— Ah oui ? Il s’est moqué de moi ? Je n’aurais jamais pensé qu’il aurait eu le courage de me tourner en dérision et de mépriser le monde au point de prononcer une phrase comme : « Les sentiments que Mitsuko nourrit pour vous sont absolument sincères. »
— Hé oui, il t’a dit ça rien que pour te faire enrager. Je vous entendais derrière la porte coulissante. « Quel menteur ! », je me disais. Il n’avait pas besoin de s’excuser, il ne parviendrait pas à te convaincre.
Elle a ajouté qu’elle était intolérablement agacée, tout en suivant les directives de Watanuki : comme il n’avait plus personne pour lui faire obstacle, il devenait de plus en plus obsédant. Si Mitsuko hasardait un reproche, il répondait :
— C’est plutôt toi qui es menteuse : est-ce que tu ne m’as pas embobiné avec toutes tes histoires ?
Cela montrait qu’il avait conservé une certaine rancœur à mon égard.
— Évidemment, vous n’avez pas rompu pour un incident aussi ridicule. Peut-être continuez-vous à vous retrouver quelque part.
Il avait fait en sorte que nous ne pussions plus nous voir, mais de deux choses l’une : ou bien par nature, il lui était impossible de cesser de douter, ou bien, il faisait semblant de ne pas s’en être rendu compte, pour lâcher des remarques désagréables.
— Tu n’as rien d’un homme ! avait riposté Mitsuko. Tu ressasses continuellement cette affaire, qui est classée depuis longtemps.
— Non, non, ce n’est pas une affaire classée ! Je suis sûr que tu lui as révélé mon secret.
En effet, c’était ce qu’il craignait le plus : il déclarait que si j’étais mise au courant, pour se venger, il s’opposerait, par tous les moyens, à notre liaison.
— Tu m’agaces avec tes soupçons qui ne sont fondés sur rien ! Comment aurais-je pu lui faire cette révélation, alors que je lui cachais jusqu’à ton existence ? Tu ne l’as donc pas déduit de son attitude, quand tu l’as rencontrée ?
— Justement, il y avait quelque chose de soupçonneux dans son attitude.
Habitué à tromper autrui, il était constamment méfiant. Il ne se contentait pas d’être vétilleux, il avait des raisons sérieuses de se tenir sur ses gardes : dans la mesure où il s’était aperçu de ma relation avec Mitsuko, je ne pouvais pas, de mon côté, être ignorante de leurs rapports et, si, tout en les sachant, je n’avais pas jusque-là manifesté de jalousie, c’était simplement parce qu’on m’avait dit :
— Cet homme est mal conformé.
Autrement, quelle raison aurais-je eu de me taire ? C’est avec ces pensées secrètes qu’il m’avait fait venir à l’auberge de Kasayamachi. Il comptait me faire comprendre qu’il avait l’habitude de descendre dans cette auberge avec Mitsuko et qu’il n’avait aucune infirmité sexuelle. S’il avait imploré Mitsuko, en toute sincérité, en lui disant :
— Je t’en prie, ne vois plus grande sœur.
… elle n’aurait pas pu refuser. Mais, non seulement elle se sentait impliquée dans les manigances d’un imposteur, elle était aussi désagréablement soupçonnée. Par orgueil, elle avait voulu éventer ses plans et n’en éprouvant que plus de nostalgie pour notre relation qui s’était, malgré elle, détériorée, elle avait désiré tenter l’impossible pour renouer : elle aurait voulu me revoir, ne fût-ce qu’un instant, mais elle pensait que je ne la recevrais pas et puis, quelles excuses aurait-elle pu trouver ? Quoi qu’elle eût avancé, elle ne pouvait changer mon état d’esprit. Après avoir longtemps réfléchi, elle s’était souvenue de ce livre… En réalité, elle n’en avait pas besoin et elle l’avait effectivement prêté à Mme Nakagawa. Ce livre lui avait donné une idée et puis elle avait imaginé un plan pendant plusieurs jours :
— Je ferai téléphoner au nom de la clinique S.K. et puis je ferai ça et ça.
Évidemment, elle avait pensé se débrouiller toute seule, sans recourir à personne. Simplement, mieux valait que ce ne fût pas une femme qui téléphonât. Elle avait expliqué le problème à Umé et elle avait chargé un teinturier de parler à sa place.
— Je me suis vraiment creusé la cervelle pour ne pas te perdre, grande sœur. Je m’admire vraiment d’être arrivée à jouer mon rôle dramatique au point d’en avoir les yeux révulsés.
Bien sûr, cette fois-là, elle m’avait indéniablement attirée dans un piège ingénieux, elle m’avait trompée, mais je devais comprendre dans quel esprit elle l’avait fait, et puis elle pensait que je la jugerais avec compassion, mais certainement pas avec haine.
Peu après, cependant, Watanuki s’était rendu compte que nous nous étions réconciliées. Mitsuko avait l’intention de renverser son stratagème, ce qu’elle ne cachait pas du reste, attendant le moment où il s’en apercevrait, pour voir quelle figure il ferait.
— Tu t’es remise à la voir, n’est-ce pas ? Ne fais pas l’innocente. Je sais tout.
— Oh, je n’ai rien à cacher, avait-elle répliqué avec calme, avant d’ajouter : j’ai préféré faire le premier pas, parce que de toute façon, même si je ne l’avais pas fait, tu m’en aurais soupçonnée.
— Mais pourquoi à mon insu ?
— Ce n’est pas en cachette. Peu m’importent tes soupçons : je ne prétends pas avoir fait des choses que je n’ai pas faites et je dis ce que j’ai fait.
— Mais puisque jusqu’ici tu t’es tue !
— Parce que je pensais que cela ne valait pas la peine de le dire. Je n’ai pas l’intention de te faire un rapport sur le moindre de mes agissements.
— Crois-tu avoir agi correctement en ne m’informant pas de quelque chose d’aussi grave ?
— C’est bien pour ça que je te confirme que nous l’avons fait, non ?
— Nous avons fait quoi ? C’est ambigu. Dis-moi clairement et exactement qui a pris l’initiative de cette réconciliation.
— C’est moi qui suis allée la trouver, je lui ai dit que j’étais désolée, et elle m’a excusée.
— Quoi ? Mais quel besoin avais-tu d’aller lui demander pardon ?
— Quel besoin ? Après l’avoir fait venir dans un pareil endroit, à une pareille heure, après lui avoir emprunté des kimonos et de l’argent, comment pouvais-je oublier ? Toi, tu n’as peut-être aucun mal à te conduire en ingrat, mais moi, ce n’est pas mon genre.
— Dès le lendemain, je lui ai renvoyé par la poste ce qu’elle nous avait prêté, pourquoi remercier encore une femme aussi abjecte ?
— Ah bon ? Mais alors, à ce moment-là, devant grande sœur, qu’as-tu dit ? « Ce n’est pas de moi que je me soucie. Mais s’il vous plaît, raccompagnez Mitsuko jusque chez elle. Je vous en serai infiniment reconnaissant pour toute ma vie. » Tu t’es alors incliné devant cette femme « abjecte » et tu l’as suppliée, en joignant les mains. Comment oses-tu maintenant dire des choses semblables ? Et d’abord, il ne fallait pas expédier par la poste ce qu’elle nous avait prêté : si jamais le paquet était tombé dans les mains de son mari, tu imagines un peu l’embarras dans lequel tu l’aurais mise ! Comment aurait-elle expliqué que les vêtements étaient sales ? Un service rendu, c’est un service rendu : il faut agir en conséquence. Comme tu es ingrat ! En t’entendant parler ainsi, je commence à me douter que ce qui s’est passé ce soir-là cache un tour de passe-passe dont je comprends un peu le secret…
— Qu’est-ce que tu entends par « tour de passe-passe » ? a demandé Watanuki, d’un air égaré.
— Je ne sais pas au juste, mais il est un peu bizarre que tu aies décidé que nous ayons rompu, alors que je n’en ai jamais parlé. Si tu penses que tout s’est réalisé selon tes plans, tu te trompes lourdement.
— Mais que racontes-tu ? Je n’y comprends rien.
— Alors, explique-moi un peu. Pourquoi la police n’a-t-elle pas rendu les kimonos ?
— J’ai d’autres chats à fouetter, écoute.
On comprenait qu’elle avait touché là une corde sensible.
— Enfin, qu’est-ce que tu as ? Tu me parais bien excité. Calme-toi et raconte-moi tout.
Il a eu un sourire crispé pour cacher son embarras. En réalité, il n’était pas du genre à passer l’éponge et deux ou trois jours plus tard, il est repassé à l’attaque, mais avec maladresse. Il essayait cette fois de m’amadouer par des flatteries :
— Cette dame dit t’en vouloir beaucoup. Qu’as-tu fait pour l’apaiser ? Apprends-moi ton truc, je risque bien d’en avoir besoin plus tard.
Et puis :
— On te donnerait le bon dieu sans confession : comment t’imaginerait-on capable de te payer la tête des gens ? Tu es plus maligne qu’une vraie professionnelle.
Il passait de la flatterie à l’ironie.
Mitsuko essayait de le contenter dans la mesure du possible et lui a raconté le plan qu’elle avait suivi pour se réconcilier avec moi.
— Quand as-tu appris à imaginer de pareils tours pour tromper le monde ?
— Mais c’est toi qui me l’as appris !
— Ne dis pas de sottises ! Tu te sers souvent du même stratagème avec moi, n’est-ce pas ?
— Allons, voilà que tu recommences avec tes soupçons sans fondement ! C’est la première fois que je me comporte d’une manière répréhensible.
— J’avoue que je ne comprends pas ce qui te pousse à vouloir jouer les « sœurs » de cette dame et à entreprendre des choses pareilles.
— Mais est-ce que tu n’as pas dit, toi-même, à grande sœur : « Moi, ça m’est égal. Désormais, nous serons d’accord, tous les trois » ?
— Mais je le lui ai dit simplement, parce qu’à ce moment-là, il aurait été gênant de la fâcher.
— Tu es un menteur. C’est toi-même qui as essayé de la tromper. Je me suis très bien aperçue de tes manigances, cette nuit-là.
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— N’oublie jamais ça : « Il n’y a si petit chat qui n’égratigne. » Personne ne te laisserait agir, si tu voulais comploter dans l’ombre.
— Et que veux-tu que j’aie manigancé ? Quelles preuves as-tu ? C’est toi qui soupçonnes tout le monde sans le moindre fondement.
— Si tu crois que ce sont des soupçons sans fondement, libre à toi. Mais est-ce que tu ne ferais pas mieux de lier amitié avec grande sœur comme tu l’as promis ? Tu ne me croiras peut-être pas, mais je n’ai pas trahi ton secret…
Mitsuko a eu un éclair de génie et elle a raconté qu’elle était venue chez moi me parler pour me cacher précisément ce que Watanuki ne voulait pas que l’on sût, pour me convaincre qu’il était tout à fait normal et vu qu’elle ne s’était pas ménagée pour défendre son honneur, il aurait pu se montrer grand seigneur et faire en sorte qu’il y eût entre nous de bons rapports. Elle le touchait en son point sensible, en le flattant et en le menaçant, et elle lui disait :
— Tant que nous nous retrouverons ici, il faut que nous fassions venir grande sœur.
Et elle lui interdisait de fourrer son nez dans notre liaison. Et y verrait-il la moindre objection, elle s’était décidée à le quitter rien que pour moi. Il encaissait ses reproches sans mot dire.