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— Qu’est-ce qui te prend ?

Je n’avais pas plus tôt fini la phrase que, pâlissant à vue d’œil, elle m’a demandé :

— Grande sœur, grande sœur, vite, accompagne-moi aux toilettes !

Soudain inquiète, je me suis approchée de Mitsuko qui se traînait par terre et je l’ai aidée à se relever. Finalement, elle a pris appui sur moi et poussant des gémissements, elle pouvait à peine avancer. Je l’ai attendue devant la porte des toilettes.

— Comment te sens-tu ? Comment te sens-tu ? répétais-je.

Elle se plaignait d’une voix de plus en plus douloureuse.

— Je me sens mal, grande sœur, grande sœur !

Je n’ai pu m’empêcher de me précipiter à l’intérieur.

— Courage, courage !

Et, en lui caressant les épaules, je me suis enquise :

— Est-ce que quelque chose est sorti ?

Elle a secoué la tête en silence, puis, avec un filet de voix, comme si la vie l’abandonnait :

— Je meurs, je meurs… aide-moi…

Elle a lancé enfin un cri :

— Grande sœur !

Et elle s’est agrippée à mes poignets. J’ai essayé de lui donner du courage.

— Mais est-ce que tu crois qu’on meurt pour si peu de chose ? Mitsu, Mitsu !

Elle a levé vers moi un regard vide, comme si elle n’y voyait plus, et elle a murmuré :

— Tu me pardonnes, n’est-ce pas, grande sœur ? Je voulais mourir comme ça, près de toi !

Cela sentait un peu la comédie, mais j’avais en même temps l’impression que ses mains refroidissaient dans les miennes.

— Veux-tu que j’appelle un médecin ?

— Non, cela pourrait te causer des ennuis. Si je dois mourir, laisse-moi mourir ainsi.

En tout cas, il n’était pas question de la laisser ici et je me suis fait aider de ma bonne pour la monter dans la chambre du premier. Tout s’était passé si vite que je n’avais même pas eu le temps de dérouler un matelas pour elle et je me demandais si j’avais raison de la coucher dans ma chambre, mais au rez-de-chaussée, comme nous étions en été, toutes les portes coulissantes étaient ouvertes et je n’avais pas le choix. Une fois qu’elle fut étendue, j’allais sortir pour téléphoner à mon mari et à Umé, mais elle m’a suppliée :

— Grande sœur, ne me quitte pas !

Elle s’était accrochée de toutes ses forces à la manche de mon kimono et ne voulait plus la lâcher.

Entre-temps, elle s’était un peu calmée et ne paraissait plus souffrir avec autant d’intensité. Si elle continuait ainsi, ce n’était pas la peine d’appeler le médecin. Je me sentais seulement alors soulagée et j’avais l’impression d’être sauvée. Comme je n’arrivais pas à me ibérer, j’ai ordonné à la bonne de descendre au rez-de-chaussée.

— Va nettoyer tout de suite les toilettes qui sont sales.

J’ai pensé administrer à Mitsuko un médicament, mais elle refusait obstinément.

— Je n’en ai pas besoin, je n’en ai pas besoin.

Et elle m’a demandé ensuite :

— Grande sœur, desserre ma ceinture.

Je lui ai enlevé ses socquettes tachées de sang, j’ai nettoyé ses bras et ses jambes, avec de l’alcool et du coton. Entre-temps, ses douleurs l’avaient reprise :

— Que j’ai mal, que j’ai mal, de l’eau, de l’eau !

Elle gémissait et elle arrachait tout ce qui lui tombait sous la main, draps et oreillers, elle se tordait de douleur comme une écrevisse. J’ai rempli un verre d’eau, mais elle était très agitée et elle ne réussissait pas à boire : je l’ai immobilisée de force et je l’ai désaltérée au bouche-à-bouche. Elle buvait avec avidité et sa gorge gargouillait. Elle a recommencé ses jérémiades :

— Quelle douleur ! Quelle douleur !

Et puis :

— Grande sœur, je t’en supplie, monte sur mon dos et appuie de toutes tes forces.

Elle m’a demandé de la masser et de la frictionner çà et là, ce que j’ai fait. Elle paraissait se calmer un instant, mais pour soupirer tout de suite après :

— Comme je souffre !

Et son état ne semblait pas s’améliorer. Pendant les trêves, elle murmurait en larmes comme en se parlant à elle-même :

— Ah, cette souffrance, c’est le châtiment que je mérite de ta part… Tu me pardonneras, grande sœur, n’est-ce pas, si je meurs ?

Puis la douleur devenant plus aiguë, elle s’est retournée plus péniblement, et a dit qu’elle avait l’impression d’avoir expulsé un caillot de sang. Chaque fois qu’elle disait :

— Ça y est, ça y est.

… je regardais, mais il n’y avait absolument rien.

— Ce n’est qu’une impression, tu es tellement nerveuse, mais rien n’est sorti.

— Si ça ne sort pas, je vais mourir. Tu n’es pas contente que je meure, n’est-ce pas, grande sœur ?

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

— Pourquoi ne me soulages-tu pas tout de suite, au lieu de me laisser endurer cette atroce souffrance ?… Je suis sûre que tu t’y connais mieux qu’un médecin…

Un jour, en effet, je lui avais dit :

— C’est facile, un instrument très ordinaire suffit.

Mais à partir du moment où elle avait crié « Ça y est, ça y est », j’avais compris qu’il ne s’agissait que d’une vulgaire comédie. Pour être sincère, je m’en étais déjà aperçue, mais je donnais le change et Mitsuko, qui avait dû se rendre compte que je n’étais pas dupe, avait continué sa comédie sans broncher… Nous nous trompions donc mutuellement… Vous avez certainement compris dès le début de quoi il retournait, Monsieur : je m’étais délibérément jetée dans la gueule du loup… Ah oui ! Je ne lui ai pas demandé quel était le liquide rouge qu’elle avait utilisé. Maintenant encore, je me le demande bien : peut-être avait-elle caché quelque part cette gélatine qui ressemble à du sang grumeleux et qu’on utilise au théâtre…

— Grande sœur, tu ne m’en veux plus alors ? Tu m’as vraiment pardonné ?

— Si tu me trompes encore une fois, je te tuerai pour de bon !

— Et si tu me traites avec autant d’indifférence, tu ne m’échapperas pas !

En moins d’une heure, nous avions complètement retrouvé notre ancienne intimité et je craignais soudain que mon mari ne rentrât à l’improviste. Après cette réconciliation, mon attachement s’était encore renforcé et je ne voulais plus la laisser partir, mais, en attendant, nous devions prendre des dispositions pour nous revoir :

— Mon dieu, comment faire ? Est-ce que tu pourras venir demain, ma petite Mitsu ?

— Est-ce que tu me laisseras venir chez toi ?

— Je ne sais plus si c’est bien ou non.

— Alors pourquoi ne pas nous retrouver à Ôsaka ? Je te téléphonerai demain à l’heure que tu préfères.

— Moi aussi, je te téléphonerai.

Pendant que nous parlions, le soir était tombé.

— J’y vais, parce que Mister Husband va revenir…

Comme elle commençait à se préparer, je protestai à plusieurs reprises :

— Reste encore un moment, je t’en prie.

— Allons, ne fais pas l’enfant ! N’insiste pas. Sois raisonnable et attends jusqu’à demain. Je te ferai signe, ne crains rien.

Maintenant nos rôles s’étaient inversés et c’est moi qu’elle devait calmer. Elle est partie vers cinq heures.

À cette époque, mon mari revenait en général vers six heures, mais je pensais qu’il s’inquiétait et que donc il retournerait plus tôt. Cependant, il avait dû être retenu par son travail, parce que au bout d’une heure il n’apparaissait toujours pas. Entre-temps, j’avais remis la pièce en ordre, j’avais refait le lit et j’avais ramassé par terre les socquettes que Mitsuko avait laissé tomber – je lui en avais donné une paire des miennes – et en nettoyant ces taches, j’étais encore atterrée, comme si j’étais encore plongée dans un rêve. Quelle excuse trouverais-je devant mon mari ? Est-ce que j’allais lui avouer que je l’avais fait monter dans notre chambre ? Est-ce que je ne lui dirais rien ? Comment lui parler de manière à pouvoir revoir Mitsuko ? Je me posais toutes ces questions, quand j’ai entendu soudain au rez-de-chaussée :

— Monsieur est rentré.

J’ai alors caché les socquettes dans un tiroir de la commode et je suis descendue.

— Comment ça a fini cette histoire du téléphone ? m’a-t-il immédiatement demandé.

— J’ai eu des problèmes. Pourquoi n’es-tu pas rentré plus tôt ?

— J’aurais bien voulu, mais malheureusement j’ai eu quelque chose à terminer… Qu’est-il arrivé ?

— On m’a demandé de venir tout de suite à la clinique, mais je ne savais pas si je devais. En tout cas, je leur ai dit de patienter jusqu’à demain…

— Et Mitsuko est donc repartie ?

— Oui, mais elle a insisté pour que je l’accompagne demain.

— Est-ce que tu ne crois pas que c’est de ta faute, puisque tu lui as prêté ce livre ?

— Je le lui ai prêté parce qu’elle m’avait promis de ne le montrer à personne. Mais vraiment, je me suis mise dans un beau pétrin. Il faudra cependant que j’y aille demain, d’autant plus que cette madame Nakagawa ne m’est pas inconnue.

Et voilà comment je m’étais débrouillée pour trouver un prétexte.