Hé oui… Finalement, c’est le troisième jour que j’ai pris la fuite. Le temps et l’heure se prêtaient parfaitement à mon plan : tout juste après dix heures, j’ai mis mon maillot de bains et je suis descendue vers la plage. J’ai aperçu Umé à laquelle j’ai fait un clin d’œil et, sans un mot, nous avons couru le long de la mer sur près d’un kilomètre ; puis, j’ai enfilé une robe légère et pris un petit sac contenant dix yens, et, dissimulant mon visage avec l’ombrelle, j’ai marché rapidement à quelques pas d’Umé en direction de la route nationale. Heureusement, un taxi passait justement, j’y suis montée et en cinq sec j’étais à Namba. Avant onze heures et demie, j’étais déjà dans la villa. Umé est arrivée une demi-heure plus tard.
— Comme vous avez été rapide, s’est-elle écriée. On ne pouvait mieux faire. Allez ! Si vous traînez, on va déjà recevoir les coups de téléphone.
Elle nous a conduites, en nous poussant presque, vers une maisonnette à toit de chaume, qui s’appelait l’« Ermitage » et qui s’élevait au milieu du jardin à quelque distance du bâtiment principal. Dès notre entrée, j’ai aperçu au chevet du lit des verres d’eau et les pilules. J’ai ôté ma robe et j’ai revêtu un peignoir ; je me suis assise en face de Mitsuko, en me disant que peut-être je voyais le monde pour la dernière fois et que je risquais vraiment la mort.
— Si par erreur, je devais mourir, me suivrais-tu dans la mort, ma petite Mitsuko ?
— Et toi aussi, grande sœur, tu m’accompagneras, n’est-ce pas ?
Nous mêlions des larmes à nos baisers. Elle m’a montré les lettres d’adieu, la première adressée à ses parents, la seconde à mon mari.
— Lis-les, m’a-t-elle proposé.
Je lui ai tendu, à mon tour, celle que j’avais écrite. Nous les avons comparées : nous les avions vraiment rédigées comme nos derniers messages. En particulier, dans celle de Mitsuko à mon mari, on pouvait lire :
« Je ne sais comment me faire pardonner d’avoir entraîné votre femme. Admettez que c’est là le destin et résignez-vous. »
Ces termes émouvraient sans aucun doute mon mari et lui feraient oublier sa rancœur. Nous-mêmes, à cette lecture, nous avions l’impression que c’était la vérité et qu’inéluctablement nous mourrions. Nous avons traîné une heure jusqu’à ce que nous entendions le claquement des sandales d’Umé.
— Mademoiselle, Mademoiselle ! On vous appelle enfin d’Imabashi. Si vous avez encore le temps, venez lui dire un mot.
Mitsuko l’a suivie précipitamment et quand elle eut raccroché, elle est revenue me dire :
— Tout s’est bien passé. Allons, nous n’avons plus à hésiter maintenant.
Nous nous sommes serré une fois encore les mains en tremblant, désespérées de devoir nous dire adieu et nous avons avalé les pilules. Pendant près d’une demi-journée, j’ai perdu tout à fait conscience. On m’a dit par la suite que vers huit heures, j’ai commencé à ouvrir les yeux par intermittence et que j’ai jeté autour de moi des coups d’œil hagards. Des deux ou trois jours qui ont suivi, je n’ai conservé aucun souvenir distinct… J’avais la tête prise dans un étau, je suffoquais, j’avais une nausée irrépressible et j’avais devant moi l’image de mon mari assis à mon chevet. Enfin, j’avais l’impression de glisser d’un rêve à l’autre, où mon mari, Mitsuko, Umé et moi, partions tous les quatre en voyage, nous nous couchions sous une moustiquaire, dans la chambre exiguë d’une auberge, Mitsuko et moi dormions au centre, entre mon mari et Umé… Cette scène restait vaguement imprimée dans mon esprit comme la partie d’un rêve ; d’après certains détails du décor, le rêve s’était mêlé à la réalité. Par la suite, je devais apprendre qu’en pleine nuit on avait transporté ma couche dans la pièce voisine et que Mitsuko avait ouvert les yeux en m’appelant :
— Grande sœur ! Grande sœur !
Elle paraissait délirer et gémissait en pleurant.
— Ma grande sœur a disparu ! Rendez-la-moi ! Rendez-la-moi !
C’est ce qui les avait obligés à m’enlever de là. Et dans mon rêve, cet endroit s’était transformé en chambre d’auberge. J’avais également rêvé de bien d’autres situations étranges, je faisais la sieste, toujours dans une auberge, et, par instants, j’entendais Watanuki et Mitsuko qui chuchotaient en cachette :
— Est-ce qu’elle dort vraiment, grande sœur ?
— Il serait très ennuyeux qu’elle se réveille.
J’écoutais dans un état de demi-sommeil et je me demandais :
— Où suis-je ? Je dois me trouver à Kasayamachi.
Malheureusement, ils étaient derrière moi, mais je comprenais tout de même qu’il s’agissait d’eux.
J’avais été bel et bien trompée : j’avais été la seule à prendre les pilules et tout de suite après Mitsuko avait appelé Watanuki :
« Ah ! j’enrage, j’enrage, pensais-je, si je pouvais seulement me lever, leur arracher leur masque… »
J’essayais de me lever sans réussir à faire un seul mouvement. Je désirais crier, mais plus je prodiguais d’efforts, plus je sentais ma langue se raidir. Je n’arrivais même pas à ouvrir les yeux. Et j’étais furieuse à la pensée de ce que j’aurais pu faire. J’étais en proie à une nouvelle torpeur… J’entendais encore leurs voix pendant longtemps. Mais, chose étrange, la voix masculine n’était plus celle de Watanuki : c’était celle de mon mari… Qu’est-ce qu’il faisait ici ? Pourquoi était-il aussi intime avec Mitsuko ?
— Est-ce que grande sœur va se mettre en colère ?
— Mais non, c’est justement ce que Sonoko désire le plus au monde.
— Alors, nous serons enfin bons amis tous les trois.
Tout cela m’arrivait par bribes.
Quand j’y réfléchis à présent, je ne sais plus s’ils se parlaient vraiment ou si j’avais ajouté à la réalité l’imagination onirique… et ensuite, euh… j’ai essayé d’effacer ces souvenirs, en me disant que ce n’était qu’une illusion de mon âme égarée, sans aucun fondement ; et il y a d’autres scènes que je n’ai pas réussi à oublier… Au début, je croyais qu’il ne s’agissait que d’un rêve idiot, mais une fois passé l’effet du somnifère et quand j’ai retrouvé l’acuité de ma conscience, alors que tous les autres rêves avaient disparu, je conservais cette image en moi : je ne pouvais plus douter. Quoique j’aie avalé la même quantité de médicaments, j’étais restée plus longtemps dans le coma, parce que Mitsuko, vers onze heures, avait bien mangé, alors que j’étais sortie sans avoir pris mon petit déjeuner et que je m’étais beaucoup agitée. Tandis que je flottais encore dans le monde des rêves, Mitsuko avait vomi tous les barbituriques et elle avait donc repris connaissance, bien avant moi. Mais elle devait me dire par la suite :
— Je ne m’en étais pas aperçue, je croyais que la personne qui se trouvait près de moi était toi.
Si la chose était vraie, c’était donc la faute de mon mari. D’après les aveux de mon mari, le lendemain après-midi, alors qu’Umé se trouvait dans le bâtiment principal, en contemplant mon visage, il essayait d’éloigner les mouches avec un éventail, quand Mitsuko, comme dans un délire, avait chuchoté :
— Grande sœur.
Et elle s’était approchée de moi. Mon mari, craignant que je ne me réveille, s’était glissé entre nous et il avait essayé de nous séparer, en prenant Mitsuko entre ses bras, il avait remis en place le coussin qu’elle avait écarté et il nous avait rebordées… Sa vigilance s’était relâchée et il avait cru en toute bonne foi qu’elle était endormie ; quand il s’en était finalement aperçu, il n’avait plus pu fuir. En effet, mon mari n’avait guère d’expérience dans ce domaine, c’était un vrai enfant et je pense que c’était lui qui disait la vérité.