5
Arkoniel ne prit pleinement conscience de l’ampleur qu’avait atteinte son contentement que le jour où la quiétude fallacieuse dont jouissait la communauté vola brusquement en éclats.
Il se trouvait au travail avec les enfants dans le jardin des simples, à récolter les dernières herbes de la saison. La lune serait pleine la nuit suivante, et il s’attendait à un coup de gel. Soudain, un petit point lumineux surgit à quelques pieds de son nez. Wythnir et les autres le regardèrent anxieusement toucher du doigt la sphère messagère. Il se sentit chatouillé par la fébrilité de Lyan et, tandis que la bulle disparaissait, entendit sa collègue dire d’une voix haletante : « Cachez-vous ! Tout de suite ! Il arrive un héraut ! »
Il ordonna : « Allez, les gosses, dans les bois !
Prenez vos corbeilles et vos outils ... , plus vite que ça ! »
Dès qu’ils furent en sécurité, dissimulés par les taillis, il formula lui-même un message magique et l’expédia à destination d’Eyoli, dans le cabinet de travail.
« C’est les Busards qui viennent nous attraper ? » pleurnicha Totmus, accroupi tout près de lui. Le reste de la bande s’était cramponné à Ethni, qui les serrait bien fort contre elle, bien qu’elle fût aussi affolée qu’eux.
« Non, rien qu’un émissaire. Mais n’empêche, il ne faut pas faire le moindre bruit. Eyoli viendra nous chercher quand nous ne risquerons plus rien. »
Un cavalier remonta la colline au galop, puis ils entendirent résonner en creux le fracas des sabots sur le pont. Arkoniel se demanda si Nari allait offrir à l’intrus l’hospitalité coutumière - le gîte et le couvert jusqu’au lendemain. L’idée de coucher cette nuit à la belle étoile ne lui souriait pas spécialement. Comme pour souligner son appréhension, Totmus se bâillonna la bouche à deux mains pour étouffer une quinte de toux. En dépit des repas solides et de tous les bons soins de Nari, le petit demeurait pâlichon, maladif, et tous les symptômes qu’il présentait laissaient augurer d’un automne froid.
Le soleil déclinait peu à peu dans le ciel, et les ombres fraîchissaient autour d’eux. Les étoiles commençaient à piqueter l’azur empourpré quand ils perçurent à nouveau le tapage du cavalier. Arkoniel poussa un soupir de soulagement quand le silence fut retombé sur la route de Bierfût, mais il préféra patienter là jusqu’à ce qu’Eyoli leur ait fait parvenir un point lumineux pour les avertir qu’ils pouvaient rentrer sans danger.
Il ne trouva que Catilan et Nari dans la grande salle.
Ses collègues étaient encore tapis à l’étage.
« Ça vient de Tobin », dit Nari en lui tendant un rouleau de parchemin scellé aux armes d’Atyion.
Arkoniel eut le cœur chaviré par ce qu’il lisait, malgré le ton jubilant de la lettre : les Compagnons étaient rentrés chez eux, le périple princier s’était passé on ne peut mieux, et le roi avait accordé à Tobin la permission d’aller chasser quelques semaines à son ancienne demeure pour y célébrer son anniversaire. Des charretées de serviteurs et de provisions allaient sous peu se mettre en branle et bringuebaler vers le fort pour tout préparer sur place en vue du séjour.
« J’imagine que cela devait arriver, tôt ou tard, soupira Nari. C’est toujours son chez lui, ici, après tout. Mais comment diable est-ce que nous ferons pour planquer tout notre petit monde avec des meutes de chasseurs en train de fureter aux quatre coins de la maison !
— Vaudrait rien de les envoyer dans la forêt, décréta Catilan. y aurait toujours quelqu’un pour tomber sur n’importe quel camp qu’on y dresserait. - Et toi, Arkoniel ? ajouta Nari. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Pour ne pas parler de tous ces lits supplémentaires qu’on a montés. Et des potagers ! » Arkoniel rejeta la lettre. « Eh bien, quartier-maître, que suggères-tu !
— C’est pas bien compliqué, remettre un peu d’ordre dans la baraque. Les lits, va les falloir, et les potagers, ça peut s’expliquer. Mais vous tous, va bien vous falloir partir quelque part, répondit Catilan. La question est: où ? L’hiver approche à grands pas. » Elle attira Totmus contre elle et darda sur Arkoniel un regard entendu. « y aura bientôt plein de neige par terre. »
Eyoli, qui avait suivi leur conversation du haut de l’escalier, descendit les rejoindre. « li nous est impossible de voyager en groupe, tels des comédiens ambulants. D’autres ont déjà essayé de le faire. Les Busards tâchent d’arrêter tous ceux qu’ils croisent sur la route et qui jurent leurs grands dieux être des acteurs et ce genre-là. Nous devons nous disperser.
— Pas question ! s’insurgea Arkoniel. Nari, tu t’occupes des enfants. Eyoli, suis-moi. »
Les autres magiciens l’attendaient, angoissés, dans son cabinet de travail. À peine eut-il fini de leur expliquer la situation qu’ils furent pris de panique et se mirent à parler tous à la fois. Melissandra se rua vers la porte et, à tue-tête, appela Dara pour faire ses paquets. Haïn se leva, prêt à la suivre. Malkanus projetait déjà de défendre l’accès de la route. Même les plus vieux s’apprêtaient manifestement à prendre la fuite.
« Mais écoutez-moi, bons dieux ! s’époumona Arkoniel. Melissandra, Haïn, revenez donc ! »
Voyant que rien n’y faisait, il marmotta un charme que Lhel lui avait appris et claqua dans ses mains. Un grondement de tonnerre ébranla la pièce et réduisit tout le monde à un silence stupéfié.
« Auriez-vous déjà oublié pourquoi vous vous trouvez ici ? lança-t-il. Regardez autour de vous. » Chacun des mots qu’il lâchait accélérait la chamade de son cœur. « La Troisième Orëska dont parle Iya n’a rien à voir avec une chimère lointaine. Elle se tient en ces lieux mêmes. En ce moment même. Dans cette pièce même. Nous sommes la Troisième Orëska, les premiers fruits de la vision qu’a eue mon maître, c’est nous. L’Illuminateur nous a réunis. Quelque dessein qu’il y ait là-dessous, nous ne pouvons plus nous disperser, dorénavant.
— Il a raison, l’appuya Eyoli. Maîtresse Virishan l’a toujours dit et répété, notre sécurité repose sur le front commun. Les gosses d’en bas ? Ils seraient tous déjà morts, sans elle. Si nous faisons face de conserve, il se peut que nous arrivions à tenir tête aux Busards. Je sais pour ma part que je ne puis pas le faire par mes seuls moyens.
— Et nous en sommes tous au même point, convint le vieux Vornus d’un air sombre.
— Je m’en suis assez bien tiré, moi, riposta Kaulin, plus rechigné que jamais.
— En déguerpissant. Et en venant vous réfugier ici, lui remémora sèchement Arkoniel.
— Je ne l’ai fait que pour assurer ma sécurité, pas pour perdre mon indépendance.
— Vous préféreriez sans doute porter l’un de leurs matricules d’argent ? l’apostropha Cerana. De quelle indépendance jouiriez-vous, une fois qu’ils vous auraient numéroté et qu’ils auraient inscrit votre nom dans leur maudit registre ? Je combattrai pour votre reine, Arkoniel, mais ce que je veux par-dessus tout, c’est flanquer dehors ces monstres en robes blanches. Pourquoi Illior tolère-t-il une pareille farce !
— Peut-être sommes-nous justement la preuve qu’il ne la tolère pas », suggéra Malkanus en s’adossant au mur près de la fenêtre.
Arkoniel le regarda d’un air ahuri. L’autre haussa les épaules et tripota la somptueuse broderie de soie qui ornait la manche de sa robe. « J’ai vu la vision, et j’ai cru. Je me battrai, s’il le faut. Je suis d’avis que nous restions ensemble.
— Affaire entendue, nous restons ensemble, intervint Lyan. Mais nous ne pouvons pas demeurer ici.
— Pourquoi ne pas dès lors nous retirer plus loin dans la montagne ? proposa Kaulin. J’y suis monté rôder pas mal. Le gibier n’y manque pas, pour qui sait gagner sa nourriture quotidienne.
— Mais pendant combien de temps ? demanda Melissandra. Et qu’adviendra-t-il des gosses ? Plus haut nous irons, plus vite l’hiver nous y surprendra. - Lyan, est-ce qu’il vous est possible d’envoyer à Iya l’un de vos messages lumineux !
— Pas si je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve. Il faut savoir de quel côté les adresser.
— Alors, tant pis. Nous nous débrouillerons sans elle. Il ne nous reste qu’à empiler dans la charrette et sur vos chevaux toutes les fournitures qu’il est possible d’emporter, et nous verrons bien où nous mènera la route. Soyez prêts dès le point du jour. »
Comme plan, c’était plutôt vague, mais toujours tenait-on le bon bout.
Nari et les servantes se chargèrent de l’approvisionnement. Arkoniel se fit aider des hommes pour redéménager le peu d’affaires personnelles qu’il possédait dans son ancienne chambre à coucher du second. Cela terminé, il réexpédia sa main-d’œuvre se rendre utile dans la cour des cuisines et se retrouva seul au dernier étage pour la première fois depuis des mois. La chair de poule lui cloqua les bras. Il faisait déjà noir.
Il empaqueta précipitamment des vêtements pour quelques jours en les fourrant dans un sac. Son absence ne durerait pas longtemps; sitôt ses protégés établis quelque part, il reviendrait pour tenter d’avoir un entretien avec les garçons. Il s’efforça de ne pas penser à la porte verrouillée du fond du corridor, mais il eut tout du long l’impression, de plus en plus nette, qu’Ariani était en train de l’observer.
« C’est pour ton enfant. Rien que pour elle », chuchota-t-il. Les bras chargés de son ballot difforme, il se trouvait déjà à mi-chemin de l’escalier quand il s’avisa qu’il avait oublié d’emporter le sac qui contenait le bol. Cela non plus, il n’y avait pas pensé depuis des mois.
Se tournant lentement, il fouilla des yeux les ténèbres béantes au-delà du cercle de sa lampe. y avait-il réellement une silhouette blanche qui remuait près de la maudite porte, ou n’était-ce là qu’un mauvais tour joué par la lumière ? À force de volonté, il rebroussa chemin vers le cabinet de travail. À chacun des pas qu’il faisait, l’air qui frôlait son visage devenait plus froid, mais il n’avait pas le droit de prendre la fuite. Pas sans le bol.
Il se rua vers la table et, dessous, rafla dans sa planque le sac de cuir poussiéreux. Tout en l’engloutissant tant bien que mal dans son paquetage, il jetait en tous sens des regards éperdus, s’attendant à voir à tout moment surgir de l’ombre le visage sanglant d’Ariani. Mais aucun indice ne trahissait la présence de la princesse, hormis l’atmosphère glaciale, qu’il fallait d’ailleurs simplement imputer, peut-être, à la bise nocturne qui se faufilait à travers les volets. D’une main tremblante, il ajouta dans son bagage une sélection de simples supplémentaires et un pot de copeaux à feu.
Il se trouvait derechef vers le milieu du corridor quand une nouvelle illumination le cloua sur place.
Dans peu de jours, le manoir serait bourré de nobles jouvenceaux, de veneurs et de domestiques. Chacune des chambres en aurait forcément son lot.
« Par les couilles à Bilairy ! » Laissant choir son fardeau sur le palier de l’escalier, il s’empara de sa baguette magique et se dépêcha de retourner vers ses appartements.
Sans être bien difficile, l’occultation réclamait du temps et de la concentration. Lorsqu’il eut achevé de camoufler les portes d’accès aux deux pièces en conférant au mur l’apparence de la continuité, il était trempé de sueur et grelottait de tous ses membres. L’opération laissait encore disponibles deux chambres d’hôtes de l’autre côté du couloir.
C’est seulement alors qu’il s’en avisa, il avait négligé les fenêtres, et elles se voyaient de la route. Avec un grondement de dépit, il réduisit à néant les charmes si patiemment tramés puis reprit sa tâche en suscitant cette fois l’illusion qu’avait eu lieu un incendie; de l’extérieur, les gens verraient des chambranles noircis, des volets calcinés. Il était en train d’occulter à nouveau la seconde porte quand la flamme de sa lampe vacilla, s’éteignit, cependant que s’exhalait un soupir reconnaissable entre tous.
Ariani se tenait près de la porte de la tour, aussi nette et claire qu’une bougie dans le noir. L’eau et le sang qui ruisselaient de sa chevelure noire détrempaient le devant de sa robe et formaient une flaque autour de ses pieds. Silencieuse comme une fumée, elle glissa jusqu’à l’entrée du cabinet de travail, une main plaquée sur sa bouche, l’autre appuyée contre son flanc selon un angle si singulier qu’on aurait dit qu’elle charriait quelque chose. Elle contempla l’illusion pendant un bon moment d’un air abasourdi, perdu.
« Je protège ton enfant », lui dit Arkoniel.
Elle le maintint un moment captif dans ses prunelles fixes puis s’évapora sans mot dire.
Alors qu’il s’était attendu à ne pas fermer l’œil de la nuit, il sombra dans un demi-sommeil agité dès la seconde où il se fut allongé sur le lit pas encore fait de la chambre de Tobin et rêva de cavaliers qui, sous la conduite du fantôme d’Ariani, le pourchassaient à travers la forêt.
Le contact d’une main froide sur son front le fit brutalement remonter à la surface avec un cri étranglé. Non, il ne rêvait plus, une main le touchait bel et bien. En se débattant farouchement, il culbuta par erreur dans la ruelle et se retrouva désespérément coincé entre le mur et le sommier.
Une femme se tenait sur le bord opposé, sombre silhouette découpée sur la vague luminosité qui affluait dans la pièce par la fenêtre ouverte. Ariani l’avait poursuivi jusqu’ici. Il se recroquevilla de toute sa chair à la seule pensée qu’elle ait pu le toucher pendant son sommeil.
« Arkoniel ? »
Ce n’était pas la voix d’Ariani.
« Lhel ? » Un léger gloussement répondit, puis il sentit s’affaisser le matelas lorsqu’elle s’assit. « Bénis soient les Quatre ! » Il regrimpa sur le lit, la serra dans ses bras et finit par poser la tête au creux de son giron. Les pampilles en dents de daim s’imprimaient dans sa joue. Ténèbre au sein des ténèbres, Lhel se mit à lui caresser les cheveux.
« Je t’ai manqué, petit homme ? »
Au comble de l’embarras, il se redressa, l’attira contre lui, tout en enfouissant ses doigts dans le fourré de boucles noires. Des brindilles et des feuilles mortes s’y enchevêtraient, et ses lèvres avaient une saveur salée. « Je ne t’ai pas vue depuis des semaines. Où étais-tu donc !
— La Mère m’a envoyée dans les montagnes rechercher des lieux que mon peuple habitait autrefois. Ils ne se trouvent qu’à quelques journées de marche d’ici. Demain, je servirai de guide à tes magiciens. Cela dit, vous allez devoir vous dépêcher de construire autant de maisons que cela vous sera possible avant la survenue des neiges. »
Arkoniel s’écarta un peu pour tâcher de discerner ses traits. « Et c’est ta déesse qui t’a fait revenir aujourd’hui, juste au moment où j’avais le plus grand besoin de toi ? »
Comme elle demeurait obstinément muette, il devina qu’elle était de retour depuis un certain temps. Il n’eut toutefois pas le loisir de la presser davantage sur ce sujet, car elle lui coupa le souffle en le renversant subitement sur le dos pour le dévorer de baisers affamés. Il sentit son ventre s’embraser quand elle lui sauta dessus, relevant sa robe tout en fourrageant dans le devant de la tunique qu’il portait, puis à la rugosité de la bure succéda la douceur de la peau. C’était la première fois qu’elle s’offrait à lui dans le fort, et elle en éprouvait autant de désespoir que lui. Lui maintenant les mains contre ses seins, elle se lança dans une chevauchée sauvage et finit par s’abattre brusquement sur lui pour étouffer leurs cris lorsqu’ils jouirent simultanément. Un éclair fulgura derrière les paupières d’Arkoniel tandis qu’il se débattait sous elle en gémissant, et puis l’univers explosa dans une éruption de lumière pourpre.
Quand il eut retrouvé ses esprits, elle était allongée près de lui, et sa paume brûlante et moite lui emprisonnait les bourses.
« Ton paquet n’est pas assez gros pour le voyage, murmura-t-elle.
— li était bien assez bourré avant que tu me le vides », gloussa-t-il, croyant à quelque quolibet flétrissant par jeu sa virilité.
Elle se redressa sur un coude et, du bout du doigt, effleura les lèvres de son amant. « Pas ça, les affaires que tu emportes. Une fois mort, tu ne seras d’aucune utilité pour Tobin. Il te faut partir avec les autres et rester loin d’ici.
— Mais tu y vis bien, toi ! Tu pourrais les emmener jusqu’à ton chêne et les y cacher.
— Trop nombreux, et trop nombreux les étrangers qui viennent, peut-être accompagnés de magiciens suffisamment doués de double vue pour percer le voile de ma magie.
— Mais je veux revoir les garçons, moi. Apprends-moi comment tu as fait pour rester cachée si longtemps ! » Il lui saisit la main et en embrassa la paume calleuse. « Je t’en prie, Lhel. Je te le demande au nom de la Mère ... »
Elle retira vivement sa main et se laissa glisser à bas du lit. li ne pouvait voir son visage pendant qu’elle rajustait ses vêtements, mais il la sentait furieuse. « Qu’y a-t-il ? J’ai dit quelque chose ... !
— Tu n’as pas le droit ! » cracha-t-elle. Elle traversa la chambre pour aller récupérer son châle qui traînait par terre, et le clair de lune tomba de biais sur son visage et le transforma en un masque hideux. La lumière laiteuse creusait de noir chacune de ses rides et chacun de ses plis tout en décolorant complètement sa chevelure. Les motifs symboliques de ses pouvoirs lui calcinaient la figure et les seins, telles des coulées d’encre sur de l’albâtre. L’amoureuse de l’instant d’avant se dressait à présent devant lui sous un aspect qu’il ne lui avait jamais vu ... , celui d’une antique mégère altérée de vengeance.
Arkoniel eut un mouvement de recul ; elle venait de révéler le côté de sa personnalité contre lequel Iya s’était si souvent efforcée de le mettre en garde. Avant qu’il pût reprendre assez d’empire sur lui-même pour s’en abstenir, sa main s’était levée pour esquisser contre elle un signe de préservation.
Elle se pétrifia, l’œil naufragé dans le bitume des orbites, mais son masque hargneux s’adoucit d’une véritable affliction. « C’est contre moi que tu fais ce signe ? » Elle revint s’asseoir sur le bord du lit. « N’invoque jamais ma déesse, il ne le faut pas. Elle ne saurait pardonner tout le mal que ton peuple et votre Orëska nous ont fait.
— Mais alors, pourquoi t’a-t-elle ordonné de nous seconder si peu que ce soit ? »
Elle se passa les mains sur le visage pour en effacer les motifs symboliques. « C’est pour obéir à la volonté de la Mère que je vous ai aidés, c’est Sa volonté qui m’a imposé de rester prendre soin de l’esprit tourmenté que nous avions suscité cette nuit-là. Tout au long de ces innombrables journées solitaires, j’ai médité sur ce mystère. Et puis, lorsque tu es venu à moi pour devenir mon disciple de ton plein gré ... » Elle lui saisit la main, et ses doigts s’attardèrent sur le moignon luisant de celui qu’il avait perdu. « Il n’est pas en ton pouvoir de me faire un enfant avec ta semence, mais ta magie, jointe à la mienne, a réussi à procréer quelque chose de neuf. Il se peut qu’un jour nos deux peuples associés fassent encore davantage, mais nous continuerons à suivre des dieux différents. Ton Illior n’est pas ma Mère, quelle que soit la façon dont tu t’y prennes pour essayer de te persuader du contraire. Sois fidèle à tes propres dieux, mon ami, et garde-toi d’offenser ceux des autres.
— Je n’avais pas l’intention de ... »
Elle lui effleura la bouche de ses doigts glacés. « Non. En invoquant Son nom tu avais seulement celle de me faire céder. Ne t’y risque plus. Jamais. Quant aux autres magiciens qui se trouvent ici, ma seule vue les hérissera. Tu te rappelles notre première rencontre ? Ta peur et ta répulsion ? La façon dont tu m’as qualifiée de "petite arnaqueuse", par-devers toi ? »
Il opina du chef, on ne peut plus honteux. Iya et lui l’avaient traitée comme une marchande de bas étage, sans lui condescendre le moindre respect, même après avoir obtenu qu’elle satisfasse toutes leurs demandes.
« Je ne gagnerai pas leur bienveillance comme j’ai gagné la tienne. » Elle lui promena un doigt espiègle le long des abdominaux jusqu’aux pilosités de l’aine. « Veille simplement à ce que les plus forts d’entre eux ne m’agressent pas. » Elle se recula légèrement pour lui planter droit dans les yeux un regard acerbe. « Dans leur propre intérêt, compris !
— Compris. » Il fronça les sourcils. « Que vont penser Tobin et Ki, en ne me trouvant pas ici !
— Ce sont des petits malins. Ils devineront. » Elle demeura un moment songeuse. « Laisse au fort ton embrumeur mental.
— Eyoli !
— Oui. li est très astucieux, et parfaitement capable de jouer les inaperçus. Qui donc ira s’interroger à deux fois sur un vulgaire garçon d’écurie ? Si Tobin a besoin de nous, lui saura nous en avertir. » Elle se replanta debout. « Ouvre bien l’œil, une fois en route, demain, tu finiras par me trouver. Emporte autant de vivres qu’il te sera possible d’en trimballer. Et davantage de vêtements. Tu vas m’écouter, n’est-ce pas, tu ne bougeras pas de là-bas ? Ton retour ne serait d’absolument aucun profit. »
Il n’eut pas le temps de répondre qu’elle avait déjà disparu dans les ténèbres avec autant de promptitude qu’un fantôme. Peut-être un jour consentirait-elle à lui apprendre aussi ce tour-là.
Tout espoir de dormir était vain, désormais. Il descendit dans la cour des cuisines contrôler une fois de plus tout le fourniment empilé dans la charrette, compter les couvertures, les rouleaux de cordes, les sacs de farine, de sel et de pommes. Grâces en fussent rendues à l’Illuminateur, ici, le roi n’avait pas plus nommé de protecteur que d’intendant. Tout en parcourant les diverses cours de l’enceinte, il ramassa tout ce qu’il put trouver d’outils - scies, marteaux, deux haches rongées de rouille abandonnées dans les casernements, une petite enclume dénichée derrière l’atelier du maréchal-ferrant... Le seul fait d’accomplir une besogne utile lui procurait quelque réconfort, et il eut tout du long la conviction de plus en plus solide que venait de se prendre une espèce de virage décisif. Après des années de vagabondage avec Iya, voici qu’il se retrouvait avec une poignée de magiciens en fuite et une charrette ... , sa nouvelle Orëska.
Pour humble qu’était ce début, songea-t-il, c’était un début tout de même. Un début.