— Ah, quel endroit difficile à trouver ! a soupiré mon mari, debout près de la grille.
Il avait accompagné à la gare de Minatomachi quelqu’un qui rentrait à Yokkaichi, dans la région d’Isé, et au retour se promenant du côté de Shinsaibashi, il s’était rappelé que Mitsuko se trouvait dans le quartier et, pensant que j’y étais également, il avait décidé de nous y rejoindre sans prévenir.
— Rien de particulier ne m’amène, mais tu ennuies les gens à venir toujours ici et il ne m’aurait pas semblé convenable de passer dans le quartier sans venir présenter mes hommages. J’aimerais voir Mitsuko pour m’enquérir de sa santé, la remercier et, si c’est possible, vous inviter au restaurant. Est-ce qu’elle ne pourrait pas sortir au moins un moment ? m’a-t-il demandé, comme si de rien n’était.
Mais j’avais l’impression qu’il avait une idée derrière la tête.
— En ce moment, elle a beaucoup grossi et elle s’abstient de toute sortie, pour ne rencontrer aucune connaissance, lui ai-je expliqué.
— Mais alors, annonce-moi, a-t-il insisté.
Je ne pouvais lui répondre que la chose était inenvisageable. Je me suis contentée de déclarer :
— Je vais lui demander ce qu’elle en pense.
J’ai transmis à Mitsuko la requête de mon mari.
— Que faire vraiment… ? Grande sœur, que lui as-tu répondu ?
— Que tu ne veux rencontrer personne, parce que maintenant ça se voit. Mais il insiste pour te voir, ne fût-ce qu’un moment.
— Il a certainement une bonne raison…
— C’est bien ce qui me semble.
— Dans ces conditions, mieux vaut que je le voie… Haru m’a conseillé de superposer les nœuds de ceintures autour du ventre et d’enfiler un kimono par-dessus. C’est ce que je vais faire. C’est vraiment le moment de me bourrer de coton, non ?
Là-dessus, elle a emprunté des ceintures à Haru, la femme de chambre, à laquelle elle a ordonné :
— Faites asseoir Monsieur dans une salle du bas.
Pendant ce temps, je l’ai aidée à se préparer. Haru est revenue nous annoncer :
— Je le lui ai dit, mais il m’a répondu qu’il préférait rester dans l’entrée, parce qu’il ne s’agit de vous voir que quelques minutes. Il ne veut pas entrer.
Nous avons décidé de nous hâter et nous avons aidé Mitsuko à s’habiller dare-dare. En hiver, il aurait peut-être été plus facile de le tromper, mais elle ne portait qu’un kimono sans doublure, d’Akashi, et on ne parvenait pas à la faire passer pour une femme enceinte.
— Grande sœur, de combien de mois est-ce que je dois être enceinte ?
— Je ne me rappelle pas très bien, mais j’ai dit que ça se voyait et que tu devais en être au sixième ou au septième mois.
— Est-ce que j’ai l’air d’être au sixième mois ?
— Ton ventre devrait être plus rond et plus proéminent.
Nous pouffions toutes les trois.
— Faisons-le attendre un moment, a proposé Haru.
Elle est revenue avec des serviettes.
— Descends lui dire que Mademoiselle ne peut pas le rejoindre dans le vestibule, de crainte d’être vue par d’autres. Demande-lui d’entrer et installe-le dans la pièce la plus obscure.
Après l’avoir fait attendre une bonne demi-heure en tout, nous avons fini par lui confectionner un ventre de six mois et nous sommes allées à sa rencontre.
— Je lui ai dit que ça n’avait aucune importance, mais elle a voulu enfiler un kimono, parce qu’elle estimait qu’il n’était pas convenable de se présenter en robe de chambre.
En disant cela, j’observais mon mari : il avait placé sa serviette à côté de lui et il s’était assis les genoux joints, avec réserve.
— Je suis désolé de vous déranger, mais il y a tellement longtemps que je ne vous vois plus. Je passais dans le quartier et j’en ai profité pour vous rendre visite.
Ce n’était peut-être qu’une impression, mais il m’a semblé qu’il lançait des regards soupçonneux vers le ventre de Mitsuko. Elle a répondu :
— C’est plutôt moi qui devrais m’excuser d’abuser de la gentillesse de ma grande sœur.
Elle a ajouté qu’elle était désolée que nous ayons dû renoncer à partir en vacances à cause d’elle et que, grâce à moi, elle parvenait à atténuer son sentiment de solitude et qu’elle m’en était profondément reconnaissante. Elle prononçait au bon moment quelques mots qui me paraissaient pleins de dignité et, de temps à autre, elle cachait sa ceinture avec son éventail. Haru avait pris soin de l’installer dans un coin de la chambre plongé dans la pénombre, où, même en plein jour, il aurait été nécessaire d’allumer la lumière : le manque d’air et l’entassement des vêtements la faisaient transpirer abondamment et elle haletait. On aurait vraiment dit une femme enceinte. Et je me suis dit : « Comme elle joue bien ! »
Mon mari s’est levé presque aussitôt.
— Excusez-moi de vous avoir dérangée. Quand vous serez à nouveau en mesure de sortir, venez donc nous voir.
Et, s’adressant à moi :
— Il est tard maintenant, revenons ensemble à la maison.
J’ai murmuré alors à Mitsuko :
— Il doit y avoir une raison. Aujourd’hui, mieux vaut que je m’en aille. Mais je t’en prie, attends-moi demain.
Et je l’ai suivi à contrecœur. Lorsque nous sommes arrivés, devant l’arrêt de Yotsubashi, il a déclaré :
— Prenons l’autobus.
Puis nous avons fini le trajet en train. Mon mari était de mauvaise humeur : il avait gardé le silence et il s’était contenté de répondre vaguement à mes questions. À la maison, sans même se changer, il m’a ordonné :
— Viens un moment au premier étage avec moi.
Et il est monté en hâte : je l’ai suivi avec résignation. Il a fait claquer la porte de la chambre et il m’a indiqué un fauteuil face au sien.
— Assieds-toi.
Il est resté un moment silencieux, respirant profondément, plongé dans ses réflexions. Pour conjurer cette tension, j’ai été la première à demander :
— Pourquoi es-tu donc venu à l’improviste là-bas ?
— Eh bien, maugréa-t-il.
Et au bout d’un moment de méditation :
— Il y a quelque chose que j’aimerais te montrer.
Il a sorti d’une poche une enveloppe administrative dont il a déplié le contenu sur son bureau. En le voyant, j’ai blêmi. Comment avait-il réussi à l’avoir ? En approchant de moi le contrat de Watanuki, il m’a demandé :
— Cette signature est bien la tienne, n’est-ce pas ?
Il a ensuite ajouté :
— Je t’avertis qu’à condition que tu te conduises convenablement, je n’ai nullement l’intention de faire des histoires. Si tu veux savoir comment ce document m’est tombé entre les mains, je te le dirai. Mais avant toute chose, j’aimerais savoir si c’est bien toi qui l’as signé ou si c’est un faux. Je voudrais que ce point soit bien clair.
… Ah ! J’avais donc été prise de court par Watanuki. Mon exemplaire avait été enfermé à clé dans la commode, ce ne pouvait donc être que celui de Watanuki : il n’avait rédigé ce serment que dans ce but. Pour tout dire, il y avait déjà un moment que je pensais faire intervenir mon mari et que je me disais qu’il valait mieux tout lui avouer même à propos de Mitsuko, mais il nous avait prises par surprise à Kasayamachi ; à présent, je ne pouvais lui révéler que c’était une fausse grossesse, ce qui ne faisait qu’empirer la situation en ajoutant d’autres mensonges et si j’avais prévu une telle issue, mieux valait tout avouer dès le départ.
— Allons, comment veux-tu que je te comprenne si tu ne dis rien ? Est-ce qu’il ne vaut pas mieux que tu répondes ?
Et puis, essayant de se montrer patient, sur un ton calme et gentil :
— Je vois que tu ne protestes pas : j’en conclus que c’est bien toi qui as signé.
Peu à peu, il m’a raconté que cinq ou six jours plus tôt, sans s’annoncer, s’était présenté dans son bureau d’Imabashi un dénommé Watanuki qui avait demandé à lui parler. Il l’avait reçu dans la salle d’attente en se demandant de quoi il s’agissait.
— Je suis venu vous voir parce que j’ai un service à vous demander. Je crois que vous savez que mademoiselle Mitsuko Tokumitsu et moi sommes fiancés, mais qu’elle attend un enfant de moi. Votre femme s’est immiscée entre nous, ne cessant de multiplier les problèmes et, pour cette raison, Mitsuko depuis quelque temps me traite avec de plus en plus de froideur. La situation est devenue telle que je ne sais pas quand elle acceptera de m’épouser. J’aimerais que vous raisonniez votre femme à ce propos.
Mon mari lui avait répondu :
— Pourquoi ma femme devrait-elle créer des problèmes ? Je ne connais pas tous les détails, mais ma femme m’a dit qu’elle avait de la sympathie pour votre amour et qu’elle espérait que vous vous marieriez le plus tôt possible.
Watanuki avait alors répliqué :
— Vous ignorez la vérité sur le rapport qui unit votre femme et Mitsuko.
Il lui avait laissé entendre par allusions que rien n’avait changé entre elle et moi. Mon mari n’était guère enclin à ajouter foi aux propos d’un inconnu et puis, comme il était peu vraisemblable qu’une femme enceinte poursuivît une pareille relation avec une personne de son sexe, il avait pensé être en présence d’un vrai fou.
— Il est naturel que vous ayez des doutes, avait dit Watanuki. Mais voici une preuve irréfutable.
Watanuki lui avait alors tendu le contrat. Et en prenant connaissance du papier, mon mari avait été désagréablement frappé par cette nouvelle tromperie de ma part, mais plus encore par le fait qu’à son insu j’eusse contracté un pacte de fraternité avec un inconnu. Et puis, que pouvait-il penser d’un homme qui commençait par ne pas s’excuser d’avoir signé un pareil contrat avec la femme d’un autre et qui l’exhibait avec présomption devant son mari, en souriant ironiquement de l’air triomphant d’un inspecteur qui aurait trouvé une pièce à conviction ? Il sentait la colère le gagner.
— Vous devez reconnaître la signature de votre femme, n’est-ce pas ?
— En effet, on dirait bien son écriture. Mais à mon tour d’avoir une question à vous poser : qui est l’homme qui a signé ?
— C’est moi, Watanuki, lui avait-il dit tranquillement, comme s’il n’avait pas perçu l’ironie de la question.
— Mais qu’est-ce que c’est que ces taches sous la signature ?
Watanuki s’était alors lancé dans le récit détaillé de tout ce qui s’était passé : mais mon mari ne l’avait pas laissé finir, l’interrompant rageusement.
— Vous avez détaillé, réglementé la relation qui unit mademoiselle Mitsuko, ma femme Sonoko et vous, mais sans aucune considération pour moi qui suis le mari. On ne se soucie pas du tout de moi. Étant donné que vous avez signé, la responsabilité vous en incombe naturellement et j’aimerais que vous éclaircissiez votre position, d’autant plus que, d’après ce que vous avez dit, Sonoko ne me semble pas avoir stipulé volontairement ce contrat, mais y avoir été en partie du moins contrainte.
Loin d’être intimidé, Watanuki avait continué à sourire ironiquement :
— Comme vous pouvez le constater à la lecture de ce document, madame Sonoko et moi sommes liés par l’intermédiaire de Mitsuko, et cette relation est dès le principe contraire à vos intérêts conjugaux. Si madame Sonoko se souciait de vous, elle n’aurait jamais ébauché une telle liaison avec Mitsuko et nous n’aurions jamais été amenés à échanger ce serment, ce que j’aurais préféré de très loin ; mais quelle ressource avait un étranger comme moi pour empêcher la femme d’un autre de suivre son penchant ? De mon point de vue, reconnaître dans ce document cette liaison représente une concession très généreuse à l’égard de madame Sonoko.
Il avait renversé la question et il parlait comme s’il reprochait au mari son manque de vigilance : cette promesse de fraternité n’impliquait pour lui aucun adultère et il ne pensait donc pas avoir commis un acte immoral.