J’ai passé cette nuit-là dans l’attente de l’aube et, à huit heures, une fois que mon mari s’en fut allé, je me suis précipitée au téléphone :
— Grande sœur, comme tu es matinale ! Tu es déjà réveillée ?
J’entendais très bien dans le combiné la même voix que celle de la veille, mais j’avais une tout autre impression, plus douce que lorsque j’avais Mitsuko près de moi, et j’ai senti mon cœur battre.
— Ma petite Mitsu, tu dormais encore ?
— La sonnerie m’a réveillée.
— Je suis prête. Et toi, tu peux sortir maintenant ?
— Je vais me préparer le plus vite possible. Donnons-nous rendez-vous à neuf heures et demie à la gare d’Umeda.
— À neuf heures et demie. C’est sûr, hein ?
— C’est sûr, ne crains rien.
— Tu es libre toute la journée, Mitsu ? Ça ne fait rien si on rentre tard ?
— Non, aucune importance.
— Moi aussi, j’ai décidé de me donner un jour de vacances.
Je suis arrivée avec ponctualité au rendez-vous, mais elle n’était pas là : je me suis dit qu’elle avait du retard parce qu’elle s’était longuement maquillée ou simplement parce qu’elle s’était moquée de moi. J’ai été tentée de l’appeler d’une cabine, mais j’y ai renoncé dans la crainte qu’elle n’arrivât entre-temps et que, ne me voyant pas, elle ne repartît. Je me suis contentée de l’attendre avec impatience. Enfin, à dix heures passées, je l’ai vue franchir le portillon et accourir vers moi.
— Il y a longtemps que tu m’attends, grande sœur ? m’a-t-elle demandé. Où est-ce que nous allons ? a-t-elle ajouté sans attendre ma réponse.
— Tu connais un endroit sympathique, ma petite Mitsu ? J’aimerais bien passer toute la journée dans un coin tranquille où il n’y ait personne.
— Que dirais-tu de Nara ?
Bien sûr, Nara, la ville où nous étions allées ensemble, pour la première fois, le paysage crépusculaire de la colline de Wakakusa… Comment avais-je pu oublier un lieu aussi mémorable ?
— Excellente idée, nous allons monter au sommet de la colline de Wakakusa.
À ce moment-là, j’ai éprouvé une telle joie… comme toujours, quand je ressentais une émotion très violente, mes yeux s’embuaient de larmes.
— Vite, allons-y vite.
Je l’ai pressée et nous avons couru à toutes jambes vers la file de taxis où l’on nous a fait monter dans une voiture.
— Depuis hier soir, je ne cesse de penser à l’endroit où nous pourrions aller. Je me suis dit que Nara était le lieu idéal.
— Moi non plus, je n’ai pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Mais je ne sais pas à quoi je pensais.
— Mister Husband est rentré tout de suite après ?
— Au bout d’une heure environ.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Ne m’interroge pas là-dessus. Aujourd’hui, je voudrais oublier la maison de toute la journée.
Une fois arrivées à Nara, nous avons pris le bus jusqu’au nord de la colline de Wakakusa. À la différence de l’autre fois, il faisait chaud et le ciel était voilé et nous étions ruisselantes en montant jusqu’à la cime où nous nous sommes reposées, à la terrasse d’une buvette. Nous nous sommes rappelé que la première fois nous avions fait rouler des mandarines et, cette fois-ci, nous avons acheté des pamplemousses que nous avons lancés de la même manière. Les faons effrayés en contrebas ont pris la fuite.
— Tu n’as pas faim, ma petite Mitsu ?
— Si, mais j’aimerais rester encore un moment ici.
— Moi aussi, j’aimerais rester sur cette colline toute ma vie. On pourrait grignoter un biscuit en attendant.
Nous nous sommes contentées d’œufs durs pour tout repas, en contemplant le toit du temple du grand Bouddha et le mont Ikoma.
— La dernière fois, nous avons cueilli des fougères et des prêles, tu te rappelles, grande sœur ? Maintenant, ajouta-t-elle, il n’y en a probablement plus par-derrière.
— Non, à cette période de l’année, il n’est pas possible d’en trouver.
— Mais j’aimerais bien quand même y retourner.
C’est ainsi que nous sommes descendues dans la vallée qui menait aux flancs de la colline derrière nous. C’était même au printemps un lieu peu fréquenté ; en été, le paysage était encore plus solitaire et les arbres et les herbes y poussaient à foison. Nous aurions eu peur de nous aventurer trop loin toutes seules, mais, contentes de n’être vues de personne, nous avons trouvé une cachette à l’ombre d’un épais bosquet, où nous avions les nuages pour seuls témoins.
— Ma petite Mitsu…
— Grande sœur…
— Restons toute notre vie ensemble.
— Je voudrais mourir ici avec toi, grande sœur.
Après nous être murmuré ces phrases, nous sommes restées silencieuses, dans cet endroit, je ne sais combien de temps cela a duré : j’avais tout oublié, l’heure, le monde. Mon univers se réduisait à Mitsuko, éternellement précieuse… Entre-temps, le ciel s’était assombri et nous avons commencé à recevoir quelques gouttes glacées sur le visage.
— Il pleut.
— Quelle pluie odieuse !
— Il vaut mieux ne pas nous mouiller. Descendons avant qu’il ne pleuve des cordes.
Nous sommes redescendues précipitamment, mais l’averse avait été de courte durée et la pluie s’est arrêtée tout net.
— Dans ces conditions, nous aurions pu rester là-haut plus longtemps.
— Oh ! quelle méchante pluie !
Nous avions grand-faim soudain toutes les deux.
— C’est déjà l’heure du thé, si nous allions prendre un sandwich dans un hôtel, ai-je proposé.
— Je connais un endroit sympathique, m’a alors répondu Mitsuko.
Et elle m’a conduite dans un nouvel hôtel thermal près de la gare. C’était la première fois que j’y allais. Dans le coin, il y avait plusieurs centres familiaux de bains, comme à Takarazuka, et visiblement Mitsuko y venait souvent, parce qu’elle appelait les femmes de chambre par leurs prénoms et qu’elle connaissait la disposition des chambres.
Nous nous sommes amusées pendant toute la journée et nous sommes rentrées à Ôsaka vers huit heures. Nous ne voulions plus nous séparer, je l’aurais suivie n’importe où. En l’accompagnant jusqu’à Ashiyagawa en train, je lui ai dit :
— Ah, j’aimerais tant retourner à Nara ! Est-ce que tu es libre demain, Mitsuko ?
— Pourquoi n’irions-nous pas dans un endroit moins éloigné, demain ? Est-ce que ça te dirait de revenir à Takarazuka, après tout ce temps ?
— D’accord.
Et nous nous sommes quittées. Je suis arrivée chez moi à dix heures.
— Tu es vraiment en retard : je viens de téléphoner à la clinique.
C’est ainsi que mon mari m’a accueillie. J’ai frémi, mais j’ai tout de suite trouvé une excuse astucieuse.
— On ne t’a rien dit au téléphone, n’est-ce pas ?
— Non, ils ont prétendu qu’il n’y avait aucune madame Nakagawa hospitalisée. J’ai pensé qu’ils avaient leurs raisons de le cacher, mais…
— Eh bien, j’ai découvert qu’il ne s’agissait pas de madame Nakagawa, mais bel et bien de Mitsuko elle-même. À vrai dire, hier, quand elle est venue ici, elle m’a paru un peu bizarre. Elle m’a dit qu’elle avait emprunté ce nom de Nakagawa, dans la crainte que je ne refuse de la voir, en sachant qu’il s’agissait d’elle.
— C’est donc elle qui est hospitalisée ?
— Non, non, et pis encore. Je suis allée la voir en toute innocence, avec l’intention de rendre visite à cette dame, et elle m’a dit : « Mais entre donc un moment, je t’en prie. » J’ai accepté, mais comme elle ne semblait pas se décider à sortir, je lui ai dit : « Je suis pressée, allons-y. » Alors, elle m’a avoué : « J’aurais quelque chose à te demander. » Et elle a ajouté : « Je pensais t’en parler hier, mais… ces temps-ci, je ne suis pas dans mon assiette : je suis peut-être enceinte, mais je n’ai pas envie de garder le bébé, est-ce que tu pourrais m’aider, toi qui t’y connais ? J’ai essayé de lire ce livre, mais il est écrit en anglais et je n’y comprends rien. J’ai peur de me tromper dans le mode d’emploi. » Voilà ce qu’elle m’a dit.
— Drôle de fille, décidément ! Aller inventer tous ces mensonges rien que pour ça ! Elle a un de ces toupets !
— J’avais l’impression qu’elle se payait ma tête après toute l’inquiétude qu’elle m’a donnée, mais elle m’a suppliée : « Je t’en prie, j’ai inventé cette histoire parce que je ne pouvais pas faire autrement, mais il ne faut pas m’en vouloir. » Et puis, cela a été au tour d’Umé de me présenter des excuses.
— D’accord, mais enfin il y a mensonge et mensonge. Là, elle a été plutôt mufle.
— C’est vrai, sans doute, mais hier, il y a aussi un homme qui m’a téléphoné : à coup sûr, c’est ce Watanuki. Ce doit être lui qui tire les ficelles. Toute maligne qu’elle est, Mitsuko ne serait pas capable d’inventer ce tissu de mensonges. J’étais dans un tel état que j’ai dit : « Je ne vais pas perdre mon temps à entendre ce genre de demande. Je m’en vais. » Et j’étais en train de sortir, quand elle m’a retenue par les deux manches et qu’elle m’a dit : « Ne dis pas ça. Il faut que tu m’aides. » Et elle s’est mise à pleurnicher en ajoutant : « Si mes parents découvrent le pot aux roses, je ne pourrai plus épouser Watanuki. Je n’aurai plus de raisons de vivre. » Umé me suppliait les mains jointes : « Je vous en prie, je vous en prie, occupez-vous de Mademoiselle, vous seule pouvez lui sauver la vie. » Je ne savais pas quoi faire et j’ai fini par céder.
— Et alors ?
— Et alors j’ai dû bien réfléchir à ce que j’allais leur expliquer. « J’ignore ces méthodes, ai-je dit. Je regrette déjà de t’avoir prêté ce livre, alors, tu imagines, aller se lancer dans une histoire aussi dangereuse ! Adresse-toi à un médecin de ta connaissance. » Mais, entre-temps, Mitsuko avait commencé à se sentir mal, et il s’en est suivi une grande confusion…
J’inventais à mesure que je parlais toutes sortes de mensonges, en y mêlant habilement quelques faits réels qui s’étaient produits la veille. Je lui ai raconté que le soir précédent, Mitsuko avait avalé en cachette un remède, conseillé dans le livre et dont les effets se ressentaient juste à ce moment-là, provoquant une douleur de plus en plus aiguë. J’ai ajouté différents détails.
— J’ai moi aussi une responsabilité à assumer, ai-je dit. Je ne peux pas ne défiler, même si j’en ai envie. J’ai donc dû rester près d’elle jusqu’à maintenant.
Voilà comment je me suis tirée d’embarras.