IV

 

Bill Ballantine avait agi comme Bob Morane lui avait indiqué par l’intermédiaire de leurs walkies-talkies. Il avait gagné l’hôtel inhabité et s’y était introduit sans faire la moindre mauvaise rencontre. Une fois dans le garage, où la 404 était toujours en attente, il avait appelé son ami, mais, à sa grande surprise, il n’avait obtenu aucune réponse.

« Que se passe-t-il ? s’était-il demandé. L’appareil du commandant serait-il détraqué ? À moins que… »

Déjà, l’inquiétude le tourmentait. Il entreprit de gagner les greniers où il finit par découvrir le passage permettant d’accéder aux combles de la maison voisine. Là, il appela à nouveau son compagnon, par l’intermédiaire du walky-talky, mais toujours en vain.

« Où peut-il bien être passé ? se demanda-t-il. Un gars comme le commandant ne se volatilise pas à la façon d’un pur esprit. Il doit être quelque part et, s’il ne me répond pas, c’est qu’il en est empêché pour une raison ou pour une autre… »

Arrêté à l’endroit précis où Morane avait été capturé, le géant demeura pendant quelques minutes immobile, prêtant l’oreille au moindre bruit. Mais, seul, un énorme silence occupait les lieux, un silence tellement pesant qu’il en devenait lui-même présence inquiétante, lourde comme une menace. Alors, soudain, Bill Ballantine acquit la certitude que quelque chose d’anormal s’était passé, que son ami avait été victime d’une agression au cours de laquelle peut-être il avait perdu la vie.

Une angoisse sourde saisit le colosse.

— Si on l’a tué ! murmura-t-il.

Dans ces mots, il y avait une menace à l’égard des éventuels assassins de Morane.

— Avant tout, il faut que je le retrouve, mort ou vif, continua à soliloquer Bill.

Il braqua sa petite torche électrique vers le plancher et, là, presque aussitôt, il découvrit de nombreuses traces de pas dans la poussière, comme si plusieurs personnes avaient piétiné en cet endroit. Un peu plus loin, une petite boîte noire rectangulaire, prolongée par une tige de métal brillant, attira son attention. C’était le walky-talky que Bob Morane avait laissé échapper au moment où on l’avait assommé.

— Cette fois, aucun doute, murmura encore l’Écossais. Il est arrivé quelque chose au commandant.

En vain, il chercha des traces de sang, mais sans en remarquer aucune, ce qui le rassura à demi. Par contre, il découvrit une piste, de nouvelles empreintes de pas imprimées dans la poussière et qui s’éloignaient à travers le grenier. Ces empreintes étaient accompagnées de deux sillons parallèles, comme ceux qu’auraient pu tracer les talons d’un homme inanimé que l’on aurait traîné. Si cette déduction était juste, l’homme en question ne pouvait être que Bob.

Déjà, Ballantine s’était élancé sur la piste. Il la suivit, après l’avoir perdue à différentes reprises, du haut en bas de la maison qui, tout comme l’hôtel voisin qu’il avait visité précédemment, se révéla déserte. Jadis sans doute, elle avait dû servir de magasin à quelque brocanteur car, un peu partout, on y découvrait les vestiges navrants d’un passé encore proche : vieux poêles déglingués, meubles boiteux, faits de mauvais bois, poupées infirmes ayant perdu tête, bras ou jambes, mannequins éventrés perdant leurs entrailles de crin ou de bourre, vieilles ferrailles changées en amas de rouille, le tout ne datant pas de plus d’un demi-siècle et ne valant pas le moindre regard.

Continuant à suivre la piste à travers ce dépotoir, Ballantine finit par atteindre les sous-sols. Caves basses, aux murs épais, aux piliers atlantéens comme on en bâtissait aux siècles passés. Caves qui, plus qu’une maison, semblaient devoir supporter le poids des siècles. Tout en recoins, en passages, en celliers, elles prenaient des aspects de labyrinthes, de prisons et de salles de torture avec leurs anneaux de fer scellés dans la muraille. Dans le caveau central, il y avait même un vieux puits à la margelle de pierres en partie éboulées. Nulle part cependant, Ballantine ne devait trouver trace de son ami ni la moindre issue par laquelle il eût pu être emmené. Pourtant, il n’y avait pas le moindre doute : la piste qu’il suivait depuis les combles menait bien à ces souterrains nauséabonds, sentant l’humidité, la moisissure, le salpêtre.

« S’ils sont venus ici, songea Bill, ils ont dû en sortir. Je ne vois vraiment qu’une issue : le puits… »

Il se pencha par-dessus la margelle, braqua sa lampe et, tout de suite, il trouva ce qu’il cherchait : une trappe faite de madriers grossièrement assemblés et qui bouchait l’entrée du puits. Il saisit un anneau de fer, tira, et il lui fallut toute sa force pour parvenir à soulever le lourd assemblage de bois. Quand il y fut arrivé, il fouilla du faisceau de sa torche le vide qu’il venait de découvrir. Tout de suite, il aperçut les crampons de fer scellés dans la paroi et formant une grossière échelle.

Jamais Bill Ballantine n’avait aimé les aventures souterraines de cette sorte car, bien qu’il possédât une souplesse que lui auraient enviée bien des hommes de moindre corpulence, son poids lui interdisait certaines acrobaties, acrobaties auxquelles la vie aventureuse à travers laquelle son ami l’entraînait sans cesse, l’avait cependant souvent contraint.

Il haussa les épaules, enjamba la margelle et, saisissant le premier crampon de fer, il se mit à descendre lentement. Pendant un instant, il avait craint que plusieurs de ces degrés primitifs ne cédassent sous son poids, mais il n’en fut rien. Les crampons, malgré le temps, demeuraient solidement fixés, et ce fut sans encombre que, dix mètres plus bas peut-être, il atteignit un sol ferme pavé de dalles mal équarries. À nouveau, il braqua sa lampe pour découvrir une galerie basse, voûtée. À ses pieds, une corde était lovée, tel un serpent brun. « Ce doit être avec cela qu’on a descendu le commandant, songea-t-il. Rien d’autre à faire que de continuer à me changer en taupe. »

La lampe dans la main gauche, le revolver dans la droite, il se mit à longer, presque à croupetons, la galerie qu’il venait de découvrir. Bientôt, il déboucha dans une salle basse, voûtée, soutenue par des piliers carrés. Rapidement il s’orienta, s’engagea entre les piliers et, en quelques pas, atteignit l’amorce d’une nouvelle galerie. Là, soudain, il eut la désagréable sensation de n’être plus seul. Il entendit bouger derrière lui, voulut se retourner, mais trop tard. Il eut la sensation qu’on lui vaporisait un liquide à la saveur âcre au visage. Il se mit à tousser, à éternuer. Les larmes lui brouillèrent la vue et, malgré toute sa vitalité, il tomba sur les genoux, déjà privé de conscience, pour finir par s’étendre tout de son long, tel un titan abattu par maléfice.

 

 

Lorsque Bob Morane avait repris ses sens, il était étendu sur un sol dur, fait de dalles mal rabotées et suintantes, dans un étroit caveau aux murs couverts de salpêtre et qu’une seule torche, fichée dans un interstice entre deux dalles, éclairait d’une lueur rougeâtre et dansante.

La première chose dont Bob se rendit compte, c’est qu’il était ligoté. La seconde, qu’il n’était pas seul. Bill se trouvait étendu à ses côtés, ligoté lui aussi et apparemment inconscient.

« Ce lourdaud s’est laissé prendre comme un oiseau nouveau-né, songea Morane. Au lieu, quand il s’est rendu compte que je me trouvais en difficulté, d’aller chercher des renforts. Non, il a préféré donner tête baissée dans le piège. Il faut dire que je n’ai pas agi moi-même avec plus d’intelligence. Nous méritons des gifles tous les deux, pour nous être conduits avec autant d’insouciance. »

Le géant, à ses côtés, bougea légèrement dans ses liens. Il poussa un gémissement, puis un grognement, et il ouvrit un œil, les deux ensuite. Tout d’abord, il ne dut pas bien réaliser la situation, car il se contenta de promener autour de lui des regards atones, qui semblaient ne pas voir. Au bout d’un moment cependant, la conscience se ranima au fond de ses prunelles et il reconnut Morane.

— J’ai l’impression, commandant, constata-t-il, que nous voilà à nouveau dans le même bain. L’Écossais fit claquer la langue, eut une grimace, puis il grogna : J’ai un de ces goûts dans la bouche ! L’impression d’avoir bu du nectar à grenouilles. Une lampe de whisky me ferait diablement du bien… Il fit à nouveau la grimace puis reprit encore : Comment avez-vous fait pour en arriver là ?

— On m’a assommé, expliqua Morane. Je suppose qu’il en a été de même pour toi. Quand tu t’es rendu compte que je ne te répondais plus, tu aurais dû avertir la police, trouver du renfort…

Bill Ballantine secoua ses puissantes épaules.

— Est-ce que, dans des circonstances semblables, on songe à ce genre de truc ? fit-il. Je ne pensais qu’à une chose : voler le plus vite possible à votre secours, s’il n’était pas trop tard.

— Et on t’a assommé, toi aussi, acheva Bob.

— Pas assommé. On m’a vaporisé au visage un liquide qui, tout d’abord, m’a fait pleurer et tousser, puis plus rien… Le cirage…

— C’est ainsi que l’on opère avec les pachydermes quand on veut les capturer, dit Morane non sans quelque animosité. On les endort.

— Vous pouvez vous moquer, commandant. N’empêche que, si nous sommes dans le bain, c’est votre faute. Si nous étions demeurés peinards dans le Massif central, rien de tout cela ne serait arrivé.

— Peinards ? fit Morane. Tu parles… Xhatan nous aurait envoyé quelques-uns de ses tueurs verts, ou une autre boule de feu, ou des auréoles de lumière, et rien n’aurait été changé.

Bill Ballantine fut bien forcé de convenir que son compagnon disait vrai, car il approuva :

— Vous avez raison, commandant ; si on ne voulait pas se noyer, mieux valait se jeter à l’eau. Bref, on a été forcés de jouer les Gribouilles.

— Bravo, mon vieux Bill, remarqua Morane, voilà que tu te mets à connaître ta littérature française comme un académicien, ce qui n’est guère une référence fort valable, je dois l’avouer. La comtesse de Ségur elle-même n’a plus de secret pour toi.

— Ce n’est pas votre comtesse qui va nous tirer d’affaire, coupa Ballantine. Avant tout, faudrait venir à bout de ces liens. Pas le moment de faire de la littérature.

— Je n’en ai pas envie du tout, je te l’assure, Bill. Tu as raison, occupons-nous de ces liens. Au plus vite nous aurons retrouvé l’usage de nos mouvements, mieux cela sera.

— On emploie notre technique habituelle ? interrogea l’Écossais.

Bob eut un signe de tête affirmatif pour dire :

— Oui, Bill. Notre technique habituelle.

C’était une technique parfaitement mise au point et qui consistait en ceci les deux amis se mettaient dos à dos et Bill, qui possédait des doigts d’acier, dénouait les liens enserrant les poignets de son ami qui, une fois libre, lui rendait la pareille. Cette fois cependant, les deux compagnons n’eurent pas le loisir d’exécuter cette manœuvre, car plusieurs hommes venaient de faire irruption dans le caveau. Au nombre de quatre, ils avaient tous la peau du plus beau vert. Trois d’entre eux étaient, selon toute apparence, des Européens. Quant au quatrième, il s’agissait d’un Eurasien de taille colossale, tenant un grand sabre dans chaque main.

— Vous nous suivre, jeta-t-il à l’adresse des deux captifs.

— On voudrait bien, fit Bob d’une voix narquoise, mais si vous avez déjà vu des saucissons bien ficelés danser la samba…

— Ouais, enchaîna Ballantine. Et, pendant que vous nous faites détacher, vous pourriez nous dire où nous nous trouvons. Le commandant et moi, nous sommes des petits curieux…

— Je peux répondre à ta question, Bill, fit Morane pendant qu’on leur détachait les chevilles. Nous nous trouvons ici dans les parages de l’ancien Temple. Il est probable que les Templiers en avaient creusé le sous-sol pour s’aménager des cachettes et des voies de fuite. Sans doute nous trouvons-nous dans l’un de ces souterrains qui, au cours des siècles, auront échappé à toute investigation.

Quand les deux amis eurent été désentravés, on les aida à se redresser et on les poussa en avant.

Pendant quelques minutes, éclairés par la seule lumière d’une torche, les captifs et leur escorte longèrent une galerie, pour finalement déboucher dans une salle assez vaste, à la voûte soutenue par des piliers dont les chapiteaux trapézoïdaux, ornés de sculptures grossières représentant des animaux chimériques, étaient d’inspiration nettement romane. Sur le pourtour de la salle, des sarcophages de pierre brute étaient alignés comme à la parade, et tous portaient la croix pattée du Temple accompagnée de quelques inscriptions qu’il était difficile de déchiffrer en la circonstance.

— J’avais raison, Bill, constata Morane. Nous nous trouvons bien ici dans les souterrains de l’ancienne forteresse des Templiers. Sans doute ce caveau est-il une ancienne crypte secrète, où les chevaliers enterraient leurs morts. Peut-être même, après la destruction de l’ordre par Philippe le Bel, les Templiers échappés au massacre se sont-ils réfugiés ici comme les anciens chrétiens dans les catacombes.

Ce petit exposé historique fut soudain interrompu par une voix venue on ne savait d’où, roulant de lointain en lointain. Amplifiée par les galeries comme par autant de caisses de résonance, elle clamait :

— Vous avez deviné juste, commandant Morane, vous vous trouvez bien dans les anciens souterrains du Temple, dont je suis sans doute le seul à connaître l’existence. Jadis, des chevaliers y sont morts, et il est probable qu’aujourd’hui deux autres chevaliers – vous et M. Ballantine, puisque vous vous êtes faits les défenseurs de la veuve et de l’orphelin – y périront encore. Mais, rassurez-vous, mon intention n’est pas de vous faire mourir d’une mort ignominieuse. Non, vous avez voulu vivre en chevaliers, vous périrez en chevaliers : c’est-à-dire l’épée à la main…

Cette voix, Bob Morane et Bill Ballantine l’avaient reconnue : c’était celle du Dr Nicolas-Athanase Xhatan.