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Le roi tint parole, et, à la mi-Kemmin, les Compagnons partirent pourchasser des bandits dans les collines au nord d’Ero. Korin avait beau se répandre plus que jamais en propos bravaches, Tobin devina sans peine qu’il désirait passionnément se racheter à leurs yeux. D’après Tharin, la rumeur de sa défaillance précédente avait trouvé moyen de faire le tour du Palatin.
La veille du départ, Erius donna un grand dîner en leur honneur. Assise à la droite de son beau-père, la princesse Aliya jouait les maîtresses de maison. En dépit des craintes qu’elle avait d’abord inspirées, sa grossesse s’était jusque-là déroulée à merveille. La naissance devait avoir lieu peu après les Fêtes de Sakor, et le ventre qui ballonnait sa robe présentait l’aspect d’une grosse miche ronde.
Le roi était toujours aussi entêté d’elle, et si elle n’était que douceur envers lui et faisait patte de velours avec tout le monde en public, son attitude, en privé, confirmait la prédiction de Ki. Elle n’avait nullement cessé d’être la harpie qu’elle était depuis sa venue au monde, et les désagréments liés à son état n’avaient fait qu’empirer son fichu caractère. Si sa langue de vipère épargnait Tobin la plupart du temps, c’était uniquement parce qu’il appartenait à la famille royale. Korin avait moins de chance; déjà proscrit de la couche conjugale depuis des mois, il était paisiblement revenu à ses anciennes pratiques. Sa femme l’avait appris, comme de juste, et les disputes consécutives étaient devenues légendaires. À en croire sa dame d’honneur, la princesse avait la vigueur d’une catapulte et une adresse ébouriffante.
Rien de tout cela ne la rendait plus aimable à Tobin, mais elle ne l’en fascinait pas moins, s’aperçut-il, parce qu’elle était la première femme enceinte qu’il eût connue. Lhel affirmait que la capacité de concevoir faisait partie des pouvoirs secrets de son sexe, et il se mit à entrevoir ce qu’elle entendait par là, surtout après qu’Aliya lui eut instamment fait appliquer la main sur son ventre pour qu’il sente l’enfant bouger. D’abord mortifié par l’embarras dans lequel la garce le plongeait, il s’était bientôt émerveillé de la chose dure et délicate qui ondoyait fugacement contre sa paume. À la suite de cette expérience, il s’était maintes fois surpris à lorgner le ventre de la princesse, dans l’espoir que s’y manifeste quelque indice de cette énigmatique mobilité. Issu de Korin, l’enfant n’était-il pas un parent à lui !
Le début de cet hiver-là fut pluvieux et invraisemblablement chaud pour la saison. Les Compagnons et leurs gens démarrèrent sous la bruine et ne revirent pas le soleil durant des semaines. Les routes étaient des bourbiers que barattaient les sabots des chevaux. Dans cette région du pays, les auberges et les forts étaient si clairsemés que l’on coucha presque toutes les nuits sous des tentes de toile cirée ... Campements détrempés, lugubres.
La première bande de malandrins qu’ils dénichèrent était dérisoire, rien de mieux qu’une poignée d’hommes et de gamins dépenaillés surpris à voler du bétail, et qui se rendirent sans même combattre. Korin les fit pendre tous.
Une semaine après, ils tombèrent sur une bande plus conséquente et retranchée dans une grotte à flanc de coteau. Ils se saisirent des montures, mais l’adversaire était solidement armé et soutint le siège pendant quatre jours avant que la faim ne le force à quitter sa tanière. Il leur opposa, même alors, une résistance farouche. Korin tua le chef au beau milieu d’une mêlée sanglante. Tobin ajouta trois têtes à son tableau de chasse, et ce sans la moindre intervention de Frère. Il n’avait d’ailleurs pas essayé de convoquer le fantôme ni repéré le moindre indice de sa présence depuis son propre départ de Bierfût.
Les soldats dénudèrent les cadavres avant de les brûler, et c’est seulement alors que l’on découvrit que parmi ces derniers se trouvaient huit femmes, au nombre desquelles figurait la deuxième victime de Ki. Elle avait du gris dans ses cheveux et de vieilles cicatrices aux bras.
« Je ne savais pas, dit-il sans déguiser son trouble. - Elle était un bandit, Ki, tout comme les autres », confirma Tobin en guise de réconfort, malgré l’émotion bizarre qui lui nouait également les tripes.
Tharin et Koni s’étaient entre-temps penchés sur un autre corps. Tobin reconnut dans la tunique verte tachée que tenait le second celle de l’une de ses victimes personnelles. Cette femme-là était plus âgée que la précédente. Ses seins flasques et les grosses mèches blanches qui striaient sa chevelure suffirent à lui évoquer Cuistote.
« Je l’ai connue, commenta Tharin en recouvrant la morte d’un manteau loqueteux. Elle était capitaine dans le régiment Faucon blanc.
— Je ne peux pas croire que j’aie affronté une bonne femme ! » glapit Alben en retournant du bout du pied l’une de ses victimes. Il cracha d’un air écœuré.
« Il n’y a pas de honte à ça. Elles étaient des guerriers, de leur temps. » Malgré le ton posé qu’avait adopté Tharin, tout le monde perçut le tranchant rageur sous chacun des mots.
Porion secoua la tête. « Aucun guerrier digne de ce nom ne se fait pillard. »
Tharin se détourna.
Korin cracha sur le cadavre de l’ancien capitaine. « Des félonnes et des renégates minables, toutes tant qu’elles sont. Qu’on les brûle avec leurs compères. »
Tobin n’avait aucune sympathie pour quiconque enfreignait la loi. Una et Ahra n’avaient-elles pas toutes deux trouvé le moyen de servir au lieu d’entrer en rébellion ouverte ? Les femmes d’Atyion ne se contentaient-elles pas pour leur part d’attendre ? Et, cependant, la colère tacite du capitaine continua de le lanciner, aussi dérangeante que l’odeur de chair brûlée qui s’accrochait à leurs vêtements tandis qu’ils reprenaient la route.
La femme capitaine qu’il avait tuée hanta les rêves de Tobin durant de longues semaines, mais pas sous la forme d’un esprit vengeur. Sanglante et nue, elle s’agenouillait en pleurant devant lui et déposait son épée à ses pieds.