Avec le sentiment d’avoir changé entièrement d’état d’esprit, je me suis levée deux heures avant mon mari, le lendemain matin, je suis allée dans la cuisine préparer le petit déjeuner, j’ai disposé les vêtements de mon mari, tâches qui d’ordinaire incombaient à ma bonne et dont je me suis acquittée avec enthousiasme.
— Aujourd’hui, tu ne suis pas tes cours ? s’est-il étonné, en nouant sa cravate face au miroir, avant de sortir.
— Je crois que je vais abandonner, ai-je répondu.
Par-derrière, je l’ai aidé à enfiler sa veste et je me suis assise pour replier le kimono qu’il avait enlevé.
— Pourquoi donc ? Il n’est pas nécessaire de quitter cette école, tu ne crois pas ?
— Je ne tire aucun profit de ces cours… Et puis, je n’ai aucune envie de tomber sur elle…
— Ah bon ? Dans ces conditions, fais comme tu veux, a-t-il dit avec un regard plein de reconnaissance.
Comme s’il se ravisait, il a ajouté avec compassion :
— Mais il n’y a pas que cette école. Si tu as envie de suivre des cours de peinture, pourquoi ne fréquenterais-tu pas un Institut des Beaux-Arts ? J’aimerais mieux que nous partions ensemble le matin.
— Je n’ai plus envie de suivre de cours. Où que j’aille, cela me sera inutile.
Dès lors, je suis restée à la maison, comme si je m’étais transformée du jour au lendemain en bonne ménagère, et je faisais consciencieusement le ménage. Pour ce qui est des sentiments de mon mari, sa joie a été indescriptible, quand il a vu que je n’avais plus rien d’une femme capricieuse et que j’étais pour ainsi dire renée avec une autre personnalité. Son souhait aurait été cependant de retrouver notre vie ancienne, où tous les jours nous allions ensemble à Ôsaka, sans un nuage entre nous. J’aurais voulu, moi aussi, rester le plus souvent avec lui, car je me disais que, loin de lui, je pouvais encore être tentée par de mauvaises pensées et qu’il me suffirait d’avoir devant moi le visage de mon mari pour l’oublier, elle. J’aurais voulu sortir même avec lui. Mais non, il ne le fallait pas : si jamais je tombais sur elle dans la rue… bien sûr, je ne lui aurais pas adressé la parole, mais comment prévoir mon attitude, si jamais nos regards s’étaient croisés ? J’aurais pâli et, tremblante comme une feuille, j’aurais pu faire un faux pas et je me serais peut-être évanouie à un coin de rue. J’avais donc peur de sortir : non seulement, je n’osais pas aller jusqu’à Ôsaka, mais un jour, je me suis hasardée jusqu’à la voie des trams et j’ai aperçu une silhouette qui l’évoquait vaguement, je me suis hâtée de rentrer, comme si on m’avait soudain attaquée, et, la main sur ma poitrine haletante, je me suis dit :
« Il ne faut pas, il ne faut pas, il ne faut pas sortir d’ici, fût-ce pour un instant. Je resterai cloîtrée comme une emmurée et j’emploierai toute mon énergie à la lessive, à la poussière, à la vaisselle. »
J’aurais aimé brûler les lettres que je conservais dans le tiroir de ma commode et surtout le portrait de Kannon. Je ne pensais qu’à cela. Chaque fois que je m’approchais de la commode, je me promettais :
« Je les brûlerai aujourd’hui, je les brûlerai aujourd’hui. »
Mais une fois devant la commode, je me disais toujours :
« Quand je les aurai en main, j’aurai certainement envie de les lire. »
Et finalement, j’avais trop peur pour ouvrir le tiroir. Voilà comment je passais mes journées et le soir venu, au retour de mon mari, je me sentais bien comme si j’étais soulagée d’un grand poids.
— Tu sais quelque chose, lui disais-je, en ce moment, je pense à toi du matin au soir. Toi aussi, c’est pareil ?
Et je lui sautais au cou.
— Ne laisse pas de place libre dans mon cœur. Aime-moi, aime-moi tout le temps, toujours, toujours.
C’est tout ce que je disais. L’amour de mon mari était mon unique soutien. Je ne lui disais rien que cela :
— Aime-moi encore, aime-moi encore.
Un soir, je me suis écriée tout excitée comme une folle :
— Ton amour ne me suffit pas encore.
— Tu passes vraiment d’un extrême à l’autre, m’a-t-il dit, pour me calmer.
Il était désemparé par mon égarement.
Si elle était venue me voir à ce moment-là, je me serais trouvée dans l’obligation gênante de lui parler, de gré ou de force : c’était ma plus grande préoccupation, mais, en dépit de sa hardiesse, elle n’a pas eu le front de me chercher chez moi et par chance, je n’ai plus entendu parler d’elle. J’ai adressé des prières aux dieux et à Bouddha, en les remerciant d’avoir ainsi infléchi mon destin. Vraiment, si je n’avais pas vécu cette nuit-là, je n’aurais jamais réussi à me séparer d’elle aussi totalement, aussi définitivement : c’était là aussi la marque d’une volonté divine. Vers la fin du mois de juin, au bout de quinze jours, j’ai retrouvé mon calme en me disant :
« Je me résignerai en pensant que ce qui m’a irritée et attristée est désormais fini et que ce n’est qu’un rêve. »
Pendant l’été de l’année dernière, il n’a pratiquement pas plu quoique ce fût la saison des pluies ; le soleil brillait tous les jours et, devant la maison, les baigneurs étaient nombreux sur la plage. Mon mari, qui, d’habitude, n’avait rien à faire, avait justement à cette époque un cas à traiter, et il me répétait continuellement que bientôt il en serait libéré et que nous partirions ensemble en vacances. J’étais en train de préparer une gelée de cerises dans la cuisine, quand la bonne m’a appelée :
— Madame, on vous demande au téléphone, de la clinique S.K. d’Ôsaka.
J’avais un mauvais pressentiment et je me tenais sur mes gardes, mais je lui ai répondu :
— Qui pourrait être hospitalisé là-bas ? Tu ne peux pas demander encore une fois ?
— Non, Madame. C’est quelqu’un de la clinique qui voudrait vous parler directement. C’est une voix d’homme.
— Bizarre, tout de même.
Avant même de m’approcher du téléphone, j’ai éprouvé une certaine inquiétude, sans en connaître la raison précise et ma main tremblait, quand j’ai saisi le combiné.
— Madame Kakiuchi ?
Après s’être assuré à deux ou trois reprises de mon identité, il a baissé soudain la voix pour me poser une étrange question :
— Je suis désolé de vous déranger à l’improviste, mais je voudrais savoir si vous vous rappelez avoir prêté un livre sur la contraception à madame Nakagawa.
— En effet, j’ai prêté ce livre, mais je ne connais pas de madame Nakagawa. Je suppose qu’elle l’a emprunté à la personne à qui je l’ai passé.
L’homme a aussitôt acquiescé :
— Oui, oui. Je pense que vous parlez de madame Tokumitsu ?
Je m’y attendais, mais ce seul nom me galvanisait. J’avais prêté ce livre à Mitsuko un mois auparavant, parce qu’une de ses amies, madame Nakagawa justement, ne voulait pas d’enfants.
— Tu suis certainement une excellente méthode, grande sœur, m’avait-elle dit.
— Pour tout dire, avais-je répondu, je possède un très bon livre. Il a été publié aux États-Unis et on y trouve tout ce qu’on veut savoir.
Je lui avais prêté ce livre et je l’avais complètement oublié depuis. Or, voilà que le médecin m’apprenait qu’ils étaient ennuyés parce que, à cause de ce livre, un incident grave s’était produit. Il ne pouvait pas me donner de détails au téléphone, mais mademoiselle Tokumitsu, disait-il, était impliquée et elle était vraiment inquiète : elle avait voulu me rencontrer et me parler, mais je n’avais pas répondu aux nombreuses lettres qu’elle m’avait envoyées, ce qui l’avait mise dans un grand embarras. Il fallait absolument que j’accepte de voir mademoiselle Tokumitsu, insistait-il. Des contretemps les empêchaient, à la clinique, de venir me rendre visite directement. Le mieux était pour moi d’aller voir mademoiselle Tokumitsu et de faire comme si la clinique n’était nullement impliquée. Et si je m’y opposais, la clinique ne saurait être tenue responsable des ennuis auxquels je m’exposerais. Je soupçonnais là un complot de la part de Watanuki et de Mitsuko et je me demandais s’ils iraient jusqu’à vouloir me duper une fois encore, mais, à cette époque, les avortements étaient sévèrement poursuivis et l’on lisait souvent que tel médecin avait été inculpé et telle clinique mise en cause. Comme je l’ai déjà dit, le livre proposait différentes méthodes pharmaceutiques ou mécaniques d’avortement, toutes illégales, et j’imaginais donc que madame Nakagawa avait commis une bêtise qui avait eu de très graves conséquences, pour lesquelles une personne inexperte ne pouvait plus grand-chose et qui l’avaient obligée à être hospitalisée. Comme j’avais interdit à ma bonne de me montrer les lettres éventuelles de Mitsuko et que je lui avais ordonné de les brûler, je ne pouvais me douter qu’une telle chose pût se produire un jour. Le médecin de la clinique était fort pressé et insistait pour que je la voie, le jour même. J’ai appelé mon mari pour lui demander conseil.
— Au point où tu en es, tu ne peux pas refuser de la rencontrer.
J’ai donc accepté la proposition qui m’était faite. On m’a répondu qu’on demanderait à la demoiselle de venir chez moi.