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Korin n’eut pas le loisir de découvrir le pot aux roses à son père qu’un message laconique le convoquait au Palais Neuf avec maître Porion. Après son départ, les autres Compagnons se révélèrent impraticables. Malgré tous ses efforts pour les captiver en leur décrivant la vingt-troisième bataille de Kouros, le Corbeau perdit sa peine, ils pivotaient comme autant de girouettes au moindre bruit qui parvenait du corridor. Aussi finit-il par lâcher prise, écœuré, et par leur donner congé.
La peur de rater un quelconque mandement leur fit consacrer le restant de l’après-midi à traînasser dans les parages du mess. Ils avaient les nerfs à vif. Si le roi s’était réjoui de la nouvelle, alors à quoi rimait cette attente interminable !
Ki tenta bien de tuer le temps, sans grand enthousiasme, en jouant aux osselets avec Lynx et Barieüs, mais sans qu’aucun d’entre eux parvienne à se concentrer. « À cette heure, il a déjà dû cracher le morceau, s’inquiéta Tanil qui, à force de l’arpenter près de la porte, avait aplati la jonchée. J’avais bien essayé de lui dire d’être plus prudent, mais il n’a rien voulu entendre.
— Il n’avait aucune envie de l’être, et elle non plus, grommela Caliel qui, étalé de tout son long sur un banc devant la cheminée, contemplait d’un air morose le plafond.
— C’est à Porion que le roi va le reprocher ! demanda Lutha.
— Ou à nous ? reprit Quirion. Il se dit peut-être que les Compagnons auraient dû tenir Korin plus à l’œil. Qu’en penses-tu, Tobin !
— Comment le saurais-je ? » Il haussa les épaules et, poignard en main, continua de débiter en fines lamelles un bout de bois.
Ki lui décocha un coup d’œil inquiet. Depuis l’incident survenu le soir des exécutions, l’attitude d’Erius envers son neveu n’était plus tout à fait la même.
« Je persiste à affirmer que, quoi qu’il advienne, c’est une bonne nouvelle pour nous, déclara Zusthra. Son héritier, Korin va l’avoir, et...
— Ça, c’est à son père qu’il appartient d’en décider, le coupa Nikidès. Le gosse est un bâtard, tu l’oublies !
— Je puis citer au moins deux reines de la main gauche, objecta Caliel.
— En effet, sauf que ces deux-là étaient filles de reines, lui remémora Nikidès.
— Et après ? jappa Urmanis. Par les couilles à Bilairy ! faut toujours que tu sois tellement monsieur je-sais-tout ? »
Nikidès rougit et se tut.
« Désolé, mais Nik a raison, repartit Caliel. Allez, mon vieux, explique-lui les choses, il est beaucoup trop bouché pour les voir tout seul.
— Comme une femme sait toujours que l’enfant est d’elle, il est impossible de cocufier une reine, dit Nikidès à Urmanis. Même si elle ignore auquel de ses amants attribuer la paternité, comme ce fut le cas de Klie. Tandis que Korin en est réduit à ne croire l’enfant de lui que sur la parole d’Aliya et sur celle des drysiennes. En tout état de cause, mieux vaudrait qu’il ne le revendique pas pour sien et qu’on le marie bel et bien dare-dare.
— Mais il pourrait encore être cocufié, même par une épouse légitime », fit observer Ki.
Ils n’eurent pas le temps d’en discuter que des bruits de pas qui se rapprochaient les rendirent tous attentifs.
Or, ce ne fut pas Korin qui parut, ni Porion, mais Moriel. On ne l’avait guère aperçu depuis le vilain tour qu’il avait joué à Tobin et aux filles sur les toits. Peut-être avait-il eu vent de la façon dont les amis du petit prince entendaient le récompenser de sa trahison.
Il n’avait d’ailleurs pas l’air enchanté de se trouver là, maintenant. « Le roi veut vous avoir tous pour convives à dîner. Vous devez me suivre au palais tout de suite.
— Et pour Korin, où en sont les choses ? » questionna Caliel.
Moriel lui adressa un simulacre de révérence. « Je ne suis que le messager, messire. »
Le Crapaud devait en savoir plus qu’il ne voulait bien dire, devina Ki, frappé par son air d’aigreur. « Doit être de bonnes nouvelles pour nous ! chuchota t-il à Tobin en lui poussant le coude pendant qu’on sortait du mess. Si le roi était en rogne et nous en voulait d’avoir laissé Korin prendre le mors aux dents, cette petite ordure-là ne te tirerait pas une gueule pareille ... Jurerais qu’il a des coliques ! »
Les centaines de corridors et de passages qui s’enchevêtraient pour relier les innombrables cours du Palais Neuf formaient un véritable labyrinthe pour quiconque n’habitait pas là. Encore la plupart des Compagnons n’en avaient-ils jamais dépassé l’aile accessible à tout le monde, un casse-tête à elle seule, avec son dédale de salles d’audience grandioses et de cabinets ministériels, d’armureries, de chambres fortes pour le trésor et de vestibules à fontaines, de temples, de jardins publics.
À l’aise là-dedans comme un poisson dans l’eau, Moriel les conduisit tout droit vers une petite salle à manger de l’aile réservée au roi. De vastes baies bordées de rinceaux de verre multicolores surplombaient des parterres ornés de fontaines d’or et qu’enfermaient de hauts murs tapissés de treilles. Des braseros brûlaient près de la longue table où se trouvait déjà servi un repas froid. Après s’être incliné, Moriel se retira.
Fallait-il se mettre à table et commencer à manger ? Fallait-il attendre l’autorisation du roi ? Non sans balancer, ils demeurèrent plantés debout jusqu’à ce qu’Erius fasse enfin son entrée, suivi de Korin, de Porion, du Corbeau. Tous quatre affichaient des airs on ne peut plus solennels.
« Je suppose que vous connaissez déjà la nouvelle concernant mon fils et lady Aliya ? grommela le roi tout en promenant à la ronde un regard aigu.
— Oui, Sire », répondit tour à tour chacun des garçons en se figeant au garde-à-vous.
Il les laissa mijoter un moment de plus avant de les régaler d’un large sourire. « Eh bien, dans ce cas, faites une libation puis portez un toast à Korin, à sa dame ... et à mon futur petit-fils ! »
Après avoir consciencieusement embrassé son oncle sur les deux joues, Tobin s’assit à sa gauche. En l’absence de tout domestique, les écuyers s’empressèrent d’assurer le service.
Une fois que Lynx eut achevé de verser le vin, chacun des convives en répandit quelques gouttes sur le dallage avant de boire la kyrielle de santés et de bénédictions.
« Cela fait trop longtemps que nous n’avions pas pris de simple repas ensemble », dit Erius, pendant que circulait le premier plat. Et de maintenir, tout au long du dîner, la conversation sur des sujets ordinaires, tels que la chasse ou leurs progrès à l’entraînement. Contrairement à leur habitude, Porion et le Corbeau ne tarirent pas d’éloges sur leurs élèves.
Barieüs et Ki étaient en train de passer les derniers plateaux de friandises quand le roi se leva et sourit à toute la tablée. « Eh bien, les gars, seriez-vous de jeunes guerriers prêts à tâter à la bagarre pour de bon ? »
N’osant en croire leurs oreilles, ils restèrent tous un moment bouche bée, avant d’éclater en nouvelles acclamations et d’entrechoquer leurs coupes avec pas mal d’éclaboussures afin de saluer leur hôte. Non content de crier: « Hourra ! », Ki lança son plateau en l’air et faillit étrangler Tobin en l’accolant tandis que des tartes au coing pleuvaient tout autour d’eux.
« Il y a toutefois un couac, reprit Erius avec un clin d’œil à son fils. S’il serait malséant que Korin se marie avant d’avoir dûment reçu le baptême du sang, sa dame ne nous laisse pas le loisir de reprendre la guerre. Aussi nous verrons-nous contraints de faire avec ce que Skala peut nous offrir de produits locaux. »
Tout le monde se mit à rire. Persuadé que le vieux guerrier devait s’être finalement débrouillé pour appuyer leur cause, Tobin adressa un regard plein de gratitude à Porion.
Aussitôt la table débarrassée, Korin y déroula une carte sur laquelle il suffit à son cousin de se pencher près de lui pour identifier une portion de la côte septentrionale.
« Voici où nous allons, annonça Korin en plantant l’index sur un point de l’intérieur en pleine montagne. Une grosse bande de brigands nous est signalée dans les contreforts de la chaîne au nord de Colath. Père veut voir le nettoyage terminé avant l’hiver.
— Ils sont combien ? demanda Lutha avec ardeur.
— Une cinquantaine, d’après les rapports dont nous disposons, croassa le Corbeau. Au dire de tous, de la racaille en pleine pagaille. Ils n’ont pas cessé de bouger, jusqu’ici, attaquant de nuit sans préavis, s’en prenant de préférence à de menues bourgades. Ils sont en train d’établir leurs quartiers d’hiver dans les collines, de sorte qu’il ne sera pas bien difficile de les trouver.
— Nous allons partir pour une forteresse sise pas trop loin de là, ici, tenez, Rilmar.
— Rilmar ? » s’exclama Ki.
Erius se mit à glousser. « Je me suis dit qu’il était temps que ton père remercie comme il sied son jeune bienfaiteur. Et j’imagine que tu ne seras pas fâché non plus de revoir ta famille, toi ? À ce qu’il paraîtrait, ça fait sacrément longtemps que tu n’en as pas eu l’occasion, hein !
— En effet, Sire. Je vous remercie. » Le ton ne manifestait pas un enthousiasme délirant. Les autres étaient trop excités pour s’en apercevoir, mais Tobin s’en alarma et lorgna son ami. Celui-ci adorait autrefois raconter des anecdotes sur les siens. À l’entendre, ils étaient une telle tripotée de loufoques au sang chaud que le petit prince avait toujours eu envie de les rencontrer. Mais il n’en parlait plus guère, à présent, Ahra exceptée.
« Et alors, ça va être nous contre cinquante ? demanda Lutha, emballé.
— En fait, Tobin et moi, nous emmènerons notre garde, ce qui fait déjà quarante, et vous tous en plus, expliqua Korin. Lord Larenth est en mesure de fournir une autre vingtaine d’hommes, grosso modo, mais ce n’en sera pas moins notre bataille à nous.
— Et n’allez pas vous tracasser, vous, reprit-il en ébouriffant les cheveux de Tobin et en arrêtant son regard sur chacun des plus jeunes, on part tous.
— Nous pouvons être prêts dès le point du jour ! » s’enflamma Caliel.
Erius se mit à pouffer de rire. « Il va falloir un peu plus de temps que ça. On doit préparer les bateaux, rassembler les fournitures. Vous autres, les gars, vous aiderez à superviser les préparatifs, tâche qui fait partie de votre éducation. Deux jours seront bien assez tôt passés. » Il empoigna Korin par l’épaule et le secoua de manière affectueuse. « Dès que tu seras de retour les joues barbouillées de sang, nous l’annoncerons, ton fichu mariage ! »