I

 

Il était deux heures du matin et octobre lacérait Paris des premières bruines d’automne, rendant les pavés glissants, les ténèbres plus hostiles encore, la lumière des lampadaires électriques ayant de la peine à s’imposer à travers ce voile fuligineux faisant de chaque luminaire un fantôme opalescent. Les rues étaient presque désertes car les Parisiens, se refusant à braver les premières intempéries, avaient préféré se cloîtrer chez eux. Bien sûr, il y avait des audacieux et des audacieuses, insoucieux d’affronter l’humidité de la nuit, comme cette femme qui se dirigeait d’un pas rapide à travers les rues étroites qui, s’emboîtant au quai des Célestins, filent en direction de la place des Vosges et du quartier du Temple. Elle portait un imperméable au col relevé, des bottes de caoutchouc à petits talons et s’abritait sous un parapluie dégoulinant. Elle allait vite, pressée sans doute de se retrouver au chaud, à l’abri de la pluie, du froid et de l’ombre dans un logement voisin qu’elle regrettait assurément d’avoir déserté.

Elle ne semblait pas avoir peur cependant, car il y a bien longtemps que les apaches ont abandonné le quartier.

Pourtant, quand elle aperçut devant elle la silhouette de cet homme qui la précédait, elle ralentit un peu le pas, prête à changer de trottoir en cas d’agression. Non que, vu de dos, l’inconnu marquât quelque intention hostile. C’était son allure qui inquiétait la marcheuse. Il avait deux jambes comme tout le monde, mais c’était à peine si celles-ci se mouvaient. Et pourtant il avançait, un peu comme s’il avait été monté sur de silencieuses roulettes. À part cela, il était vêtu de sombre et portait un chapeau au bord baissé ; le col de sa gabardine, relevé, masquait tout ce que l’on pouvait apercevoir de son profil.

La femme avait ralenti davantage encore. Puis elle se secoua : « Allons, pensa-t-elle, cessons de voir un ennemi éventuel dans ce promeneur attardé. Sans doute n’en peut-il rien si sa démarche est extrêmement souple. Beaucoup peut-être la lui envieraient… »

Pourtant, malgré ces réflexions rassurantes, elle changea de trottoir pour, à nouveau, presser le pas. Quand elle arriva à hauteur de l’homme, celui-ci se tourna dans sa direction et elle se rendit compte alors avec horreur qu’il n’avait pas de visage, ou plutôt il avait un visage, mais un visage sans traits : sous le chapeau on n’apercevait qu’une boule lisse, verdâtre et vaguement luminescente. Une luminescence qui alla en s’accentuant rapidement, pour se changer presque aussitôt en une clarté éblouissante.

La femme s’était immobilisée, saisie déjà par la terreur. Elle voulut fuir, mais elle fut incapable de poser un pied devant l’autre. Déjà, l’homme traversait la chaussée et s’avançait vers elle. Quand il ne fut plus qu’à quelques mètres, un fait extraordinaire se produisit. Ses vêtements s’embrasèrent soudain, se carbonisèrent pour se diluer en une fumée grise que la pluie abattit presque aussitôt. La promeneuse n’avait plus à présent devant elle qu’une simple silhouette humaine, une silhouette de feu vert dont les contours devinrent imprécis, comme s’ils étaient vus à travers l’eau d’un étang. La femme voulut pousser un cri d’appel, mais déjà il était trop tard la silhouette lumineuse avait changé de forme, s’était étirée en un long serpent qui, à la façon d’un python, se lova autour de la malheureuse. Il y eut un bref crépitement. La silhouette de la promeneuse devint soudain imprécise, se fondit dans la nuit et disparut brusquement, comme plongée dans le néant. Pendant un moment, le serpent de feu lova ses anneaux verts puis, un peu à la façon d’une brume, il se dilua, se changea en un brouillard phosphorescent et disparut tout d’un coup, comme si la pluie, dont la chute s’intensifiait, l’avait éteint.

La nuit suivante, France Soir titrait, comme tous ses confrères de la presse parisienne :

 

DES FANTOMES DE FEU

DANS LE QUARTIER DU MARAIS !

 

Paris, le 6 octobre. – La nuit dernière, le dénommé Onésime Leuchat, regrattier de son métier, s’était posté, torturé par l’insomnie, à la fenêtre de sa mansarde située rue du Petit-Musc, presque à hauteur de la rue Charles-V, quand son attention fut attirée par une promeneuse qui, pressant le pas sous la pluie, remontait la rue. Onésime Leuchat remarqua aussi un individu vêtu de noir, précédant l’inconnue. Celle-ci soudain changea de trottoir. Alors l’homme, traversant la rue également, vint soudain vers elle, pour se changer tout à coup en une sorte de fantôme de lumière verte, puis en serpent qui, se précipitant sur la femme, l’enlaça. Leuchat se dressa, ouvrit sa fenêtre pour appeler, crier à l’aide, intervenir d’une façon ou d’une autre. Pourtant, quand il reporta les yeux dans la rue, le serpent de lumière verte et la promeneuse inconnue avaient disparu sans laisser de trace.

On pourrait croire, en lisant ce récit, qu’Onésime Leuchat a été victime d’une hallucination ou qu’il avait trop abusé de la dive bouteille. Pourtant, d’autres faits quasi semblables se sont passés la même nuit. L’un, rue des Rosiers, un autre, rue du Pas-de-Mule et un quatrième, rue Barbette. Les récits des autres témoins concordent à peu de chose près avec celui d’Onésime Leuchat.

En dépit de l’étrangeté des faits, la police a ouvert une enquête et il paraît évident que plusieurs personnes ont disparu cette nuit, sans laisser de traces, dans le quartier du Marais. On a pu même identifier avec précision la promeneuse de la rue du Petit-Musc. Il s’agirait de Mme Jeaninne Escoffier qui regagnait son logis situé rue de Birague.

 

Comme on le voit, la presse était au courant des événements qui s’étaient déroulés quelques heures plus tôt, mais elle ignorait tout de ce qui s’était passé, au cours de la même nuit, en un endroit précis du Massif central, là où s’élevait un vieux cloître-forteresse, propriété du célèbre commandant Morane dont les aventures défrayaient depuis longtemps toutes les chroniques.

Bob Morane et son inséparable ami écossais, Bill Ballantine, venaient de rentrer depuis quelques jours seulement d’un voyage de reportage, pour le compte de la revue Reflets, dans les profondeurs des forêts brésiliennes. Ce soir-là, ils s’étaient attardés à ranger photos et documents dans la salle de séjour aménagée dans la partie habitable de la vieille construction moyenâgeuse, dont les premières pierres avaient été posées par des moines cisterciens à l’aube du XIIe siècle. Leur travail de classement terminé, Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient assis près de la cheminée monumentale, dans laquelle brûlaient d’énormes bûches, car ce début d’automne s’annonçait humide et frais, et ils dégustaient, tout en devisant gaiement et en faisant de nouveaux projets de voyage, un verre de cette liqueur réconfortante qui, avec le péché d’avarice, a rendu l’Écosse et les Écossais célèbres dans le monde entier.

Bill Ballantine, qui était Écossais et dont la constitution particulièrement « débile » – il mesurait près de deux mètres et pesait quelque cent vingt kilos, tout muscles et os – avait besoin de réconfort, en était à son troisième verre et commençait à voir la vie sous des couleurs roses, quand quelque chose d’insolite se passa. Au-dehors, il y eut une sorte de longue stridulation puis, tout à coup, les vitres d’une fenêtre volèrent en éclats et une boule de feu, de la grosseur d’un ballon de football, pénétra dans la pièce qu’elle éclaira d’une belle lueur couleur de jade.

— La foudre, murmura Bill Ballantine. Nous n’avons pourtant pas entendu le tonnerre.

Bob Morane s’était immobilisé dans son fauteuil. Il murmura :

— Surtout, ne bouge pas, Bill… Surtout ne bouge pas…

Morane savait que la foudre en boule réagit au moindre courant d’air et que, si son compagnon et lui n’en provoquaient aucun, le météore sortirait de la pièce, soit par la cheminée, soit par la fenêtre.

Lentement, la boule de feu vert avait traversé la salle, au centre de laquelle elle s’immobilisa durant quelques instants. Suivie par les regards un peu effrayés des deux amis, elle se dirigea vers le mur du fond, à proximité duquel elle s’arrêta ; puis, lentement, elle parut se distendre, changer de forme, se changer en une sorte de vapeur lumineuse. Ensuite il y eut un bref éclatement et la vapeur se fragmenta jusqu’à former des lettres un peu mouvantes, comme ces ronds de fumée que lancent certains fumeurs. Bob et Bill purent lire : Ravi de vous savoir de retour, commandant Morane – et ce bref message était seulement signé : XH.

Alors, chaque lettre parut éclater et disparut, comme diluée dans l’air. Rien ne resta plus bientôt de l’inscription ni de l’étrange phénomène lumineux.

Il y eut quelques instants de silence, puis Bill Ballantine se tourna vers Morane pour demander :

— Que pensez-vous de cela, commandant ?

Bob hocha la tête gravement.

— Ce que j’en pense, Bill ? C’est qu’il s’agit là d’un avertissement de notre ami Athanase Xhatan. Nous aurions dû penser qu’il n’était pas homme à demeurer sur une défaite et que, tôt ou tard, il nous donnerait de ses nouvelles… Décidément nous n’aurons jamais la paix. À peine sommes-nous revenus d’un voyage aventureux que, déjà, les ennuis recommencent…

 

 

Nicolas-Athanase Xhatan était un vieil ennemi de Bob Morane et de Bill Ballantine qui, à deux reprises déjà, s’étaient dressés sur son chemin et avaient fait obstacle à des desseins dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils avaient couleur de suie. Le but de Xhatan était d’organiser une puissance militaire occulte et, pour y parvenir, il avait mis sur pied une vaste opération de brigandage destinée à lui apporter les capitaux nécessaires à la réalisation de ses plans. Pourtant, Xhatan n’était pas un vulgaire malfaiteur. C’était un physicien de génie et ses découvertes sur la lumière eussent fait de lui un héros de la science, si elles n’avaient servi à la fabrication d’armes mortelles, dont il usait pour parvenir à ses fins criminelles[1].

Peu de temps auparavant, Xhatan était parvenu à séquestrer, dans un repaire souterrain situé en Haute-Birmanie, trois jeunes filles milliardaires afin d’en tirer rançon. Cependant Bob Morane et Bill étaient intervenus pour soustraire les captives à leurs ravisseurs. Pourtant, si les deux amis n’étaient pas parvenus à arracher le montant de la rançon, constituée en une fortune de diamants, à la rapacité de Xhatan, ils avaient mis celui-ci en difficulté en contrecarrant gravement ses plans. Il était même étonnant que, jusqu’alors, Xhatan n’eût pas tenté de se venger. Les derniers événements tendaient cependant à prouver que cette vengeance ne tarderait pas et que tout allait être mis en œuvre pour qu’elle soit assouvie.

Ce fut dans le courant de l’après-midi seulement que Bob Morane et son ami furent mis en possession des journaux parisiens du matin. Aussitôt, les titres concernant les mystérieuses agressions de la nuit, dans le quartier du Marais, frappèrent leur attention.

— Aucune erreur, fit Bill quand ils eurent lu, il y a du Xhatan là-dessous. La lumière verte, le serpent de feu… Tout cela ne peut venir que de lui.

— Tu as raison, approuva Morane. Notre ennemi rentre en scène, et à Paris cette fois. Jusqu’à présent, il s’est contenté de sévir en Asie, mais voilà qu’il s’attaque au cœur même de la civilisation occidentale.

— Que croyez-vous qu’il mijote ?

Le visage énergique de Bob Morane, couronné par des cheveux noirs et drus, avait pris une expression tendue.

— Ce qu’il mijote, Bill ? Je n’en sais pas plus que toi. Cette nuit, il a commis quatre agressions, peut-être quatre crimes, et il n’y a rien de bon à attendre de lui. Sans doute s’apprête-t-il à se livrer à quelque odieux chantage.

— Et nous allons laisser faire ? interrogea le géant.

Morane secoua la tête.

— Pas question, lança-t-il. De toute façon, hier soir Xhatan nous a lancé un avertissement. En essayant de le contrer, nous nous défendrons en même temps. Comment ? Je n’en sais rien encore. Toujours est-il que nous n’allons pas demeurer ici à nous tourner les pouces en attendant le bon vouloir de ce scélérat. Puisque c’est à Paris qu’il semble avoir installé le théâtre de ses opérations, c’est à Paris que nous allons nous rendre, et dare-dare encore.

 

 

Deux heures plus tard, quelques maigres bagages bouclés et casés dans l’étroit coffre de la Jaguar E de Morane, les deux amis prenaient la route. La nuit venait de tomber, encore grise des dernières lueurs du jour et aussi de la brume accrochant à toutes choses ses lambeaux de voile. La route en lacet était glissante, mais Bob pilotait néanmoins rapidement selon son habitude, sans trop négocier avec le danger.

Visiblement, Morane était pressé d’atteindre Paris, et Bill Ballantine, auquel la fougue de son ami était familière, évitait de lui faire remarquer qu’à ce train-là il se préparait à les conduire directement dans un autre monde. Il savait qu’une telle remarque aurait incité Morane à appuyer davantage encore sur l’accélérateur et, d’ailleurs, Bill était lui-même un mordu de la vitesse.

Ce n’était cependant pas de cette vitesse que devait venir le danger. L’un après l’autre, les kilomètres étaient dévorés par le bolide que Morane conduisait de main de maître. La nuit s’était faite épaisse et les pinceaux des phares trouaient les ténèbres de la route déserte. Soudain, dans le rétroviseur, un point vert apparut, haut encore dans le ciel, mais qui, rapidement, se mit à grossir. Ballantine surprit l’expression d’inquiétude sur le profil noyé de pénombre de son ami.

— Que se passe-t-il, commandant ? Le moulin a l’air de tourner rond…

— Regarde derrière nous, Bill, répondit Morane en surveillant la route d’un œil, tandis que l’autre s’attardait au rétroviseur.

Par la custode de plastique transparent de la capote relevée, l’Écossais jeta un regard en arrière. Lui aussi vit le point de lumière verte. Celui-ci se rapprochait d’ailleurs rapidement, grossissait encore, tout en changeant de forme. Bientôt, les deux passagers de la voiture devaient se rendre compte qu’il ne s’agissait pas en réalité d’un point lumineux, mais d’une sorte d’anneau qui se déplaçait dans le ciel en tournoyant et en s’élargissant sans cesse.

— Une auréole de lumière ! s’exclama Ballantine. Cette fois, pas de doute, Xhatan est après nous…

— Oui, une auréole de lumière, approuva Morane en appuyant davantage encore sur l’accélérateur. Pourvu que nous soyons plus rapides qu’elle !

L’auréole, s’élargissant toujours, se rapprochait maintenant de plus en plus rapidement et, bien que poussant son moteur, Morane ne parvenait pas à la distancer. Au contraire, elle se rapprochait sans cesse, s’élargissant et descendant petit à petit vers la route, comme si elle voulait entourer la voiture.

— Plus vite, commandant, plus vite ! gronda Bill.

— Peux pas, mon vieux. Si j’accélère encore, je vais nous envoyer dans le décor…

Néanmoins Bob enfonça davantage encore la pédale des gaz. En vain. L’auréole descendait toujours vers la Jaguar, comme si elle voulait en faire sa proie.

— Plus vite, commandant. Plus vite !

Il y eut un bout de ligne droite, et Morane put alors lancer son bolide à fond, mais il avait oublié le vieil adage suivant lequel « à une ligne droite succède toujours un tournant ». Il s’en rendit compte trop tard, prit ce tournant à vive allure et, malgré qu’il le négociât au maximum, il dut rétrograder de vitesse, puis freiner pour éviter la rangée d’arbres lui barrant la route. Pivotant sur elle-même sur le macadam humide, la voiture se mit en travers de la route, bondit à nouveau pour, passant entre des arbres, se retrouver en plein champ, où elle roula quelques instants encore en tressautant. Finalement, elle s’immobilisa, ses roues avant embourbées, la pointe de son capot enfoncée dans la terre meuble.

— Dehors et courons ! hurla Bob.

Déjà les deux amis s’étaient extirpés du véhicule et se mettaient à galoper à travers champ. À peine avaient-ils couvert chacun une cinquantaine de mètres que l’auréole fondit sur la voiture, l’entoura. Mus par un même réflexe, les deux fuyards se jetèrent à plat ventre. Il y eut une sourde détonation, un bruit de tôle déchirée, puis de la Jaguar monta une grande gerbe de flammes. Quant à l’auréole de lumière verte, on n’en voyait plus trace.

Quelques minutes plus tard, Bob Morane et Bill Ballantine, s’étant réunis, considéraient d’un œil contrit la merveilleuse mécanique, tout à l’heure encore reine de la route, qui à présent se consumait dans des éclatements de tôle surchauffée. L’odeur âcre de l’essence brûlée parvenait jusqu’à eux et une fumée bleuâtre montait dans le ciel.

— Un si bel engin ! grommela Ballantine. Hier encore j’avais passé mon temps à le mettre au point. Marchait comme une montre…

Le géant serra les poings, pour continuer sur un ton de menace sourde :

— Si je tenais ce Xhatan…

— Ce n’est pas tellement la destruction de ma voiture qui m’inquiète, fit Bob. Je suis en « tous risques » et…

— Tous risques, tous risques ! fit Bill. Vous en avez déjà bousillé tellement de voitures, commandant, qu’un beau jour les assurances vous laisseront tomber. Il faut dire que la plupart de ces bagnoles n’étaient pas à vous…

— Ce qui m’inquiète, continua Morane sans avoir l’air d’avoir entendu la remarque de son ami, c’est que Xhatan soit passé à l’attaque sans nous avoir laissé le temps de nous retourner. J’ai hâte d’être à Paris pour savoir exactement ce qui s’y passe.

Un râle échappa à Bill.

— À Paris ! s’exclama-t-il. Je me demande bien comment nous allons nous y rendre, à présent ?

— Comment ? fit Morane d’une voix un peu narquoise. Mais en auto-stop, mon vieux, comme de vulgaires beatnicks. Bien sûr, on n’aura pas le temps de se laisser pousser la barbe et les cheveux, mais espérons que les automobilistes qui nous prendront en charge ne se montreront pas trop pointilleux sur ces détails.