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Tobin célébra son quatorzième anniversaire à Atyion, et le duc Solari veilla personnellement à en faire une grande solennité. Bien plus grande, en fait, que le destinataire ne l’aurait souhaité; il aurait cent fois mieux aimé une petite partie de chasse à Bierfût, sans autre société que les Compagnons et quelques amis, mais Iya l’avait averti que mieux valait s’abstenir de s’y rendre en ce moment. Elle s’était refusée à lui en fournir la raison, ce qui n’avait fait qu’exaspérer les vieilles rancunes qu’il gardait à la magicienne. Mais Tharin lui-même ayant fini par se prononcer en faveur de cette dernière, le petit prince avait dû s’incliner, quoique à contrecœur.
Cela ne l’empêcha pas d’être bien heureux de revoir Atyion. Outre en effet que la population de la ville lui réserva un accueil plus chaleureux que jamais, ce fut une vraie joie pour lui que de reconnaître dans la foule tant de figures familières.
Son retour parut enchanter jusqu’aux chats du château. Il s’en agglutinait des tas partout où il prenait place, et qui rivalisaient à qui mieux mieux pour s’enrouler contre ses chevilles et se lover dans son giron. Quant au matou orange de Lytia, Queue-tigrée, non content de venir chaque nuit s’étendre entre Ki et lui, il le talonnait tout le long du jour dans l’immense demeure. Il ne pouvait supporter Frère, en revanche. Aussi filait-il se planquer sous les meubles à chaque fois que Tobin convoquait en catimini le fantôme et ne cessait-il de gronder et cracher tant que ce dernier ne s’était pas évanoui.
À l’immense soulagement de Tobin, le roi ne vint pas prendre part aux festivités de l’anniversaire. Quitte à en être fort désappointé pour sa part, Solari ne s’en ingénia pas moins à bouder la grande salle de convives. Aux tables hautes s’empilaient des lords que Tobin connaissait à peine - des capitaines et des vassaux du duc pour la plupart -, mais, installés plus loin, des soldats vêtus aux couleurs d’Atyion chantaient et beuglaient des toasts à sa santé. En parcourant du regard cette mer de visages, il n’avait que trop conscience de ceux qui ne s’y trouvaient pas. On n’avait plus entendu parler d’Una depuis sa disparition, et Arengil était parti, lui aussi, renvoyé dans ses foyers d’Aurënen quelques jours après la fâcheuse scène des terrasses du Palais Vieux. D’après les commérages qui étaient revenus aux oreilles de Tobin au bout de deux ou trois semaines, le jeune aristocrate étranger s’était en fait vu accuser d’exercer une influence indésirable sur son entourage.
Il croula littéralement sous les cadeaux, cette année, les citadins s’étant notamment distingués par une singulière prodigalité. Provenant de marchands pour la plupart, ces dons représentaient leurs expéditeurs respectifs : le gantier s’était fendu d’une magnifique paire de gants, le brasseur de barils de bière, et ainsi de suite. Tobin ne leur avait guère concédé qu’un coup d’œil assez désinvolte quand Ki finit par extraire de la pile un grand rouleau qu’il lui tendit avec un large sourire. Une fois déployée, la chose se révéla être une ballade consacrée à Père et superbement enluminée tout en haut et le long des marges de scènes de batailles foisonnantes aux vives couleurs. Un petit bout de parchemin s’en était échappé, qui comportait à peine quelques lignes, mais très chaleureuses, de Bisir, on ne peut plus comblé par sa nouvelle profession.
Le séjour de Tobin et des Compagnons dura une quinzaine de jours. Chaque fois qu’il leur était possible de s’esquiver, Ki et lui allaient rendre visite à la tante de Tharin et à Hakoné. La santé du vieil intendant avait décliné au cours de l’été, et son esprit battait de plus en plus la campagne. Si bien que, chose assez pénible, on ne réussit pas à lui faire lâcher cette fois l’idée que les deux garçons n’étaient autres que ses galopins de Rhius et Tharin.
Les plus gros bonnets de la guilde locale donnèrent également des réceptions somptueuses en l’honneur de Tobin. Presque tous ces banquets le barbèrent à mourir. Ses hôtes avaient beau se montrer invariablement affables et généreux, tout ce qu’il voyait dans leurs ronds de jambe n’était guère que le désir de s’attirer ses bonnes grâces.
Il préférait cent fois aller voir les hommes dans leurs baraquements. Sans avoir jamais vu de quelle manière Père se comportait vis-à-vis de troupes au sens strict du terme, il conservait un souvenir beaucoup trop vif des relations cordiales que celui-ci entretenait toujours avec sa garde pour se laisser seulement effleurer par l’idée d’agir différemment. Il connut bientôt par leur nom la plupart des officiers et des sergents et organisa des duels fictifs entre les gens de son escorte et tous les champions que la garnison d’Atyion se plut à leur opposer, non sans donner de sa propre personne de-ci de-là. Il éprouva quelque dépit de constater que ses adversaires le laissaient gagner, mais Tharin lui garantit par la suite que leur attitude était plutôt dictée par la déférence et l’affection que par une quelconque crainte.
« Tu es leur seigneur et maître, et tu prends néanmoins le temps d’apprendre comment ils s’appellent, insista-t-il. Tu ne saurais imaginer combien cela compte, pour un simple soldat du rang. »
Il revint aussi à maintes reprises dans la chambre de ses parents pour tenter à nouveau d’y saisir un lointain écho de leur personnalité de l’époque, mais il ne s’approcha plus de l’armoire où se trouvaient les effets de Mère. Il s’empourprait de honte au seul souvenir du reflet que lui avait renvoyé le miroir.
Aussi se contenta-t-il d’y emmener Ki tard dans la nuit, quand tout dormait dans le château, puis, attablé devant le dressoir, de se livrer à des parties de bakshi. Il y conviait également Frère, et le laissait déambuler d’un air lugubre parmi les ombres pendant qu’eux jouaient. Le fantôme n’ayant plus manifesté la moindre intention d’agresser Ki derechef, Tobin se sentait presque disposé à lui pardonner.
La quinzaine achevée, Tobin ne partit qu’à regret; Atyion lui donnait désormais presque autant que Bierfût l’impression d’être sa maison. Peut-être à cause de la façon dont tout le monde le saluait dans les rues de la ville en souriant toujours, et toujours avec sympathie. À Ero, il était le neveu du roi, le cousin de Korin, l’étrange petit héritier en second. Rien de plus, en réalité, que le titulaire d’un poste. À Atyion, il était le fils de quelqu’un, il incarnait l’espoir de la population.
Queue-tigrée l’escorta jusqu’à la cour d’entrée quand sonna l’heure du départ et, assis sur le perron, le regarda s’éloigner en miaulant. Du coup, tandis qu’il chevauchait parmi les ovations de la foule amassée le long des rues et qui agitait des bannières, il en vint presque à déplorer de faire partie des Compagnons.