3

 

Et comme Mitsuko continuait à me dire :

— Je suis vraiment désolée pour vous, excusez-moi, excusez-moi…

… elle se confondait tellement en excuses qu’à mon tour, je me sentais vraiment gênée.

— Pas du tout. Vous n’y êtes pour rien. C’est le directeur qui s’est conduit d’une manière ignoble… Quelle bassesse de la part d’un éducateur… S’il n’en tenait qu’à moi, je me moquerais bien du qu’en-dira-t-on. Mais vous n’êtes pas encore mariée, faites attention à ne pas tomber dans les griffes de ces rapaces !

Je faisais de mon mieux pour la consoler.

— Je suis vraiment libérée d’avoir tout pu vous confier. J’ai l’esprit plus léger à présent, a-t-elle continué, en souriant. Mais peut-être vaut-il mieux ne plus revenir là-dessus, pour ne pas faire jaser davantage. Tirons un trait une fois pour toutes.

— Quel dommage, alors que nous commencions à peine à devenir amies, me suis-je écriée.

C’était vraiment ce que je ressentais et j’ai probablement laissé paraître ma gêne.

— Si vous êtes d’accord, m’a-t-elle proposé, cela me ferait plaisir que nous devenions amies. Est-ce que cela vous dirait de venir chez moi un jour ? Les commérages ne me font pas peur.

— Moi non plus, je n’en ai pas peur. S’ils finissent par devenir trop pesants, je cesserai de suivre les cours ici, ai-je décidé.

— Écoutez, madame Kakiuchi, tant que nous y sommes, autant assumer notre intimité au grand jour et nous pourrons bien mettre à l’épreuve la réaction des autres. Qu’en dites-vous ?

— Je trouve l’idée excellente ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour voir la tête du directeur, ai-je aussitôt consenti.

— Eh bien, j’ai une idée intéressante, a-t-elle renchéri, en applaudissant avec l’excitation d’une gamine. Et si dimanche prochain nous allions à Nara en tête-à-tête ?

— Oh oui ! Allons-y, allons-y ! Si ça se sait, ça va faire un de ces scandales !

Il nous avait ainsi suffi d’une demi-heure ou d’une heure pour rompre la glace.

Nous nous sommes écriées presque d’une seule voix :

— Aujourd’hui, ce serait vraiment idiot de retourner en classe. Si nous allions au cinéma ?

Nous avons ainsi passé agréablement l’après-midi ensemble. Mitsuko a pris congé en me disant :

— Je dois faire une course.

Et elle s’est éloignée dans l’avenue de Shinsaibashi, pendant que je prenais un taxi à Nihombashi pour aller jusqu’au bureau d’Imabashi. Comme à mon habitude, je suis allée rejoindre mon mari dans son cabinet et nous sommes rentrés ensemble en train par la ligne de Hanshin.

— Tu me parais bien excitée, dis-moi, a-t-il remarqué. Il t’est arrivé quelque chose de particulier ?

Alors, je me suis dit :

« Je suis donc différente aujourd’hui. Est-il possible que cette amitié avec Mitsuko m’ait à ce point rendue heureuse ? »

— Oui, ai-je avoué, j’ai sympathisé avec quelqu’un de très bien, aujourd’hui.

— Qui ça ?

— Qui ? Elle est très belle. – Écoute, tu sais qu’à Semba, il y a un marchand de tissus en gros, qui s’appelle Tokumitsu ? Eh bien, c’est sa fille.

— Et où est-ce que vous vous êtes rencontrées ?

— À l’école. – Pour tout dire, c’est parce qu’il y a déjà quelque temps qu’on fait courir sur nous de drôles de bruits.

Comme je n’avais rien à me reprocher, j’ai tout raconté de A à Z, à moitié par plaisanterie, à partir de nos disputes avec le directeur.

— C’est quelque chose cette école, dis-moi, a-t-il répliqué gaiement. Mais si ton amie est aussi belle que tu le prétends, j’aimerais bien faire sa connaissance.

— Elle viendra bientôt chez nous. Nous nous sommes promis d’aller ensemble à Nara, dimanche prochain. Ça ne t’ennuie pas trop ?

— Je t’en prie, m’a-t-il répondu avant d’ajouter en riant : Tu vas mettre le directeur dans une de ces rognes…

Le lendemain, quand je suis arrivée à l’école, tout le monde savait que nous avions déjeuné ensemble et que nous avions passé l’après-midi au cinéma.

— Madame Kakiuchi, vous vous êtes promenée à Dôtombori hier, n’est-ce pas ?

— Ça devait être agréable.

— Et qui était donc cette jeune femme avec vous ?

Les femmes sont vraiment insupportables. Mitsuko que ces remarques réjouissaient s’est alors délibérément approchée de moi pour les provoquer. Deux ou trois jours se sont écoulés et nous sommes ainsi devenues très amies. Le directeur était tellement ahuri qu’il se contentait de nous dévisager d’un œil furibond. Mais il n’osait rien dire.

— Vous savez, madame Kakiuchi, vous devriez accentuer la ressemblance de cette Kannon avec moi. J’aimerais bien savoir ce qu’il dira.

Et j’ai corrigé mon tableau pour rendre la ressemblance encore plus frappante, mais le directeur n’est plus revenu dans ma classe.

— Comme c’est marrant !

On était ravies !

Maintenant nous n’avions plus besoin d’aller à tout prix à Nara, mais comme c’était un très beau dimanche de la fin du mois d’avril, nous nous sommes entendues au téléphone et nous nous sommes retrouvées au terminus d’Ueroku pour passer l’après-midi sur la colline de Wakakusa. Mitsuko paraissait tour à tour très précoce et aussi naïve qu’une enfant ; quand nous sommes arrivées au sommet de la colline, elle a acheté cinq ou six mandarines et elle m’a dit :

— Regarde un peu !

Elle les a fait rouler sur la pente qu’elles dévalaient. Elles ont même dépassé la route et elles sont entrées dans une maison. Voyant cela, elle ne pouvait plus arrêter ce petit jeu tant elle s’amusait.

— Mitsuko, tu ne crois pas qu’il serait plus intéressant d’aller cueillir des fougères ? Il paraît qu’il y a un endroit sur cette colline où elles abondent ainsi que des prêles.

C’est ainsi que jusqu’au crépuscule, nous avons cueilli quantité de fougères, d’osmondes et de prêles. Vous voulez savoir où exactement ? Vous voyez, la colline de Wakakusa est formée de trois monticules : nous étions dans le creux qui sépare les deux premiers. Les plantes y poussent à foison : elles sont particulièrement savoureuses parce que à chaque printemps on brûle toute la colline. Quand il a commencé à faire vraiment sombre, nous sommes retournées sur la première colline : nous étions tellement fourbues que nous nous sommes assises à mi-pente. Au bout d’un moment, Mitsuko m’a dit avec une étrange gravité :

— Il faut absolument que je te remercie de quelque chose.

— De quoi ? lui ai-je demandé.

— Grâce à toi, je peux à présent échapper à cet homme insupportable qui voulait m’épouser.

Je ne sais pas pourquoi elle a souri malicieusement.

— Tiens ? Et pourquoi donc ?

— La rumeur est un vrai feu de paille. Il est déjà au courant de notre relation.