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Les étoiles étaient en train de s’estomper quand lui-même et tout son petit monde se mirent en route. Haïn conduisait la charrette où s’étaient entassés les enfants, les autres avaient des montures. En croupe, Arkoniel portait Wythnir qui, cramponné à la selle, coinçait entre eux son maigre baluchon.

 « Où mène ce chemin, maître ? questionna-t-il.

— Aux villes minières qui se trouvent au nord d’ici, avant d’aboutir finalement sur la côte, à l’ouest de l’isthme », répondit Arkoniel. Des siècles auparavant, des colons skaliens étaient venus s’installer dans les montagnes, attirés par les filons d’argent, d’étain, de fer et de plomb. Le rendement de certaines mines restait encore suffisant pour y retenir cette population.

Il ne dit rien de l’histoire qu’il tenait de Lhel et selon laquelle des soldats de Skala - parmi lesquels se trouvaient des ancêtres de Tobin - avaient emprunté le même chemin pour aller guerroyer contre son peuple à elle. Pillards impénitents, les Retha’noï étaient à l’époque de vaillants guerriers, mais ce qui les rendait encore plus forts et plus redoutables, c’était leur magie. Seuls avaient survécu les nécromanciens les plus éminents, qui s’étaient vu refouler tout au fond des montagnes. On ne les pourchassait plus, mais ils demeuraient des exilés, loin des terres côtières fertiles qui leur avaient jadis appartenu. En s’aventurant dans leurs repaires à la recherche d’une sorcière, Iya et lui s’étaient heurtés à l’animosité tenace qui couvait toujours dans les cœurs de cette petite race noiraude.

Il avait respecté les instructions de Lhel en ne parlant d’elle à personne, sauf à prévenir ses compagnons qu’ils allaient rencontrer un guide qui se chargerait de les emmener en lieu sûr. On tomba sur elle juste après l’aube. Elle les attendait, plantée sur un gros rocher du bas-côté.

En l’apercevant, les autres tirèrent brutalement sur les rênes. Malkanus porta la main à son aumônière, et déjà il s’apprêtait à diriger contre elle quelque sortilège de sa façon quand Arkoniel s’interposa.

 « Non ! Arrêtez ! Pas de ça ! commanda-t-il. C’est notre guide.

— Ça ? se récria Malkanus. Une puante sorcière des monts ? »

Lhel se croisa les bras et le toisa d’un air mauvais. « Je vous présente Lhel, qui m’honore de son amitié. Iya et moi la connaissons bien. Je compte que ces titres lui vaudront vos égards à tous. Cela fait des années qu’Illior nous l’a envoyée. Elle a, elle aussi, bénéficié de la vision.

— Et Iya donne son approbation ? demanda Lyan, qui était assez âgée pour se souvenir des razzias.

Bien entendu. De grâce, mes amis, Lhel nous offre son aide, et nous en avons le plus pressant besoin. Je puis me porter garant de son bon vouloir. »

 

En dépit des assurances d’Arkoniel, les tensions demeurèrent on ne peut plus vives de part et d’autre. Si Lhel ne manifestait qu’un enthousiasme plutôt chiche à occuper le banc de la charrette aux côtés d’Haïn, lui se démanchait en revanche aussi consciencieusement pour éviter de la toucher que si elle était atteinte de la rouge-et-noir.

Après avoir, ce même jour, franchi la première passe, il fallut au-delà se hisser dans une vallée abrupte. L’air se fit plus piquant, les plaques de neige qui marbraient les versants descendaient insidieusement jusqu’au bord du chemin. Les arbres rabougris et clairsemés vous laissaient à la merci du vent. Pendant la nuit retentirent à proximité des hurlements de loups, et l’on entendit même à plusieurs reprises des feulements de cougouars répercutés par l’écho des pics.

Les gosses dormirent entassés sous des couvertures à l’arrière de la charrette pendant que les magiciens plus âgés se relayaient pour monter la garde et entretenir les feux. La toux de Totmus empira. Pelotonné parmi les autres, il toussait tout en somnolant sans parvenir à se reposer. Sous le regard soupçonneux des Orëskiens, Lhel prépara une tisane à son intention et la lui fit ingurgiter à force de câlineries. Il régurgita d’inquiétants paquets de mucosités vertes et ne parut que s’en porter mieux. Le troisième soir, il riait de nouveau avec ses compagnons.

Si la méfiance des magiciens ne se relâchait pas, les enfants se montrèrent, eux, d’une conquête plus facile. Afin de tuer les heures interminables et fatigantes qu’ils devaient passer dans la charrette, Lhel se mit à leur raconter des histoires, dans son charabia de skalien, et les régala de jolis petits sortilèges. Chaque fois que l’on faisait halte pour la nuit, elle s’enfonçait dans le noir et reparaissait avec des brassées d’herbes et de champignons qui amélioraient le fricot.

 

Le troisième jour, ils descendirent le long d’une gorge d’où la forêt remontait progressivement à leur rencontre. Des centaines de pieds en contrebas coulait un torrent bleu-vert dont les parois rocheuses amplifiaient les grondements. Juste au-delà des ruines d’un village abandonné, ils suivirent vers l’ouest un petit affluent qui les mena dans une modeste vallée ensevelie sous des bois très drus.

À défaut de chemin, Lhel leur fit emprunter le bord du cours d’eau, parmi de gigantesques pieds de ciguë. La densité croissante de la forêt s’opposa bientôt au passage de la charrette, et c’est à pied que la sorcière leur fit remonter un maigre ruisseau qui les conduisit à une clairière enfouie dans les arbres et submergée par la végétation.

Un village avait autrefois occupé les lieux, mais ce n’étaient pas des mains skaliennes qui l’avaient édifié. Aucune des modestes huttes de pierre circulaires et dépourvues de toits qui s’alignaient sur la berge n’excédait les dimensions d’un cellier à pommes. Nombre d’entre elles s’étaient effondrées à l’intérieur, et les plantes grimpantes et la mousse les avaient envahies, mais il en restait quelques-unes en assez bon état.

De-ci de-là, des pieux vermoulus penchés selon des angles disparates aux abords de la lisière commémoraient l’existence d’une palissade élevée jadis contre les cougouars et les loups, voire même contre l’envahisseur skalien.

 « ça bon endroit, déclara Lhel. Eau, nourriture et bois. Mais falloir vous bâtir bien vite. » Elle pointa l’index vers le ciel, où se concentraient lentement des nuages gris. Aujourd’hui, chacun pouvait voir son haleine fumer au contact de l’air. « Bientôt neige. Falloir petits coins chauds pour dormir, oui ? »

Elle se dirigea vers l’une des huttes et leur montra des trous percés dans certaines des pierres supérieures. « Ça pour piquets du toit.

— Vous allez rester avec nous, maîtresse ? » demanda Danil, agrippé à la main de la sorcière. La veille, elle lui avait enseigné à faire venir les musaraignes sur son genou, exploit dont Arkoniel lui-même n’aurait jamais cru le gamin capable, et il était constamment fourré dans ses jupes comme un chiot, depuis.

 « Certain temps, répondit-elle en lui tapotant la main. Peut-être apprendre toi nouvelle magie !

....:.- Et moi, je pourrai aussi ? fit Totmus en torchant sur sa manche son nez morveux.

— Et moi ! » s’enflammèrent les jumelles d’une seule voix.

Lhel affecta d’ignorer les regards torves des magiciens. « Oui, les petits. Vous tous apprendre. » Elle sourit à Arkoniel, et il éprouva comme une nouvelle bouffée de la bizarre certitude que les choses étaient en train de se mettre en place exactement comme elles devaient le faire.

Sous la direction de Lhel, les serviteurs s’employèrent à rendre habitables pour la nuit plusieurs des logis vétustes en leur improvisant à la va-vite des toitures avec des branches et des arbrisseaux.

Pendant ce temps, Malkanus, Lyan et Vornus entraînèrent Arkoniel à l’écart.

 « C’est ça, ta Troisième Orëska ? l’apostropha Malkanus d’un ton furibond en branlant son pouce pardessus l’épaule du côté des gosses attachés aux talons de la sorcière. Nous allons tous dorénavant donner dans la nécromancie !

— Tu sais que c’est interdit, avertit Vornus. Nous ne saurions tolérer qu’elle continue à les endoctriner.

— Je connais toutes les histoires qui courent là-dessus, mais, je vous l’affirme, elles ne sont pas entièrement fondées, riposta Arkoniel sans se démonter. Cela fait des années que j’étudie avec cette femme, et je me suis initié aux racines authentiques de sa magie. Laissez-moi seulement vous montrer, s’il vous plaît, vous verrez par vous-mêmes que je dis vrai. Illior ne nous aurait jamais dirigés vers elle si nous n’étions pas censés tirer profit de son enseignement. Comment cela ne serait-il pas un signe !

— Mais la magie que nous pratiquons est pure ! protesta Lyan.

— li nous plaît de le croire, et pourtant j’ai vu des Aurënfaïes secouer la tête devant certaines de nos opérations. Puis souvenez-vous, notre magie est tout aussi peu naturelle à notre propre espèce que celle de Lhel. Il nous a fallu mélanger notre sang à celui des ’faïes avant que les Trois Terres n’aient des magiciens. Peut-être est-il temps de l’apparier à un nouveau sang, natif de Skala, lui. Les tribus des monts habitaient ce pays bien avant que nos ancêtres n’y arrivent.

— En effet, et elles ont tué des centaines des nôtres ! » jappa Malkanus.

Arkoniel haussa les épaules. « Ils combattaient les envahisseurs. Se trouve-t-il un seul d’entre nous qui n’aurait fait de même ? Je nous crois appelés à faire la paix avec eux, maintenant, d’une manière ou d’une autre. Mais, pour l’instant, fiez-vous à moi quand je dis que nous avons besoin de l’aide de Lhel et de sa magie spécifique. Parlez avec elle. Écoutez d’un cœur ouvert, comme je l’ai fait, ce qu’elle vous dit. Elle a des pouvoirs prodigieux.

— Pour ça, je ne les perçois que trop, marmonna Cerana qui s’était jointe à eux. Et c’est justement ce qui me tracasse. »

Loin de se laisser ébranler par les convictions d’Arkoniel, ses collègues l’avaient quitté en branlant du bonnet.

Lhel se porta vers lui et dit: « Viens. Je vais t’enseigner quelque chose de nouveau. » Rebroussant chemin jusqu’à la charrette, elle se mit à farfouiller dans les bagages, en extirpa une bassine de cuivre puis longea le ruisseau qui finit par s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt. Désormais ponctuées de corniches et de gradins moussus, les berges abruptes étaient encombrées de fourrés broussailleux roussis par le gel, de fougères et de figues-aux-canes. Plus bas, le courant faisait osciller des bouquets touffus de queues-de-renard. Elle en arracha une dont elle pela le rhizome blanchâtre et charnu. Tout sec et fibreux qu’il était, si tard dans l’année, il restait encore comestible.

 « Il y a des tas de choses à manger, par ici », dit-elle en reprenant sa marche. Une nouvelle halte lui permit de cueillir sur un tronc d’arbre en putréfaction un gros champignon jaune dans lequel elle l’invita à mordre. « Il vous faut aller à la chasse avant l’arrivée des neiges et fumer la viande. Et faire provision de bois. J’ignore si tous les enfants reverront le printemps. En tout cas pas Totmus, je pense.

— Mais tu l’as guéri ! » se récria-t-il douloureusement. Il s’était déjà beaucoup attaché au petit garçon.

Elle répliqua par un haussement d’épaules. « J’ai fait ce que j’ai pu pour lui, mais le mal est profondément ancré dans ses poumons. Il va revenir. » Elle s’arrêta de nouveau. « Je sais ce qu’ils t’ont dit de moi. Tu as pris ma défense, et je t’en remercie, mais les plus âgés ont raison. Tu es loin d’avoir sondé le fin fond de mes pouvoirs.

— Arriverai-je un jour à le sonder !

— Prie que non, mon ami. Mais maintenant, la nouveauté promise. Elle est pour toi seul. Donne-moi ta parole de n’en faire part à personne.

— Par mes mains, mon cœur et mes yeux, tu l’as.

— Très bien, alors. Nous commençons. » Mettant ses mains en porte-voix, Lhel lança un appel rauque, chevrotant, puis prêta l’oreille. Arkoniel l’imita mais ne perçut rien d’autre que le vent dans les frondaisons et les gargouillis du ruisseau.

Lhel se tourna pour lancer l’appel par-dessus les eaux. Cette fois s’éleva une vague réponse, puis une seconde, déjà plus proche. Un cerf émergea des bois sur la rive opposée, humant l’air d’un naseau soupçonneux. Il était aussi grand qu’un palefroi, et ses andouillers recourbés portaient chacun dix cors aigus.

 « C’est la saison du rut », crut devoir rappeler Arkoniel. Il était dangereux de croiser un cerf dans la fleur de l’âge à pareille époque.

Mais Lhel n’en eut cure. Une main levée en signe de bienvenue, elle commença à chanter de cette voix haute et monocorde qu’elle utilisait quelquefois. Le cerf s’ébroua bruyamment et secoua la tête. Des lambeaux veloutés flottaient à sa ramure. Arkoniel en vit un se détacher et nota l’endroit précis où il atterrissait; s’il survivait à la rencontre, il connaissait une recette de breuvage qui en exigeait.

Par sa mélopée continue, Lhel attirait cependant le cerf de l’autre côté du ruisseau. Non sans bruyantes éclaboussures, il escalada la rive et s’y planta, dodelinant lentement du chef. Avec un sourire à l’adresse d’Arkoniel, Lhel entreprit de lui grattouiller le crâne entre les andouillers et parvint à le tranquilliser comme une vulgaire vache laitière. Sans arrêter de fredonner, elle utilisa sa main libre pour tirer son canif d’argent puis, d’un geste expert, entailla la grosse veine qui saillait juste au-dessous de la mâchoire de l’animal. De la plaie jaillit un flot de sang qu’elle recueillit dans sa bassine. Quitte à s’ébrouer doucement, le cerf ne bougeait pied ni patte. Après lui avoir tiré une bonne pinte, Lhel confia la bassine à son compagnon puis appliqua les mains sur la blessure qui cessa instantanément de saigner.

 « Recule », murmura-t-elle. Une fois qu’ils furent hors d’atteinte, elle claqua dans ses mains et cria : « Va, je te relâche ! »

Le cerf baissa la tête en fouettant l’air puis d’un seul bond disparut dans les bois.

 « Et puis après ? » demanda Arkoniel. De la bassine s’exhalaient de lourds effluves faisandés, et il percevait à travers le métal la chaleur persistante et la force du sang.

Elle lui adressa un grand sourire. « Et puis après, je vais t’enseigner ce que tu as si longtemps désiré savoir. Pose la bassine à terre. »

Elle s’accroupit à côté du récipient et invita d’un geste Arkoniel à faire de même, avant de lui tendre une bourse en cuir qu’elle venait d’extirper du col de sa robe déguenillée. Dedans se trouvaient de menues bottes d’herbes enveloppées de fil et plusieurs sachets plus petits. Conformément aux directives qu’elle lui donnait, il réduisit en miettes quelques aiguilles de mélèze avec une poignée de fleurs de liseron. Les sachets livrèrent des pincées de soufre, d’os et d’ocre en poudre qui tachaient les doigts comme de la rouille.

 « Touille avec la première brindille qui te tombera sous la main », lui enjoignit-elle.

Arkoniel saisit un bout de bois blanchi qui lui servit à touiller le mélange. Le sang fumait encore, mais il dégageait à présent une odeur différente.

Lhel déballa l’un des copeaux à feu qu’il avait fabriqués pour elle et l’utilisa pour allumer un écheveau capiteux de foin. Pendant qu’elle en soufflait tout doucement l’âcre fumée vers le dessus de la bassine, le sang se mit à tournoyer tout en noircissant.

 « Maintenant, chante comme moi. » Elle enfila tout un chapelet de syllabes, et il s’efforça de les copier. Elle refusa de traduire le sortilège mais, tout en corrigeant sa prononciation, le lui fit fredonner jusqu’à ce qu’il le possède comme il fallait.

 « Bon. Maintenant, tramons la protection. Prends la bassine et viens.

— C’est de cette façon que tu cachais ton camp, n’est-ce pas ? »

Elle répondit par un clin d’œil.

L’emmenant vers un vieux bouleau tout tordu qui surplombait les eaux, elle lui montra comment s’enduire la paume de sang puis en marquer l’arbre, et fredonna le sortilège pendant qu’il s’y essayait.

Il fit un peu la grimace; ses doigts renâclaient au contact épais et huileux du sang. Tout en chantonnant à son tour, il plaqua sa main sur l’écorce blanche qui s’écaillait. Le sang ressortit violemment sur elle un moment puis s’effaça totalement. Il ne subsistait même pas de trace d’humidité.

 « Stupéfiant !

— Nous ne faisons que commencer. Rien qu’un, ça ne sert à rien. » Elle l’entraîna vers un gros rocher et lui fit répéter l’opération. Le sang disparut tout aussi promptement sur la pierre.

Tandis que le soleil sombrait derrière les cimes et que le froid s’emparait des ombres, ils firent un large circuit tout autour du camp pour l’envelopper dans un anneau magique propre à brouiller la raison de n’importe quel étranger qui viendrait d’aventure traîner ses guêtres dans les environs. Ceux qui sauraient le mot de passe - alaka, « passage » - seraient les seuls en mesure d’y pénétrer.

 « Vous ai-je regardés, toi et les gosses, chercher à me découvrir ! pouffa Lhel. Il vous est arrivé quelques fois d’avoir les yeux carrément posés sur moi, et vous ne vous en êtes pas seulement doutés.

Ça marcherait, pour une ville ? Ou pour une armée sur le champ de bataille ? » la questionna-t-il, mais il n’obtint pour toute réponse qu’un de ses haussements d’épaules.

 

La pleine lune se levait quand ils achevèrent leur travail, et ils s’orientèrent sur la lueur vacillante des feux de camp pour rejoindre les autres, qui n’avaient pas chômé non plus durant leur absence. Deux des huttes circulaires en pierre étaient désormais parfaitement chapeautées, et l’on avait rapporté de la charrette une certaine quantité de fournitures. Du bois sec était empilé près d’une fosse à braises nouvellement creusée, et Eyoli continuait à en débiter, s’attaquant surtout à de grosses branches mortes auxquelles les enfants s’étaient attelés pour les extraire de la forêt. Sur le bord du ruisseau, Noril et Semion s’activaient à dépecer une jeune biche grasse.

 « C’est de bon augure, dit Noril tout en s’acharnant à détacher la peau de la carcasse. Créateur l’a envoyée droit dans le camp pendant que nous étions en train de poser le second toit. »

Dara et Ethni eurent tôt fait d’embrocher de gros morceaux de venaison qu’elles mirent à rôtir, avec les ris, le cœur et le foie, sur le crépitement des flammes. En attendant la fin de la cuisson, Arkoniel fit part à tous du charme protecteur et leur livra le mot de passe. Malkanus et Cerana échangèrent des regards soupçonneux, mais Eyoli et les petits coururent le mettre à l’épreuve.

La chance semblait favoriser ce début. li y eut de la viande à satiété pour tous, ce soir-là, et du pain pour l’accompagner. Le souper fini, Kaulin et Vornus exhibèrent des pipes qu’ils firent circuler autour du feu pendant qu’on prêtait l’oreille aux bruits de la nuit. L’arrière-saison réduisait au silence les grenouilles et les grillons, mais de petits trottinements de pattes se percevaient dans les sous-bois. Une grande chouette blanche traversa la clairière en piqué, saluant les nouveaux-venus d’un hululement désolé.

 « Encore un bon présage, déclara Lyan. Illior nous dépêche son émissaire pour bénir notre nouveau logis.

— Logis ! grommela Malkanus tout en se drapant les épaules d’un second manteau. En plein désert sauvage, sans nourriture convenable et à l’hôtel des courants d’air. »

Melissandra tira longuement sur l’une des pipes avant d’expirer un cheval rougeoyant qui voleta deux fois autour du feu puis fit un pan ! sonore en explosant au-dessus de la tête d’Ethni. « Certains d’entre nous ont dû se contenter d’infiniment moins », dit-elle en soufflant deux oiseaux bleus destinés à Rala et à Ylina. Elle adressa un hochement de tête à Lhel. « Merci. C’est un bon endroit.

— Combien de temps resterons-nous ici ? s’enquit Vornus auprès d’Arkoniel.

— Je ne le sais pas encore. Nous aurions intérêt à construire des cabanes adéquates avant que la neige ne nous surprenne.

— Nous voilà charpentiers, maintenant ? grogna Malkanus d’un ton geignard. Est-ce que je sais, moi, bricoler des cabanes !

— Nous sommes capables de nous en charger, maître, affirma Cymeüs.

— Certains magiciens savent comment s’y prendre pour accomplir un honnête labeur quotidien, lança Kaulin. Davantage de bras, d’autant moins de travail, comme on dit.

— Merci, Kaulin, et merci à vous autres. » Arkoniel se leva pour saluer Dara et le reste des serviteurs. « Vous avez suivi vos maîtresses et vos maîtres sans une plainte, et c’est à vous que nous devons notre confort en plein désert sauvage. Vous nous avez entendus parler de la Troisième Orëska. Il me vient à l’esprit maintenant que vous en faites autant partie que les magiciens eux-mêmes. Pour l’heure, c’est avec de la glaise et des rondins que nous édifierons nos abris d’exilés, mais je vous en fais la promesse, sous réserve que nous demeurions fidèles à Illior et ne manquions pas à la tâche qui nous est assignée, nous aurons un jour un palais à nous, aussi imposant qu’aucun de ceux que possède Ero. »

Kaulin donna un léger coup de pouce à Malkanus. « Tu entends ça ? Courage, mon gars. Tu vas reprendre ta vie douillette avant de connaître ce bonheur-là ! » À demi assoupi dans les bras d’Ethni, Totmus fut pris d’un accès de toux pitoyable.