devant chaque porte.

Rien de tout cela ne la préoccupait. Les charmes qu’elle avait déjà expédiés à la recherche des garçons lui avaient seulement appris qu’ils avaient laissé dans leur chambre les amulettes qu’elle leur avait fait parvenir. S’arc-boutant contre les rafales, elle ferma les paupières et s’employa à en tramer un autre, tout en redoutant de savoir déjà dans quel endroit ils se trouvaient probablement. Tout fermés qu’ils étaient, les yeux lui cuisaient, la douleur lancinait ses tempes, mais elle finit quand même par les dénicher.

 « Enfer et damnation ! » s’écria-t-elle en brandissant ses deux poings tremblants vers le ciel.

 

Il n’était pas question de laisser les Compagnons en dehors du coup. Pouvait-on faire l’économie d’un seul combattant, alors que les béliers de l’ennemi ébranlaient chacune des portes et que la garnison de la ville s’était déjà vue réduite de moitié par les divers fléaux ? Armés d’arcs et d’épées, les garçons gagnèrent leur place à la tête de la colonne massée sur les terrains d’exercice. Le roi montait son destrier noir et brandissait l’épée de Ghërilain. Élevant la voix pour dominer le tumulte du vent, il clama : « Le loisir manque pour de longs discours. Je viens à l’instant d’en être informé, il y a des nécromanciens à la porte est. Puisse Sakor juger nos ennemis comme ils méritent de l’être pour leur pleutrerie et nous accorder la victoire aujourd’hui. Faites front, guerriers de Skala, et repoussez ces maraudeurs loin de nos rivages !

 

Chaque porte doit être tenue, ainsi que chaque pouce de rempart. Ils ne doivent pas entrer ! » Sur ces mots, il fit volter son cheval et les mena vers la sortie.

Derrière lui, tout le monde allait à pied. Un coup d’œil par-dessus l’épaule permit à Tobin de voir que c’étaient Tharin et ses hommes qui le talonnaient. Ki marchait d’un air sombre à côté de lui, le dos battu par le quincaillement de leurs carquois de rechange.

Une fois l’enceinte franchie, Tobin retint son souffle. Dans la grisaille de l’aube se discernaient les bancs de fumée qui tournoyaient au-dessus des ruines, en dehors des remparts de la ville. Aux créneaux se trouvaient bien des défenseurs, mais en trop petit nombre et déployés de manière trop espacée.

La raison de cette aberration ne tarda pas à lui apparaître dans toute son horreur. L’interdiction de descendre en ville depuis que la petite vérole s’y était déclarée avait empêché les Compagnons de mesurer la gravité de la situation. Et rien de ce qu’ils avaient pu entendre conter ne les avait préparés à cette évidence:

Ero n’était plus qu’un charnier.

Des cadavres pourrissaient dans toutes les rues, beaucoup trop de cadavres pour que les croque-morts suffisent à la tâche. Peut-être étaient-ils tous morts, eux aussi. Tobin frémit de voir au passage une truie et son petit tirailler en tous sens le corps d’une jeune fille pour le dépecer. De quelque côté qu’il portât son regard, partout les vivants contournaient les morts comme s’il s’était agi de tas d’ordures. En dépit même du vent froid, la puanteur vous soulevait le cœur.

 « Si les Plenimariens n’arrivent pas à nous avoir, c’est la petite vérole qui s’en chargera ! » grommela Ki en se plaquant une main sur la bouche.

Inclinée à deux genoux sur le cadavre de son enfant défiguré par les pustules, une femme en haillons cessa pourtant de gémir et leva les yeux vers le défilé. « Tu es maudit, Erius, fils d’Agnalain, toi et toute ta maison ! C’est par ta faute que la malédiction d’Illior s’est abattue sur ce pays ! »

Tobin s’empressa de se détourner quand le gourdin d’un soldat se leva pour la faire taire. Erius n’avait pas fait mine d’entendre, mais Korin tressaillit, lui.

Les rues voisines de la porte est étaient presque inabordables, tant s’y embouteillaient de gens terrifiés, de véhicules et de bêtes affolées de toutes les sortes. La garde d’Erius prit les devants pour aller, matraque au poing, déblayer la voie.

En atteignant les murs, néanmoins, on trouva des hommes, des femmes et même des gosses prêts à repousser les envahisseurs. Le faîte du rempart et des tours était bordé de soldats, mais là aussi par trop disséminés. Sous les yeux de Tobin, quelques assaillants faillirent prendre pied là-haut, mais ils furent farouchement refoulés. Des flèches sifflaient dans le ciel et, certaines ayant atteint leur cible, des guerriers skaliens dégringolèrent grossir en contrebas les monceaux de morts et de mourants.

 « Regarde », fit Ki en tendant le doigt vers une pile de cadavres. Deux Plenimariens y gisaient, pêle-mêle avec les autres; ils portaient tous deux des tuniques noires par-dessus leur maille, avaient de longs cheveux noirs et la barbe nattée. C’était en fait la première fois que les garçons en voyaient.

 « Au rempart ! hurla Erius en mettant pied à terre et en brandissant à nouveau l’Épée.

— Avec moi, Compagnons ! » lança Korin à son tour, avant de s’élancer le premier dans l’escalier de bois branlant qui grimpait aux hourds.

Une fois là, Tobin fut en mesure de jeter un coup d’œil par les archères et les assommoirs sur la masse grouillante des assiégeants. Les assiégés leur précipitaient bien des pierres sur la figure et leur déversaient dessus de pleins baquets de bitume et d’huile bouillants, mais cela ne servait guère qu’à creuser un trou temporaire au sein de la cohue. Les Plenimariens avaient déjà dressé des centaines de mantelets de bois carrés pour abriter leurs archers, et de là derrière s’envolaient sans discontinuer des grêles de flèches. À la porte d’en bas, un abri pour sapeurs était venu s’appliquer contre les vantaux, et l’on entendait les ahans réguliers, lugubres de l’équipe qui les battait avec un bélier.

Épaule contre épaule avec Tharin et Ki, Tobin leva son arc et visa soigneusement dans la fourmilière qui se démenait en bas. Une fois épuisées leurs flèches, ils précipitèrent des pierres brutes par les assommoirs et repoussèrent les échelles d’assaut. Comme certaines arrivaient néanmoins à demeurer de-ci de-là plaquées contre la muraille, ils se retrouvèrent à galoper sans trêve en tous sens pour les culbuter. Ki se tenait toujours à ses côtés, et Tobin entrevit à plusieurs reprises certains de leurs camarades mais, au fur et à mesure que se poursuivait la bataille, ceux-ci finirent par se fondre au sein des autres défenseurs et par être séparés d’eux. Il avait perdu Korin de vue mais, même au pire de la mêlée, le capitaine et son écuyer l’appuyaient sans le lâcher d’une semelle.

Et tout ça semblait parti pour durer éternellement.

Ils récupéraient tout ce qu’ils pouvaient de flèches pour riposter, ils s’armaient de longues perches afin de repousser pour la centième fois de nouvelles flopées d’échelles. Ils venaient tout juste d’en terminer avec une de plus et d’envoyer baller à la renverse une demi-douzaine de bougres sur le râble de leurs copains quand une flèche frappa l’oreillon du heaume de Tobin. Comme il titubait, étourdi, une seconde l’atteignit à l’épaule droite, le meurtrissant à travers maille et matelassage. Ses deux compagnons l’entraînèrent à couvert dans un hourd.

 « C’est très méchant ? » lui demanda Tharin en éventrant la manche déchirée du surcot.

Tobin n’eut pas le temps de répondre: « Trois fois rien », que le projectile d’une catapulte faisait exploser la palissade à deux pas de l’endroit où ils se tenaient, les flanquant tous les trois à genoux.

Un instant plus tard, un fracas formidable éclata sur la gauche et fit trembler sous leurs pieds les dalles de pierre. Des cris de terreur retentirent, et des types affolés se débandèrent en hurlant: « Ils sont arrivés à percer ! »

Se relevant d’un bond, Tobin se rua vers une meurtrière et entr’aperçut des monceaux de pierre et de bois démantibulés à l’emplacement des portes. Un flot d’ennemis se déversait vers l’intérieur.

 « Du boulot de nécromanciens, ça, s’étrangla Tharin.

L’équipe du bélier n’était qu’un leurre ! »

Caliel et Korin passèrent au galop. « Zusthra est mort, Chylnir aussi ! » lança Caliel pendant que Tobin et ses hommes se jetaient à leur suite.

Quelques pas plus loin, ils tombèrent sur Lynx qui, planté à croupetons sur Orneüs, s’efforçait d’empêcher qu’on ne piétine son ami blessé. Ils étaient tous deux couverts de sang. Une flèche empennée de noir avait transpercé la gorge d’Orneüs. Il avait la tête ballante, les yeux révulsés sur un regard fixe. Lynx se débarrassa de son propre heaume et tenta de soulever le corps.

 « Laisse-le donc, il est mort ! lui commanda Korin en le dépassant.

— Non ! protesta Lynx en pleurs.

— Tu ne peux rien pour lui ! » aboya Tharin.

Hissant sur ses pieds l’écuyer sanglotant, il lui renfonça vivement son heaume sur le crâne et l’obligea d’une poussée à prendre le trot devant lui.

À force de ferrailler pour se frayer passage au travers d’un nouvel afflux d’adversaires, ils finirent par découvrir le général Rheynaris agenouillé près du roi. Erius avait perdu son heaume, et son front tailladé ruisselait de sang, mais il était vivant et dans une rage folle. Comme Korin lui tendait la main, il se releva vaille que vaille en chancelant et repoussa toute aide. « Ce n’est rien, bande d’enfoirés ! Foutez-moi la paix et faites votre devoir. Ils ont opéré la percée ! Korin, file avec tes hommes me dévaler l’escalier près de la rue de l’Eau, et prenez-moi ces salauds de flanc ! Allez-y tous, là, vous, et repoussez-les ! »

La rue de l’Eau était déserte quand ils y parvinrent, et ils s’arrêtèrent pour faire le point sur les rescapés. Tobin fut bouleversé de constater que Nikidès et Lutha ne se trouvaient pas avec eux.

 « Ça fait à peu près une heure que je les ai perdus de vue », dit Urmanis, appuyé sur Garol. Son bras droit pendait, hors d’usage, dans une écharpe de fortune. « Moi, je les ai aperçus juste avant l’effondrement des portes, confirma Alben. Ils étaient avec Zusthra. - Bon dieu de bon dieu ! s’exclama Ki. Et toi, tu ne les as pas remarqués, Caliel !

— Non, mais s’ils se trouvaient quelque part au-delà de l’endroit où je l’ai vu, lui, pour la dernière fois ... » Sa voix s’étrangla.

Tharin, Melnoth et Porion les avaient entre-temps dénombrés. On était quelque peu en deçà de la quarantaine d’hommes escomptés. Tobin jeta un regard angoissé tout autour de lui et eut le soulagement de constater que la plupart de ses gardes personnels en faisaient toujours partie. D’un air épuisé, Koni lui adressa un petit salut.

 « Nous n’avons pas le temps de nous inquiéter de ceux qui manquent en ce moment, dit le capitaine Melnoth. Quels sont vos ordres, prince Korin !

— T’en fais pas, souffla Tharin à Tobin. Si Nikidès et Lutha sont encore en vie, ils sauront bien nous retrouver.

— Prince Korin, quels sont vos ordres ? » demanda de nouveau Melnoth.

Les yeux fixés dans la direction des clameurs belliqueuses, Korin demeura muet. Porion se porta près de lui. « Vos ordres, mon prince. » Le prince se tourna, et son jeune cousin lut dans ses yeux la peur, une peur non dissimulée. C’était de cela même qu’Ahra avait dû être le témoin durant leur première expédition. Le regard de Korin implora Porion. Melnoth détourna le sien pour ne pas laisser voir sa consternation.

 « Prince Korin, intervint Tharin, je connais bien cette partie de la ville. Nous ferions mieux d’emprunter cette venelle, là, jusqu’à la Grand-Rue, pour voir s’il nous est possible d’intercepter des groupes d’éclaireurs dépêchés de notre côté. »

Korin opina lentement du chef. « Oui..., oui, c’est ce qu’on va faire. »

Ki décocha à Tobin un regard inquiet pendant qu’on dégainait et se mettait en marche.

Ils rencontrèrent en chemin deux maigres bandes d’éclaireurs et réussirent à tuer la plupart d’entre eux mais, en retournant vers les portes, ils faillirent être débordés par un gros bataillon qui parcourait les rues, torche au poing, incendiant tout sur son passage. Il n’y avait pas d’autre solution que de déguerpir.

 « Par ici ! jappa Korin en remontant à toutes jambes une ruelle adjacente.

— Non, non, par là ! » gueula Tharin, mais le prince était déjà loin. Force fut de le suivre.

En tournant un coin, ils se retrouvèrent acculés sur une petite place de marché. Aucune autre rue ne permettait d’en sortir, et plusieurs des immeubles environnants étaient déjà la proie des flammes. Enfilant le premier seuil venu, ils ne trouvèrent refuge dans la salle d’une gargote que pour se rendre compte sur-le-champ qu’un autre incendie bloquait l’unique issue possible vers l’arrière.

Tobin rebroussa précipitamment chemin vers la façade principale de la maison et risqua un œil au-dehors par les crevasses d’un volet vétuste. « Enfer et damnation, Kor, nous voilà piégés ! »

L’ennemi les avait suivis. En face de la porte se trouvaient une bonne soixantaine d’hommes qui discutaient dans leur langue aux intonations rugueuses et gutturales. Plusieurs s’avançaient déjà pour mettre le feu à l’auberge; sous les yeux des assiégés, ils jetèrent leurs torches sur la toiture. Des archers se tenaient prêts à tirer sur quiconque essayerait de s’échapper par-devant.

 « Va falloir nous battre pour passer, dit Ki.

— Ils sont trop nombreux ! jappa Korin. C’est de la folie pure de sortir là.

— Et c’est la mort sûre de rester ici, l’avertit Porion. Si nous plaçons votre garde en première ligne et celle du prince Tobin derrière, en couverture, il se pourrait que nous arrivions à les bousculer. » Il adressa aux Compagnons un sourire empreint de gravité. « Pour ce genre de trucs que je vous ai entraînés, les gars. »

L’espoir était des plus minces, et ils le savaient tous, mais ils se mirent promptement en formation, les Compagnons massés autour de Korin. Tout le monde avait l’air effrayé, sauf Lynx, qui n’avait pas desserré les dents depuis l’abandon du rempart. Il empoignait fermement son épée quand il s’aperçut que Tobin ne le quittait pas des yeux, et il inclina imperceptiblement la tête, comme pour lui dire adieu.

Après avoir cherché le regard de Ki, Tobin fit de même, mais l’écuyer serra simplement les mâchoires et branla du chef d’un air buté. Derrière eux, Tharin murmura quelque chose comme: « Je regrette », tout en se frottant les yeux à cause de la fumée.

 « À votre commandement, prince Korin », chuchota Melnoth.

Tobin eut une bouffée de fierté lorsqu’il vit que Korin levait sans flancher la main pour donner le signal.

Ils n’eurent pourtant pas le temps d’ouvrir la porte à la volée que retentissait sur la place un tollé suivi de cris de douleur.

Regagnant en toute hâte leurs postes d’observation derrière les volets, ils virent des soldats plenimariens qui se tortillaient par terre, environnés de flammes bleu pâle. Elles s’étendaient à quiconque essayait de leur porter secours, tandis que la panique éparpillait déjà le reste des assaillants.

 « Les Busards ! » s’exclama Korin.

Tobin avait d’abord supposé la même chose, mais il ne vit qu’une poignée de vagues loqueteux se défiler par la ruelle. Puis une silhouette solitaire émergea de l’ombre et se détacha sur les rougeoiements de l’incendie. « Vous êtes là, prince Tobin ? »

C’était Iya.

 « Ici ! répondit-il d’une voix forte.

— On ne risque rien pour l’instant, mais nous ferions mieux de nous dépêcher », lança-t-elle.

Comme il faisait mine de se diriger vers la porte, Melnoth lui empoigna le bras. « Vous la connaissez ? - Oui. Elle était une amie de mon père. C’est une magicienne », crut-il bon d’ajouter, comme si le besoin d’une quelconque explication se faisait sentir.

Iya s’inclina bien bas devant Korin lorsqu’ils mirent le nez dehors. « Votre Altesse est-Elle blessée !

— Non, je vous remercie. »

Tobin contempla les cadavres calcinés, recroquevillés qui jonchaient la place. « Je ... je ne vous savais pas capable de faire ...

J’avais quelques aides. Ils sont partis voir ce qu’ils pouvaient faire d’autre pour arrêter les envahisseurs. Je crains toutefois qu’il n’y ait guère d’illusions à se faire. Prince Korin, votre père a été blessé, et on l’a remporté au Palatin. Je vous suggère d’aller le rejoindre tout de suite. Venez, je connais une route sûre. Les Plenimariens ne se sont pas encore emparés des quartiers supérieurs. »

 

La nuit commençait à tomber, et une bruine froide les trempa jusqu’aux os pendant qu’ils remontaient d’un pas lourd vers le Palatin. Une espèce de léthargie s’était appesantie sur Tobin, et les autres garçons gardaient le silence, eux aussi. L’épuisement, la faim n’y étaient que pour peu de chose. Ils avaient tous regardé Bilairy en face, dans cette maudite auberge; n’eussent été la magicienne et ses mystérieux assistants, ils seraient en train de rôtir, là-bas, dans la fournaise.

La route leur était fermée, de loin en loin, par des barricades rudimentaires - charrettes, mobilier, cages à poules, débris de planches et de poutres, tout et n’importe quoi, bref le bric-à-brac qui était tombé sous la main des défenseurs affolés. Dans une rue, ils se virent même contraints de se faufiler sous la caisse d’un fourgon plein de victimes de la variole.

C’était tranquille dans ces parages, et pourtant on s’y était battu. Des hommes des deux armées gisaient sur la chaussée, et Tobin repéra parmi les morts plusieurs magiciens busards, ainsi que des culs-gris.

 « Je ne pensais pas qu’on pouvait les tuer ! se récria Alben, non sans faire un large détour pour éviter même de frôler le corps inerte d’un magicien.

— C’est relativement facile avec la plupart d’entre eux. » Iya s’arrêta, la main tendue au-dessus de ce qui subsistait du visage de ce dernier. Au bout d’un moment, elle secoua la tête avec une moue de mépris. « L’immense majorité de ces robes blanches ne sont rien de plus que des sales brutes dressées pour chasser en meute. Ils intimident et torturent les plus faibles qu’eux, comme des loups s’acharnant sur un daim malade. Ils ne sont pas bons à grand-chose d’autre.

— Vous parlez comme un traître, maîtresse, avertit Korin. Je vous le dis en homme qui vous doit la vie, mais vous ne sauriez être assez prudente.

— Pardonnez-moi, mon prince. » Elle tapota la broche numérotée qui lui barrait le col. « Je suis mieux placée que vous pour savoir combien il est dangereux de se prononcer contre les magiciens de votre père. Je vais néanmoins me permettre de le faire une fois encore et de vous affirmer que ses craintes sont infondées. Les magiciens et les prêtres qu’il a fait périr étaient aussi loyaux envers Skala que vous et moi. Même à présent, nous sommes en train de nous battre en faveur d’Ero. J’espère que vous vous souviendrez de cela par la suite. »

Un hochement sec fut toute la réponse que lui condescendit Korin.

Les quartiers supérieurs étaient intacts, mais leur position dominante permit à Tobin de voir qu’une grande partie de la ville basse brûlait, et que les agresseurs et le vent propageaient de nouveaux foyers.

Une fois en vue la porte du Palatin, Iya fit signe à Ki de poursuivre sa route et attira Tobin à l’écart. « Ne t’éloigne pas de tes amis, lui chuchota-t-elle. Ton heure va sonner, ce qui se passe en est le signe. L’Oracle d’Afra me l’avait montré, mais je n’ai pas su le comprendre, à l’époque. Garde la poupée avec toi. Surtout, ne t’en sépare pas ! »

Tobin fit un effort pour déglutir. « Elle est au fort. - Quoi ? Mais, Tobin, qu’est-ce qui t’a pris de ... !

— Ma mère l’a récupérée. »

Elle secoua la tête. « Je vois. Je vais faire tout mon possible, alors. » Après un coup d’œil furtif à l’entour, elle souffla : « Maintiens Koni coûte que coûte à tes côtés. Ne le perds pas une seconde de vue, tu entends !

— Koni ? » Le jeune fléchier avait beau être l’un de ses gardes personnels favoris, jamais Iya n’avait manifesté jusque-là le moindre intérêt pour lui.

 « Il me faut te quitter, maintenant. Rappelle-toi bien tout ce que j’ai dit. » Elle avait déjà disparu, comme si la terre l’avait avalée.

 « Iya ? murmura-t-il en regardant autour de lui avec angoisse. Iya, je ne suis pas sûr d’être prêt. Je ne sais que faire ! »

Mais elle était bel et bien partie, et certains de ses acolytes se retournaient d’un air perplexe, ne comprenant pas pourquoi il était resté à la traîne. Il courut les rattraper.

 « Marrant, non, qu’elle apparaisse comme ça, juste au moment où on a besoin d’elle, et qu’elle disparaisse tout aussi vite, hein ? commenta Ki.

— Enfin, te voilà ! » s’exclama Koni en se portant à leur hauteur. Tobin avait grande envie de lui demander si la magicienne lui avait parlé, mais il n’osa pas le faire en présence de tant d’oreilles indiscrètes. « Je t’ai déjà paumé une fois sur le rempart, en bas, j’ai pas l’intention de recommencer !

— Ni moi, fit Tharin, à qui Tobin n’avait jamais vu un air si harassé. Ç’a été un sale moment, là-bas. » Il décocha un coup d’œil furtif du côté de Korin et baissa la voix. « Ne me lâche pas des yeux, pendant le prochain combat.

Promis. » Ça lui faisait encore de la peine, de penser du mal de Korin, mais il venait de la voir de ses propres yeux, cette fois, la funeste irrésolution qu’avait stigmatisée Ahra. Elle avait failli leur coûter la peau.