Je n’écoutais plus ce que me disait mon mari et je me contentais de répéter :
— Non, je vais me tuer. Laisse-moi mourir.
La tête enfouie entre mes bras, sur la table, je pleurais comme une gamine insatisfaite. Je m’étais dit que la meilleure solution était de ressasser : « Je vais me tuer. » Il n’y avait aucune autre issue… La seule chose qui me préoccupait était de savoir comment je pourrais continuer à la voir comme auparavant. C’était mon seul désir et, à vrai dire, j’avais peur surtout que mon mari ne réclamât le divorce. Puisqu’il savait tout à présent, il ne me restait plus qu’à le convaincre de reconnaître ma liaison avec Mitsuko ; en échange, je le respecterais et ainsi notre lien conjugal se maintiendrait à la perfection. Même si Watanuki nous importunait, nous avions le double du serment et personne ne croirait en ses allégations. Mitsuko aurait-elle épousé quelqu’un d’autre, qui aurait eu des reproches à formuler sur la relation amicale de deux femmes au foyer ? Non seulement la situation resterait la même, mais tout irait encore mieux : les pinaillages étaient vains et nous tenions la meilleure solution. Mais mon mari redoutait de me voir faire un acte de folie : c’était cela plus que le divorce qu’il appréhendait. Je savais qu’il était plutôt passif. Je pensais donc lui laisser entendre :
« Si tu exerces sur moi une telle violence, je n’hésiterai pas à m’enfuir. »
Et je lui exposerais progressivement mes conditions. J’ai décidé de lui faire avaler ces couleuvres, quitte à attendre deux ou trois jours. Je ne devais pas le provoquer ni heurter ses sentiments ; je pleurais calmement, en silence, quoi qu’il dît ; je donnais l’impression de receler une décision très ferme. Mes gestes l’effrayaient tant qu’il m’a veillée jusqu’à l’aube ; il m’accompagnait même aux toilettes. Le lendemain, il n’est pas allé au bureau et il a fait apporter les repas dans la chambre ; il me fixait, attentif à mes moindres expressions et me disait de temps à autre :
— Si tu continues ainsi, tu vas vite être épuisée. Tu devrais faire une sieste pour te détendre et tu réfléchiras plus tard.
Ou :
— Promets-moi au moins de ne plus parler de te tuer ni de t’enfuir.
Mais je ne lui disais plus rien, me contentant de faire signe que non. Je pensais, en moi-même, que les choses se présentaient bien pour moi. Or, le lendemain, mon mari a été obligé de passer une ou deux heures au bureau. Il m’a demandé de lui jurer de ne pas sortir et de ne pas téléphoner pendant son absence, sinon il m’emmènerait à Ôsaka avec lui. J’ai répliqué :
— Moi aussi, je serai inquiète de te savoir seul dehors. Je vais t’accompagner.
— De quoi es-tu inquiète ?
— Si jamais tu vas raconter des histoires aux Tokumitsu, je n’y survivrai pas.
— Je ne te ferai jamais ce sale coup sans te prévenir. Je te le jure. Jure-le-moi, toi aussi.
— Si tu me promets de ne pas me faire de crasse, je t’attendrai bien sagement à la maison. Tu pourras travailler tranquillement. Moi, je me reposerai pendant ce temps.
Il était neuf heures environ, quand il est sorti. Je suis restée étendue pendant un petit moment. J’étais tellement excitée que je ne trouvais pas le sommeil. Mon mari a téléphoné dès son arrivée à Ôsaka, puis toutes les demi-heures. Il m’était impossible de me calmer ; je faisais les cent pas dans la chambre en pensant à mille choses. L’idée s’est alors imposée à moi que si je continuais cette partie de bras de fer avec mon mari, Watanuki nous réserverait du vilain. Et Mitsuko, que pensait-elle, depuis que je l’avais quittée, la veille ? Avait-elle attendu toute la journée ? Je ne réussirais pas à l’intimider en me contentant de lui répéter : « Je vais me tuer, je vais me tuer. » Et si, pour régler la question de manière encore plus expéditive, en veillant cependant à ne pas causer un trop grand scandale, nous nous enfuyions dans un lieu voisin, comme Nara ou Kyôto ? Nous pourrions demander à Umé de se précipiter chez mon mari, d’un air égaré, et de lui dire : « Votre femme et ma maîtresse se sont enfuies. Dépêchez-vous de les rattraper, parce que, si sa famille venait à l’apprendre, ce serait désastreux. » Et de le ramener enfin chez nous juste à temps pour ne pas nous laisser mourir… Mais pour réaliser ce plan, c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons saisir l’occasion… Toutefois, je ne pouvais pas sortir ; j’ai téléphoné à Mitsuko :
— Je te raconterai tout dans le détail quand tu seras ici. Viens tout de suite chez moi.
En l’attendant, j’ai prié ma bonne de garder le secret :
— Gare à toi, si jamais tu en parles à Monsieur !
Elle est arrivée au bout de vingt minutes.
Tant que mon mari me téléphonait, je pouvais être certaine qu’il se trouvait à Ôsaka et je n’avais aucune inquiétude à me faire. Si jamais il revenait à l’improviste, elle pouvait fuir en cachette par la porte de service ; c’est pourquoi j’avais fait porter l’ombrelle et les chaussures de Mitsuko dans le jardin et j’avais prudemment pris soin de la recevoir dans une salle du rez-de-chaussée. J’ai remarqué dès qu’elle est apparue qu’elle était inquiète et pâle : il lui avait suffi d’un jour d’éloignement pour sembler épuisée. Elle m’a écouté en pleurant et elle a déclaré :
— Et donc il t’est arrivé à toi aussi des choses terribles, grande sœur !
Elle m’a raconté que depuis ce soir-là et pendant toute la journée du lendemain, elle avait été persécutée par Watanuki.
— Puisque grande sœur et toi, vous complotez pour me rouler, je vous ai prises de court et je suis allé au bureau d’Imabashi pour confier à Kakiuchi tout ce que je sais de sa femme. C’est pour ça qu’il est venu à Kasayamachi : c’est pour en avoir le cœur net. Tu as bien vu comment il l’a emmenée : tu pourras l’attendre un siècle, elle ne reviendra plus !