II

 

La terreur régnait sur Paris.

Au cours des deux jours qui suivirent les événements qui viennent d’être rapportés, plusieurs hommes ou, plutôt, plusieurs silhouettes humaines faites de lumière verte et se changeant en structures serpentiformes se manifestèrent pour attaquer leurs victimes. Cette fois, il ne pouvait plus y avoir de doute quant à leur existence, car des policiers faisant leurs rondes aperçurent l’une d’entre elles. Ensuite, il y eut un autre genre d’attaque. Ce ne fut plus des hommes de lumière qui attaquèrent les noctambules, mais des individus de chair et d’os qui, soit enlevaient leurs victimes, soit les poignardaient. On aurait pu croire à quelque recrudescence du banditisme si ces agresseurs n’avaient tous eu la même étrange particularité : ils avaient la peau verte, du plus beau vert.

Devant cet état de choses, la police organisa une vaste entreprise de surveillance, mais, au Cours des jours qui suivirent, aucun être de feu ne se manifesta plus. Par contre, on parvint à appréhender trois hommes à la peau verte. L’un d’eux était de race asiatique, les deux autres des Européens. Interrogés avec toute la rigueur d’usage, ils se refusèrent à parler. Au bout de quelques heures, ils parurent saisis l’un après l’autre d’étouffement, et ils trépassèrent en présentant tous les symptômes de l’asphyxie. Ni les docteurs, ni les chimistes, ni les biologistes les plus éminents, auxquels on fit appel, ne purent déceler les raisons exactes de ces étranges décès, ni la nature de la teinture verte colorant leur peau.

Deux nouveaux jours s’écoulèrent et, toujours nuitamment, de nouveaux attentats eurent lieu, deux d’entre eux perpétrés par les silhouettes de feu, les autres par des hommes à la peau verte. On comptait à présent, depuis le début de cette mystérieuse offensive, une vingtaine de personnes tuées, blessées ou disparues.

Huit jours s’étaient écoulés depuis l’agression de la rue du Petit-Musc quand, un matin, le maire de la ville de Paris trouva dans son courrier un pli contenant ce seul message imprimé mécaniquement :

 

Si vous voulez que les attentats cessent, faites-moi parvenir la somme d’un milliard. En cas d’acceptation, avertissez-moi par voie de presse. Si, dans les deux jours, avis ne m’est pas parvenu, les attentats reprendront suivant une nouvelle méthode plus meurtrière encore.

Signé : XH.

 

Bien entendu, le maire ne devait pas donner suite à cet ultimatum qui, tout compte fait, pouvait être l’œuvre d’un mauvais plaisant. Deux jours plus tard, cependant, cette possibilité alla en s’amenuisant quand les attentats reprirent. Il y eut la réapparition de plusieurs silhouettes de feu et toute une série d’attaques menées, selon toute évidence, par des hommes à la peau verte. Si le mode d’agression ne semblait pas avoir changé, il y avait cependant une différence entre celles-ci et celles des jours précédents. Les attaques ne se limitaient plus maintenant au seul quartier du Marais, mais semblaient vouloir s’étendre aux zones périphériques.

Un autre message parvint au maire :

 

Vous n’avez pas eu l’air de prendre ma menace au sérieux. Je vous donne à présent vingt-quatre heures pour me répondre par voie de presse. Si vous y manquez, vous serez responsable de nouveaux attentats.

XH.

 

Cette fois, il n’y avait plus de doute : la menace de XH. n’était pas vaine et il ne pouvait s’agir d’un mauvais plaisant. Cependant, les autorités ne crurent pas devoir céder à cet odieux chantage et aucune réponse ne fut donnée au second avertissement.

Vingt-quatre heures s’écoulèrent, puis à nouveau vingt-quatre heures, et l’on put croire que le mystérieux XH. n’allait pas mettre sa menace à exécution, quand, au soir du troisième jour, les événements prirent soudain une ampleur encore jamais atteinte. Il pouvait être deux heures du matin et les Grands Boulevards étaient heureusement relativement déserts, quand une bande de ciel, s’étendant au-dessus de ces boulevards et allant de la République à l’Opéra, s’illumina tout à coup, prenant une belle lumière verte, à tel point qu’on y voyait presque comme en plein jour. Un jour phosphorescent, donnant à toute chose des reflets fantomatiques.

Surpris et étonnés par le phénomène, les promeneurs nocturnes s’étaient arrêtés, les yeux levés. Rapidement, la lumière s’intensifia et on eut l’impression que la bande lumineuse s’abaissait. Il y avait dans ce phénomène un tel caractère insolite que la terreur s’empara des assistants. Éblouis par l’intensité de la lumière verte, ils se mirent à fuir en tous sens, cherchant abri. Trop tard cependant. La bande de lumière s’était brusquement fragmentée et chaque fragment s’était changé en une auréole de clarté verte qui fondit sur les fuyards, les foudroyant les uns après les autres. Des taxis furent atteints en pleine course et changés en quelques instants en décombres fumants. Les personnes qui avaient réussi à gagner les rues adjacentes y trouvèrent le salut, ce qui tendait à prouver que l’attaque, parfaitement concertée, se limitait exclusivement aux boulevards.

Quand lumières et auréoles eurent disparu, les secours furent immédiatement organisés et l’on dénombra quelque cent cinquante victimes, toutes foudroyées comme si elles avaient été frappées par l’éclair.

Le lendemain, un nouveau message parvint sur le bureau du maire :

 

Sans doute vous serez-vous rendu compte à présent de ma puissance. Si je le veux, je puis, dans un avenir assez proche, frapper de la même façon la population de Paris tout entière. Vous seriez en partie responsable de cette hécatombe. Je porte à présent la rançon à la somme de deux milliards.

XH.

 

Cette fois, les autorités cédèrent, et le jour même la presse faisait paraître la réponse du maire de Paris, en un communiqué officiel imprimé en première page, en caractères gras :

 

RÉPONSE DE LA VILLE DE PARIS À XH.

 

Tout en s’élevant avec indignation contre les odieux crimes perpétrés sur d’innocents citadins, la ville de Paris, afin d’éviter d’autres meurtres, accepte de verser la rançon demandée. De nouvelles instructions sont attendues.

 

Le communiqué portait la signature du maire, reproduite en fac-similé.

 

 

Bill Ballantine reposa le journal qu’il tenait à la main sur la pile de quotidiens entassés entre Morane et lui, sur une table basse. Le géant poussa un grondement tenant le milieu entre le rauquement du gorille en fureur et le halètement d’une locomotive emballée.

— Cette fois, ça y est, commandant. Le Dr Xhatan a décroché la timbale. Deux milliards, c’est toujours bon à prendre !

— Sauf s’il faut commettre une série de crimes odieux comme l’a fait Xhatan, rétorqua sentencieusement Bob Morane. Et ce qui me fait enrager, c’est que, devant la menace de nouvelles hécatombes, les autorités ne pouvaient que passer par les conditions de ce monstre.

Les deux amis se trouvaient, ce soir-là, dans l’appartement de Bob, situé au dernier étage d’un vaste immeuble du quai Voltaire. Depuis dix jours qu’ils avaient gagné Paris, ils avaient pu, par le truchement de la presse, suivre le cours des événements. Si, au début, le moindre doute avait pu subsister dans leur esprit, ils avaient à présent la certitude que l’énigmatique XH. n’était autre que le Dr Nicolas-Athanase Xhatan. Non seulement il y avait cette signature « XH. », premières lettres de Xhatan, mais aussi les auréoles de lumière mortelle, et également ces hommes verts qui, capturés, ne tardaient pas à mourir de façon inexplicable. Inexplicable pour tout le monde, mais non pour Bob et son ami. Ils savaient que cette coloration verte de la peau était destinée à assurer à Xhatan la fidélité de ses complices. C’était une couleur empoisonnée qui, au bout d’un certain temps, tuait si l’homme qui en était enduit ne retrouvait pas une atmosphère spéciale, imprégnée d’un gaz contrecarrant les effets du poison. Suivant le degré du traitement et l’intensité de la couleur donnée à la peau, le patient pouvait demeurer plus ou moins longtemps à l’air libre. Cela expliquait la mort des hommes verts capturés par la police parisienne et qui, faute d’avoir retrouvé l’atmosphère imprégnée du gaz bénéfique, avaient succombé aux effets du poison.

Entre les deux amis il y avait eu un long silence, tissé sans doute par la colère qui se lisait sur leurs visages fermés, aux mâchoires contractées, aux rides accusées par une préoccupation lancinante.

— Il faut faire quelque chose, commandant ! finit par dire Ballantine d’une voix sourde.

Morane secoua les épaules.

— Oui, bien sûr, il faut faire quelque chose ! Mais quoi ? Par quel bout prendre l’affaire ? Si seulement, en ce qui nous concerne, Xhatan se manifestait d’une façon ou d’une autre, mais plus rien depuis la destruction de ma voiture, voilà dix jours.

Il demeura un instant songeur, puis il reprit :

— Je ne vois qu’une solution : passer nous-mêmes à l’offensive.

— C’est vite dit, fit l’Écossais, mais vous-même, vous venez de le dire, vous ne savez pas par quel bout prendre l’affaire.

— Oui et non, dit Morane en hochant la tête. Il nous suffit de réfléchir un peu. Les attaques nocturnes ont commencé dans le quartier du Marais pour ensuite s’étendre, jour après jour, à d’autres quartiers entourant celui-ci. Quant à l’attaque des auréoles qui a fait cent cinquante victimes, elle est partie de la place de République, endroit situé non loin du Marais, en direction de l’Opéra. Il nous faut donc considérer que les attaques ont lieu justement en partant de ce quartier du Marais. C’est là qu’il nous faudra commencer nos investigations…

— Pourquoi ne pas, plus simplement, communiquer cette constatation à la police, glissa Ballantine. Elle est mieux outillée que nous pour opérer un ratissage.

— Peut-être, convint Bob. Mais il est probable que, déjà, les autorités ont fait les mêmes déductions, à savoir que le centre des attaques se trouve dans le Marais. Quant au ratissage, il est déjà commencé, mais sans grand résultat, nous le constatons. La capture de quelques hommes verts n’a mené à rien et il est certain, que ce grand déploiement de forces, au lieu de desservir Xhatan, le sert au contraire. Rien n’est plus facilement décelable que des policiers en uniforme, voire même en civil. Je propose donc que nous agissions nous-mêmes en loups solitaires, quitte à servir d’appâts.

Cette proposition ne sembla pas recevoir l’approbation de Ballantine.

— Si nous tombons sur des hommes verts, maugréa-t-il, ce ne sera encore qu’un demi-mal. Mais je ne me vois pas combattant à coups de poing, ou même de revolver, ces êtres de feu qui semblent prendre toutes les formes.

Morane haussa les épaules.

— De toute façon, fit-il, il faudra bien nous résoudre à agir. Mais il est trop tard ce soir pour prendre une décision. Allons dormir. La nuit porte conseil et bien des choses peuvent se passer en quelques heures.

 

 

Bob Morane avait raison : bien des choses peuvent se passer en quelques heures. Épuisé par la tension nerveuse des jours derniers, passés dans une attente, une angoisse de chaque instant, il avait rapidement trouvé le sommeil. Un sommeil inquiet, au cours duquel il ne cessa de se retourner, comme si ses muscles contraints à l’inactivité se révoltaient.

Au bout d’une heure peut-être – il le sut par la suite – une étrange sensation traversa son subconscient : l’impression de n’être plus seul dans la pièce, impression qui se changea presque aussitôt en certitude, pour l’arracher au demi-sommeil dans lequel il se débattait. Il ouvrit les yeux et n’aperçut tout d’abord qu’une silhouette sombre qui, lentement, s’approchait de sa couche. Ensuite, la conscience du réveil lui revenant rapidement, il distingua une face verte et le cercle brillant d’un canon de revolver pointé dans sa direction, le tout accroché par un rayon de lumière venant de la fenêtre dont les rideaux n’avaient pas été tirés.

Les réflexes de Bob furent d’une rapidité extrême. Il roula sur lui-même à l’instant précis où une détonation claquait ; une balle troua l’oreiller à l’endroit où sa tête reposait quelques fractions de seconde plus tôt.

Il n’y eut pas de second coup de feu. Déjà, Bob était passé à l’action. Du tranchant de la main droite, il frappa le poignet de l’homme vert qui, poussant un cri de douleur, lâcha son arme. Morane voulut saisir son adversaire, mais son pied nu heurta le bois du lit et il trébucha. L’homme vert en profita pour fuir, gagnant le salon, puis le couloir de dégagement et enfin la cuisine. Bob Morane pénétra dans celle-ci au moment où l’agresseur enjambait le balcon de la terrasse. Il le vit s’engager sur une étroite corniche longeant la muraille à deux mètres à peine sous les chéneaux.

— Attention ! hurla Morane. Vous allez vous casser le cou ! Mieux vaut revenir…

À peine cet avertissement avait-il été lancé que le pied de l’homme vert glissa. Il voulut se retenir à la muraille lisse, mais en vain. Son corps bascula dans le vide et il alla se fracasser vingt mètres plus bas, sur les pavés de la cour.

Pendant un moment, Bob demeura immobile, puis il fit la grimace et murmura :

— Pas de chance ! En voilà un à qui, de toute façon, nous ne parviendrons pas à tirer les vers du nez.

Lentement, il revint sur ses pas, mais, dans le hall, il se heurta à Bill qui, en pyjama, semblait en proie à une vive agitation.

— Vous avez eu vous aussi des ennuis, commandant ? interrogea le colosse.

— Des ennuis ? Tu peux le dire, Bill ! Mais pourquoi ce « vous aussi » ?

— Tout simplement parce qu’on a tenté également de m’avoir, mais le particulier a manqué son coup. De mon côté, je ne l’ai pas manqué. Un seul ennui : je crois avoir frappé trop fort.

Le second homme vert gisait sur le plancher de la chambre occupée par Ballantine. Ce n’était pas le coup de poing porté par le géant qui l’avait tué. En tombant, il s’était brisé la nuque contre le marbre de la cheminée et était mort sur le coup.