XIII

 

Les quatre prisonniers étaient seuls maintenant dans les caves du château de Beaugaillard, ces caves creusées à même la pierre du piton rocheux sur lequel s’érigeait la vieille forteresse. Et c’était ce silence régnant autour d’eux, ce silence inhabituel, ne ressemblant à aucun autre silence des jours précédents, qui leur donnait l’assurance de cette solitude. Aucun d’eux n’osait parler. De quoi auraient-ils parlé, sinon de leur échec, de leur proche trépas, et dans ce cas mieux valait ne pas évoquer l’avenir.

Ce fut Lucile Blaise qui, la première, se dressa et, s’avançant vers la porte, se mit à la frapper rageusement de ses petits poings, en criant :

— Il faut faire quelque chose !… Faire quelque chose !…

Elle se tourna soudain vers Bob Morane et Bill Ballantine, pour continuer :

— C’est le moment de justifier votre réputation, messieurs… Je suis sûre que vous allez nous tirer d’ici…

Elle avait prononcé ces paroles d’un ton agressif, qui fit sursauter Bill.

— Eh ! minute, fit-il. C’est plutôt sur vous qu’on compterait. Une souris, ça se glisse sous les portes… Ainsi, vous pourriez aller chercher du secours. Seulement, prenez garde de ne pas rencontrer le chat sur votre route…

La conversation allait tourner à l’aigre-doux, quand Morane s’interposa.

— Ne nous emballons pas, dit-il. Nous sommes dans le pétrin, et ce n’est pas nous disputer qui nous aidera à en sortir… Au contraire, c’est en nous serrant les coudes que nous aurons le plus de chances de réussir. Il nous faudra étudier les suggestions de chacun…

— Puis-je parler le premier ? fit une voix.

Sursautant violemment, Lucile Blaise, Bob Morane et Bill Ballantine se tournèrent vers Adrien Sarvory, qui venait de prendre la parole.

— Je ne puis vous empêcher de parler, monsieur Sarvory, dit Bob, mais je ne vois pas très bien ce que vous pourriez nous dire… Si seulement vous pouviez vous souvenir du chemin qu’il faut emprunter pour quitter ces maudites caves.

— Je ne dois pas m’en souvenir, répondit calmement le vieillard. Je connais ce chemin…

Si un œuf de lézard volant de Betelgueuse était tombé aux pieds de Lucile Blaise, de Bob et de Bill, leur surprise n’eût certes pas été plus grande.

— Mais vous aviez perdu la mémoire ! fit la jeune journaliste, tout à fait comme si elle protestait.

— Je feignais l’avoir perdue, corrigea Sarvory. En réalité, je n’ai rien perdu du tout. Je donnais le change à ce mauvais diable de Xhatan, et rien d’autre… Je l’ai bien roulé !… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…

La joie du vieux châtelain faisait plaisir à voir. Il s’amusait comme un enfant qui vient de jouer une mauvaise blague à quelqu’un.

— Mais pourquoi ne pas nous avoir dit cela plus vite, protesta à son tour Ballantine, au lieu de nous laisser languir dans l’inquiétude ?

Adrien Sarvory posa un doigt sur ses lèvres, en clignant de l’œil.

— Chut !… Vous oubliez que les murs avaient des oreilles. J’ai dû attendre d’être sûr que Xhatan avait quitté les lieux pour parler… À présent, je puis le faire sans craindre d’être entendu…

— Voilà une bien heureuse nouvelle ! s’exclama Bob. Mais Xhatan n’aura sans doute pas voulu prendre de risques. Il est probable qu’il aura changé le procédé permettant de commander l’ouverture du passage secret conduisant à la surface…

— Il peut l’avoir changé, fit Sarvory, cela ne lui servira à rien. Jadis, les seigneurs de Vigan Lorzac se servaient de ces souterrains non seulement pour quitter le château secrètement, mais aussi pour y trouver refuge au cas où la forteresse serait envahie. C’est pour cette raison que plusieurs voies d’accès furent prévues. Celle par laquelle nous fuirons est demeurée inconnue de Xhatan. Je l’ai moi-même découverte par hasard, voilà un certain nombre d’années, en descendant au fond d’un puits dans l’espoir d’y découvrir de vieilles armes…

— Eh bien ! dit Lucile Blaise, il ne vous reste plus qu’à enfoncer cette porte, messieurs les malabars…

Cela s’adressait bien entendu à Bob Morane et à Bill Ballantine, qui ne se firent pas prier pour s’exécuter. Pendant près d’une demi-heure, ils s’acharnèrent sur le lourd battant de sapin imputrescible, qui avait résisté aux attaques des siècles eux-mêmes. Les épaules endolories, ils durent se reposer à plusieurs reprises, et ils allaient interrompre leurs efforts pour souffler une nouvelle fois quand, soudain, comme Bill venait de se précipiter de tout son poids sur l’épais panneau, celui-ci lâcha avec un craquement sourd. Le bois, autour du verrou, avait cédé.

L’Écossais se frotta l’épaule en grimaçant.

— Ben, fit-il, les bois étaient de bonne qualité au Moyen Âge !

— Mais les épaules modernes sont de meilleure qualité encore, enchaîna Bob en riant.

— Oui, mais elles sont plus jeunes aussi…

Adrien Sarvory entraîna ses trois compagnons dans la galerie éclairée de-ci de-là par des lampes à pétrole, dont Xhatan usait afin d’économiser le courant électrique nécessaire à ses appareils.

— Prenons chacun une de ces lampes, conseilla Sarvory. Elles nous seront utiles.

Ils suivirent ce conseil, et Lucile, Bob et Ballantine emboîtèrent le pas à Sarvory. Cependant, Morane marqua une hésitation.

— Nous ne pouvons pas nous contenter de fuir, dit-il. Avant cela, il nous faut essayer d’empêcher le massacre projeté par Xhatan… Des milliers de vies humaines dépendent sans doute de nous…

— Oui, mais comment y parvenir ? interrogea Lucile Blaise.

— En sabotant le condensateur de photons, tout simplement, répondit Morane.

— Cela nous retardera, et nous avons peut-être tout juste le temps de fuir, fit remarquer Adrien Sarvory.

— Le commandant a raison, trancha Ballantine. Nous ne pouvons songer uniquement à nous sauver et laisser la mort en suspens sur des milliers d’individus. Voyons si nous pouvons atteindre le condensateur.

Ils ne devaient cependant pas tarder à éprouver une déception. La lourde porte fermant la salle du condensateur était close, et elle était si épaisse, ses gonds et ses serrures si solides, qu’on ne pouvait songer à l’enfoncer.

— Il nous faudrait des explosifs, dit Bill.

— Nous n’en avons pas, fit Adrien Sarvory qui semblait de plus en plus pressé de quitter les lieux. Rien ne nous retient donc ici…

Mais Bob Morane suivait l’idée émise par Ballantine.

— Oui, il nous faudrait des explosifs, répéta-t-il. N’en posséderiez-vous pas, quelque part là-haut, monsieur Sarvory ?…

Le vieillard eut un geste d’impatience.

— Où voulez-vous que j’en trouve ? commença-t-il.

Puis, il se ravisa soudain :

— Attendez, reprit-il. Souvent, les ouvriers qui restaurent le château doivent faire usage de dynamite pour briser les pierres nécessaires à la réfection. Je pense qu’il existe encore une provision de cartouches dans une petite cahute, destinée à ranger les outils et qui se trouve au fond de la cour centrale…

— Qu’attendons-nous ? s’impatienta Morane. Montrez-nous le chemin…

Sarvory les conduisit dans un coin reculé des caveaux, où la margelle d’un puits s’élevait au centre d’une rotonde.

— Aidez-moi et éclairez-moi, commanda le châtelain.

— Vous allez vous noyer s’il y a de l’eau là au fond, risqua Lucile Blaise.

— Il y en a certainement, répondit Sarvory avec un petit rire grinçant, mais je ne me noierai pas, rassurez-vous, car elle n’y demeurera pas longtemps…

Déjà, Bill Ballantine aidait le châtelain à enjamber la margelle, qui était assez haute. Bob, lui, l’éclairait.

Sarvory agrippa les montants d’une échelle métallique et descendit quelques échelons. De la main, il enfonça une pierre de la paroi et, presque aussitôt, on entendit, beaucoup plus bas, un bruit d’eau qui s’écoulait.

— Le puits se vide, expliqua Sarvory. Descendez derrière moi…

Les deux amis et Lucile enjambèrent à leur tour la margelle et se mirent à descendre. Au bout d’une dizaine de mètres, ils atteignirent le fond du puits, où ils pataugèrent dans quelques flaques d’eau qui y étaient demeurées. Sarvory désigna une voûte basse se découpant au ras du sol.

— Voilà le chemin que nous allons devoir emprunter, déclara-t-il. Rassurez-vous, ce ne sera pas bien long…

Courbés, ils suivirent, sur une distance de vingt mètres environ, un étroit boyau aux murs suintant et où régnait une odeur entêtante de moisissure. Parfois, un rat affolé par la lumière leur filait entre les jambes, mais ils ne s’en souciaient pas. Ils n’avaient qu’une idée : quitter au plus vite ces lieux d’épouvante.

Bientôt, ils débouchèrent au fond d’un second puits, escaladèrent une nouvelle échelle métallique, enjambèrent une nouvelle margelle. Ils prirent alors pied dans la cour centrale du manoir. Au-dessus de leurs têtes, quelques étoiles scintillaient entre les nuages, et il leur sembla que, jamais, le ciel n’avait été plus magnifique, même pendant les plus glorieuses nuits d’été…

 

 

Bob Morane ne s’était pas attardé bien longtemps à contempler les étoiles.

— La dynamite ! avait-il lancé à l’adresse d’Adrien Sarvory. Où se trouve-t-elle ?

Le châtelain le mena vers un coin reculé de la cour, où se dressait une petite cabane de planches recouverte de carton bitumé. Bob en ouvrit la porte et trouva immédiatement ce qu’il cherchait : une caisse marquée dynamite.

« Pourvu que l’humidité ne l’ait pas rendue inutilisable ! » songea-t-il avec une pointe d’angoisse.

Il souleva le couvercle et se rendit compte que ses craintes étaient vaines. Les cartouches paraissaient bien sèches. En hâte, il en bourra sa chemise. Tout près de la boîte, il trouva un bout de cordon Bickford, et même un vieux briquet à amadou, toujours en état de fonctionnement et dont il s’empara.

— Vous allez sans retard gagner la vallée, recommanda-t-il à ses compagnons. Je viendrai vous rejoindre dès que je le pourrai…

— Je vous accompagne, commandant ! lança Ballantine.

Morane secoua la tête.

— Un seul homme suffira pour faire ce que j’ai à accomplir. Tu resteras avec Lucile et M. Sarvory. Ils pourront avoir besoin de toi…

Le ton était tranchant, et l’Écossais comprit qu’il ne fallait pas insister. Il connaissait assez son ami pour savoir que, quand il avait décidé d’agir seul, il était inutile d’essayer de le faire changer d’avis.

Déjà d’ailleurs, Bob avait enjambé la margelle du puits pour se mettre à refaire en sens inverse le chemin que ses compagnons et lui venaient de parcourir. Il se mit à descendre l’échelle précautionneusement, afin de ne pas risquer de briser sa lampe.

Il atteignit cependant rapidement le fond du puits, longea le boyau et atteignit le fond de l’autre puits. Quelques minutes plus tard, il prenait à nouveau pied dans les caveaux qu’il avait quittés moins d’une demi-heure auparavant.

En hâte, il gagna la porte de la salle du condensateur et inséra les cartouches de dynamite, en rang d’oignons, entre la partie inférieure du battant et le sol. Il réunit les mèches à un bout de cordon Bickford, auquel il mit le feu. Ce travail achevé, il alla en hâte s’abriter derrière une encoignure de couloir.

L’attente ne devait pas être longue, car Morane avait à dessein coupé le cordon Bickford fort court. Une demi-minute s’était à peine écoulée qu’une détonation sourde brisait le silence et que des fragments de bois, provenant de la porte, étaient projetés de toutes parts.

Quittant son refuge, Bob se rendit compte qu’une ouverture, largement assez grande pour lui livrer passage, béait au bas du battant. Il s’y coula et déboucha dans la salle, inondée d’une intense lumière verte issue du condensateur chargé à bloc.

— Comment vais-je bien m’y prendre pour désamorcer cet engin infernal ? murmura-t-il.

Oui, comment allait-il s’y prendre ? Il eut beau chercher, il ne trouva pas. La base de l’hémisphère était bien dotée de toute une série de commandes compliquées, mais, faute d’en connaître la destination exacte, il craignait d’accomplir une fausse manœuvre qui, peut-être, précipiterait la catastrophe.

Et les minutes passaient. Depuis combien de temps Xhatan avait-il quitté la forteresse ? Une heure ? Assurément plus… Deux heures peut-être… À tout moment, la minuterie pouvait libérer les gerbes de lumière destructrice.

Tout à coup, Bob se souvint des paroles que Xhatan avait prononcées, quand il lui avait expliqué le fonctionnement du condensateur. « il me suffira de déclencher une minuterie, et le courant électrique, passant par ces deux câbles, viendra exciter les photons qui, par les tubulures, seront projetés en faisceaux dans toutes les directions, semant la mort à des dizaines de kilomètres à la ronde. »

— Les câbles ! fit Bob Morane à haute voix. Si je les coupe, le courant ne passera pas et rien ne se produira…

Il s’approcha des deux câbles et, à l’aide de son canif, il entreprit de les trancher. Il dut s’y reprendre à plusieurs reprises, ébréchant même sa lame, mais il y parvint finalement. Il écarta soigneusement les tronçons l’un de l’autre, puis il se redressa, satisfait.

— Ouf ! souffla-t-il. J’ai bien cru que je n’y arriverais pas. Enfin, c’est fait maintenant, et le danger est écarté…

Mais une soudaine vague de terreur vint éteindre cette lueur de satisfaction. Bob venait de se souvenir d’autres paroles prononcées par Xhatan, et cela il y avait très peu de temps, avant qu’il n’abandonnât ses quatre prisonniers à leur sort. « en cas de panne, avait assuré le Maître de la Lumière, la destruction de l’appareillage aurait lieu de toute façon, automatiquement. »

« Je viens de provoquer une panne, songea Bob. Admettons qu’à cet instant précis la minuterie se déclenche. Que se passerait-il ?… Pfuit !… Plus de commandant Morane !… »