C’est à ce moment-là que j’ai achevé le portrait de la déesse Kannon et que je l’ai montré à mon mari.
— Tiens, tiens ! Elle est donc comme ça, Mitsuko ? Ce n’est pas si mal que ça, ce tableau, pour une débutante.
Il faisait ces commentaires pendant le repas. Il avait posé le tableau sur le tatami : il prenait une bouchée et il le regardait, une autre bouchée et il le contemplait encore.
— Elle est vraiment belle. Mais est-ce que c’est ressemblant ? demandait-il, incrédule.
— Évidemment, pour avoir fait toutes ces histoires, il le faut bien. Mais la Mitsuko réelle, en plus de cette apparence aérienne, a un côté charnel qu’il n’est pas possible de rendre avec la technique du nihonga.
J’avais vraiment mis toute mon âme dans ce travail que je trouvais moi-même plutôt réussi. Mon mari voulait à tout prix que ce fût un chef-d’œuvre. En tout cas, depuis que je m’étais mise à peindre, je n’avais jamais connu un tel enthousiasme.
— Et si nous l’encadrions de tissu, pour l’accrocher ? Qu’en dis-tu ? Quand ce sera prêt, tu pourras inviter Mitsuko, pour qu’elle vienne l’admirer.
L’idée m’a plu. J’ai décidé de l’apporter à Kyôto chez un encadreur, pour qu’il fasse un travail soigné, mais j’ai fini par oublier. Et puis, un jour, au cours d’une conversation avec Mitsuko, je lui ai parlé de ce projet que j’avais.
— Pourquoi ne pas essayer de le corriger, avant de l’apporter à l’encadreur ? a-t-elle proposé. Il est déjà très bien ainsi. Le visage est très ressemblant, mais le corps est un peu différent du mien.
— Différent ? En quoi ?
— J’aurais beau essayer de te l’expliquer, tu ne comprendrais pas.
Elle exprimait simplement son impression, il n’y avait aucune marque de vanité du genre : « J’ai un corps bien mieux fait. » Mais elle paraissait légèrement insatisfaite et c’est alors que je lui ai demandé :
— J’aimerais bien te voir nue, une fois.
— D’accord, il n’y a aucun problème.
Je ne me rappelle pas exactement où nous avons échangé ces paroles. C’était probablement au retour de l’école.
— Alors, je viendrai chez toi et je me montrerai à toi.
Voilà comment, le lendemain après-midi, nous avons séché les dernières heures de cours et nous sommes allées chez moi.
— Il va être ahuri, ton mari, quand il me découvrira toute nue.
Mitsuko ne paraissait pas du tout gênée par la situation et elle me lançait des coups d’œil complices comme s’il s’était agi d’un bon tour.
— Chez moi, ai-je répondu, il y a une pièce qui conviendra parfaitement. C’est une chambre à l’occidentale et personne ne nous y verra.
Je l’ai amenée dans la chambre à coucher du premier étage.
— Quelle pièce agréable ! s’est-elle écriée. Et ce grand lit est d’un chic…
Elle s’est assise sur le lit, en faisant grincer les ressorts du matelas, et elle a gardé les yeux tournés vers la mer.
Ma maison donne sur la plage et du premier étage on jouit d’une vue extraordinaire. Il y a deux baies vitrées orientées vers l’est et le sud, si lumineuses qu’elles empêchent de faire la grasse matinée. Quand il fait beau, on distingue les monts de Kishû au loin, au-delà des forêts de pins et de la mer, et même le mont Kongô. Pardon ?… Oh oui, on peut même se baigner. Mais à cet endroit, les baignades sont dangereuses. On perd pied très vite. À Kôroen, en revanche, la plage est très fréquentée l’été. C’était alors la mi-mai.
— J’aimerais être déjà en été. Je pourrais venir nager ici tous les jours ! s’est exclamée Mitsuko.
Et puis, elle a regardé tout autour d’elle dans la chambre.
— Je voudrais avoir une chambre pareille quand je serai mariée.
— Tu en auras une bien plus belle, parce que tu feras un plus beau mariage que moi, tu ne penses pas ?
— Si, mais une fois mariée, quelle que soit la chambre, c’est comme si on était enfermé dans une cage dorée.
— C’est vrai, j’ai parfois ce sentiment…
— C’est votre chambre secrète. Est-ce que ton mari ne te reprochera pas de m’y avoir introduite ?
— Quelle importance si c’est une chambre secrète ? Pour toi, c’est différent.
— Il n’y a pas à dire, la chambre d’un couple est sacrée et…
— Mais la nudité d’une vierge est sacrée, elle aussi, et je ne connais pas de lieu mieux adapté pour la découvrir. Il y a encore une lumière favorable, dépêche-toi de te déshabiller.
— Est-ce qu’on ne risque pas d’être vu de la mer ?
— Ne dis pas d’âneries ! Comment veux-tu qu’on nous voie d’un bateau au large ?
— Oui, mais il y a des baies vitrées. Je préférerais qu’on tire les rideaux.
Nous étions encore en mai, toutefois le soleil était éblouissant et les fenêtres étaient grandes ouvertes. Dès que nous les avons fermées, il a fait une chaleur étouffante dans la chambre et nous ruisselions de sueur. Mitsuko m’a dit qu’elle avait besoin d’un tissu blanc qui lui servirait pour la robe immaculée de Kannon. J’ai enlevé le drap du lit. Cachée par l’armoire, elle a ôté sa ceinture, elle a défait sa coiffure, elle s’est repeignée et elle s’est enveloppé la tête et le corps du drap, à la manière de Kannon.
— Regarde-moi. Est-ce que je ne suis pas très différente de ton tableau, maintenant ?
Elle s’est mise face à la glace de l’armoire, en extase devant sa propre beauté.
— Quel corps splendide tu as ! me suis-je exclamée, comme si je lui avais reproché de m’avoir trop longtemps caché un tel trésor.
Sur mon tableau, le visage ressemblait au sien, mais le corps, évidemment, était différent, puisque je m’étais inspirée de celui de Mlle Y., le modèle. D’ailleurs, en général, les modèles de nihonga ont le visage plus beau que le corps : cette Mlle Y. n’avait pas un corps très attirant, elle avait une peau abîmée et olivâtre ; un œil averti aurait mis entre sa peau et celle de Mitsuko autant de distance qu’entre l’encre et la neige.
— Mais pourquoi as-tu caché jusqu’ici un corps aussi merveilleux ?
Je me plaignais presque en lui disant cela.
— C’est trop, c’est trop ! ai-je répété.
Et je ne sais pas pourquoi mes yeux se sont remplis de larmes. J’ai enlacé Mitsuko par-derrière et j’ai posé ma joue ruisselante sur son épaule recouverte par le drap blanc. J’ai contemplé dans le miroir notre reflet.
— Tu es folle ou quoi ? a-t-elle demandé, ébahie devant les larmes qu’elle découvrait dans la glace.
— Ce que j’ai vu est si beau que je pleure d’émotion, lui ai-je expliqué.
Je suis restée serrée contre elle sans même essuyer les larmes qui continuaient à couler.