— Hier soir, chez moi, on en a parlé, a poursuivi Mitsuko. Ma mère m’a appelée et m’a demandé : « À l’école, voilà ce qu’on raconte à ton sujet. C’est vrai ? » Et moi : « Ça, pour le dire, ils le disent. Mais toi, maman, qui te l’a raconté ? » Elle, alors : « Peu importe qui me l’a dit, réponds-moi plutôt. Est-ce que c’est vrai ? – Oui, c’est vrai, mais quel mal y a-t-il ? Nous sommes seulement de bonnes amies. » Alors, ma mère est restée un peu perplexe et elle a ajouté : « Si vous n’êtes qu’amies, peu importe. Mais il paraît que c’est quelque chose de pas convenable. – Quelque chose de pas convenable ? Mais quoi ? – Je n’en sais rien, moi. S’il n’y avait pas de mal, en tout cas, on ne te calomnierait pas ainsi. – Ah, je vois, mon amie m’a dit que mon visage lui plaisait, et elle a fait mon portrait. Depuis, toutes les élèves nous évitent. Elles sont tellement barbantes, dans cette école ! Il suffit que quelqu’un ait un beau visage pour être haï d’une manière ou d’une autre. – Cela se peut. » Après cette explication, ma mère a fini par comprendre et elle m’a dit : « Si c’est comme ça, cela n’a aucune importance. Mais n’est-il pas préférable que tu cesses de ne fréquenter que cette demoiselle ? C’est une période importante dans ta vie, et il vaut mieux que tu ne sois pas l’objet de mesquines calomnies. » C’est ainsi que tout s’est arrangé. Certainement, ce conseiller municipal avait dû prendre connaissance des racontars par son entourage et il les a rapportés à M. et tout est venu aux oreilles de ma mère. Le projet de mon mariage semblait bien à l’eau.
— Pour toi, ce sera parfait, mais ta mère va me détester. Tu verras, bientôt elle te dira de ne plus me rencontrer. Je ne voudrais pas être la cause d’un malentendu, lui ai-je déclaré, préoccupée.
— Oh, ne te tracasse pas, m’a-t-elle répondu. Pour ça, si elle me l’impose, je lui dirai tout : que le directeur est un rapace, qu’il a l’habitude de calomnier quiconque refuse de lui prêter de l’argent, qu’il a été soudoyé par le conseiller municipal. Si je ne l’ai pas encore dit, c’est parce que je craignais qu’elle me force à quitter cette école, en expliquant qu’elle la trouve louche. Dans ces conditions, je n’aurais plus pu te revoir.
— Mais tu es très astucieuse !
— Oh oui, j’ai plus d’un tour dans mon sac.
Elle étouffait un petit rire :
— À malin, malin et demi…
— Je suppose que la fille du conseiller municipal sera ravie que ton mariage parte en fumée.
— Ainsi, nous serons deux à t’être reconnaissantes.
Nous avons parlé de choses et d’autres sur la colline pendant plus d’une heure. J’étais déjà montée à plusieurs reprises à cet endroit, sans jamais y rester jusqu’au crépuscule ; c’était la première fois que je contemplais de ce point de vue le panorama voilé par la brume du soir. Tout à l’heure encore, quelques personnes s’étaient arrêtées çà et là, mais maintenant, de la cime au vallon, on ne voyait âme qui vive. Il y avait eu de nombreux promeneurs ce jour-là et sur les douces pentes couvertes d’herbes tendres étaient éparpillés les restes des goûters, des écorces de mandarines, des bouteilles de saké : le ciel avait conservé une légère luminosité, mais au-dessous de nous, les lumières de Nara étincelaient et au loin, en face, l’illumination du funiculaire du mont Ikoma paraissait s’allonger par intervalles comme un chapelet interrompu çà et là par la brume violacée. En contemplant ces scintillements, j’étais submergée par l’émotion.
— Tiens, le soir est déjà tombé, quelle tristesse ! a soupiré Mitsuko.
— Seule, j’aurais peur, ai-je commenté.
— Pour m’isoler avec quelqu’un que j’aime, je préfère un endroit aussi triste.
« Avec toi, je pourrais rester toute ma vie ici », ai-je pensé. Mais je me suis efforcée de ne pas l’exprimer et j’ai continué à contempler le profil de Mitsuko dans la pénombre ; elle était penchée vers l’avant, les jambes étendues ; il faisait si sombre que je ne distinguais pas son expression. Il n’y avait que les phénix dorés du toit du temple du grand Bouddha que l’on apercevait encore dans la faible clarté qui demeurait, derrière les tabi{3} de Mitsuko.
— Il se fait tard, allons-y, avons-nous décidé.
Nous sommes redescendues jusqu’à la gare à pied : il était déjà sept heures.
— J’ai faim et toi ?
— Aujourd’hui, je dois revenir tôt, parce que je suis sortie sans préciser que j’irais à Nara, m’a répondu Mitsuko, inquiète de l’heure qui avançait.
— Mais j’ai une faim de loup ! Au point où on en est, une heure de plus ou de moins, ça ne change pas grand-chose.
Je l’ai entraînée dans un restaurant occidental.
— Ton mari ne proteste pas si tu te mets en retard ? a-t-elle demandé au cours du repas.
— Mon mari ne se mêle jamais de choses de ce genre. Et puis je lui ai déjà fait part de notre amitié.
— Qu’en a-t-il dit ?
— Comme je ne cessais de parler de toi, il a commenté : « Si elle est aussi belle que tu le prétends, j’aimerais faire sa connaissance. Ne peut-elle venir chez nous une fois ? »
— Il est gentil, ton mari ?
— Oui, il me passe tous mes caprices. Il est si gentil que c’en est parfois décourageant.
Jusque-là, je ne lui avais rien révélé de ma vie privée et voilà que je lui confiais tout : pourquoi je m’étais mariée, jusqu’à mes problèmes sentimentaux dont vous-même, Monsieur, vous avez eu la bonté de vous soucier. Quand je lui ai appris que je vous connaissais, Monsieur, elle s’en est étonnée :
— Vraiment, tu le connais ?
Mitsuko aimait, elle aussi, vos romans et elle m’a demandé de vous la présenter un jour. J’ai repoussé ce moment de jour en jour, et maintenant c’est trop tard.
— Ah ! ah ! a-t-elle fait. Tu as cessé de le fréquenter.
Elle était très avide d’approfondir cette question. Je lui ai répondu que nous nous étions un peu perdus de vue.
— Mais pourquoi ? S’il s’agissait d’un amour chaste, comme tu l’affirmes, moi, à ta place, j’aurais continué à le voir. J’aurais fait une distinction très nette entre amour et mariage.
Et elle ajoutait :
— Mais ton mari n’en savait rien ?
— Oh ! il s’en doutait peut-être. Mais il ne m’a fait aucune remarque. De toute évidence, cela n’a créé aucun problème pour lui.
— Quelle confiance il a en toi !
— C’est qu’il me considère comme une petite fille et ça, ça ne me plaît pas, ai-je dit.
Ce soir-là, quand je suis rentrée à la maison, il était presque dix heures.
— Tu es bien en retard ! a-t-il protesté.
Il faisait une drôle de tête, il avait l’air un peu esseulé et ça m’a serré le cœur. Je n’avais rien à me reprocher et pourtant, c’est étrange, j’éprouvais un certain remords à voir qu’il venait à peine de dîner et qu’il était fatigué de m’avoir tant attendue.
À vrai dire, il m’était déjà arrivé de rentrer après dix heures, quand j’avais cet amant, mais ces temps derniers, je n’étais jamais revenue avec un tel retard. Et c’est peut-être pour cela que mon mari a eu de vagues soupçons, et, moi aussi, je ne sais trop pourquoi, j’ai eu l’impression d’avoir régressé à cette époque-là.