VI

 

Fuyant la lente, mais sûre montée de l’eau, Bob Morane et Bill Ballantine continuaient à se hisser mètre par mètre le long de la cheminée. Parfois Bill, qui grimpait le dernier, allumait sa torche miniature et en dirigeait le faisceau vers le bas, pour se rendre compte de la montée éventuelle de l’eau. Après s’en être assuré, l’Écossais éteignait la torche, afin d’en économiser le courant, et les deux amis reprenaient leur lente progression verticale.

Ils s’étaient peut-être hissés ainsi à une hauteur de dix mètres quand Bill, qui avait une fois de plus regardé sous lui, poussa une exclamation.

— On dirait qu’elle ne monte plus, commandant !

— Sans doute est-ce une illusion, Bill.

— Je ne le pense pas, assura le géant. Plus rien ne bouge. Il y a quelques minutes, cela bouillonnait légèrement. À présent, on dirait un miroir. Regardez vous-même.

Par acquit de conscience, Bob jeta un regard vers le bas, suivant le faisceau lumineux de la torche braquée et qui frappait maintenant une nappe d’eau immobile.

— Tu as raison, Bill, reconnut Morane au bout d’un moment, cela ne monte plus. De ce côté du moins nous sommes tirés d’affaire. Mais ce n’est pas une raison pour demeurer là, notre situation n’a rien de confortable.

Ils reprirent leur ascension, arc-boutés du dos, des coudes et des pieds. Mais il ne leur fallut cependant plus franchir qu’une distance de quelques mètres. Devant les yeux de Morane, une galerie horizontale s’ouvrit soudain. Elle était relativement étroite, mais pas assez pour interdire le passage aux deux hommes.

L’un après l’autre, ils se glissèrent dans la galerie et se mirent à ramper. Ils allaient assez rapidement. Bob tâtait le sol devant lui avant de progresser, car ils avançaient à l’aveuglette, soucieux d’économiser les batteries de leurs torches. Parfois, à cause d’un rétrécissement du boyau, Ballantine avait de la peine à passer, mais il réussissait cependant.

Au bout de dix minutes environ de cette reptation, la galerie s’élargit et ils purent se redresser. Bob alluma sa torche pour guider leurs pas, et ils ne tardèrent pas à déboucher dans une sorte de vaste caverne, creusée artificiellement à même le roc. Partout, le long des murailles, on décelait des traces d’exploitations anciennes et seuls de minces piliers de pierres épargnés empêchaient sans doute la voûte de s’effondrer. Tout cela n’étonnait pas Morane et Bill outre mesure, car ils savaient que, jadis, les bâtisseurs de Paris avaient extrait la pierre qui leur était nécessaire du sous-sol même de cette ville qui, plus tard, devait devenir une des premières capitales du monde et qui reposait à présent sur un sol troué comme un morceau de gruyère.

— Ces carrières devaient avoir une sortie jadis, fit Morane sans grande conviction. Tout ce qui nous reste à faire, c’est trouver cette sortie.

— Si elle existe encore, dit Bill jouant les oiseaux de mauvais augure. Je donnerais ma tête à couper que ces carrières datent du temps de Phi-lippe-Auguste, si ce n’est pas de celui du bon roi Dagobert. Il y a belle lurette sans doute que la sortie que nous sommes censés devoir chercher aura été bouchée.

Morane savait que Bill disait vrai, qu’il y avait toutes les chances pour que l’issue dont il venait de parler fût close. Mieux valait la chercher cependant contre toute attente, plutôt que demeurer là à se désespérer. Tous deux n’étaient d’ailleurs pas hommes à désespérer. Ils avaient l’habitude de lutter jusqu’au bout et, cette fois encore, ils lutteraient jusqu’à la fin.

Ils s’avancèrent à travers la carrière souterraine, mais, au bout d’une trentaine de mètres, ils furent stoppés par une muraille barrant toute la hauteur et la largeur de l’excavation. Elle était faite de pierres cyclopéennes, très vieilles, rongées par le salpêtre et l’humidité. Quant au ciment grossier qui les joignait, il était tombé depuis longtemps en poussière impalpable.

— Je me trompe peut-être, fit Bob, mais il y a de grandes chances pour qu’il s’agisse là de fondations datant du Moyen Âge, sans doute celles de la forteresse des Templiers.

Soigneusement, les deux amis se mirent à inspecter la muraille. Ils finirent par tomber en arrêt devant un point où les pierres semblaient s’être éboulées, pour avoir été ensuite replacées en désordre, à une époque sans doute relativement récente.

— Si on parvenait à déplacer quelques-uns de ces blocs, fit Morane, on pourrait peut-être pratiquer une ouverture qui nous permettrait de passer de l’autre côté.

— Pour arriver où ? fit Ballantine.

— Je n’en sais rien, mais tout vaut mieux que demeurer ici les bras ballants. De toute façon, il fait froid et humide et, si nous ne nous donnons pas un peu d’exercice, nous finirons par attraper la crève.

Ils unirent leurs efforts pour remuer quelques blocs. La force de Morane était athlétique, celle de Bill Ballantine herculéenne et ils avaient l’habitude tous deux de s’entêter sur les obstacles quand ceux-ci leur résistaient. Ils s’entêtaient, mais non aveuglément, sans la moindre intelligence. Ils commencèrent par s’attaquer aux blocs qui, mal en équilibre, ne demandaient qu’à rouler au bas de l’éboulis. Ensuite, ils déblayèrent des moellons de moindre importance en soutenant de plus gros qui, privés de leur appui, roulaient à leur tour, libérant une excavation de plus en plus large. À plusieurs reprises, les deux amis faillirent être écrasés sous ces déblais, mais, chaque fois, ils réussirent à se garer à temps. Finalement, leurs efforts furent couronnés de succès et une ouverture large d’un mètre à peine béa devant eux. Morane y darda le faisceau de sa torche, qui se perdit dans les ténèbres. Une chose était certaine : il leur était possible de franchir l’épaisse muraille. Qu’y avait-il derrière ? Ils s’en souciaient assez peu. Ils le sauraient plus tard. Ils avaient réussi à se frayer un passage, et rien d’autre n’avait d’importance dans l’immédiat.

 

 

Passé la brèche qu’ils venaient de pratiquer dans la muraille, un complexe de couloirs s’offrit à Bob Morane et à son compagnon. Mais ce n’était plus cette fois de grossières galeries mal aménagées creusées à même la pierre. Il s’agissait de vrais couloirs aux murs solidement maçonnés. Les voûtes de l’arc déjà ogival permettaient de situer l’époque de la construction vers le milieu du XIIe siècle. Cependant, colonnes et chapiteaux, surchargés d’entrelacs et de monstres grimaçants, rappelaient encore l’art roman qui, vers le milieu du XIIe siècle, tombait en décadence.

Morane désigna des croix pattées qui, un peu partout, étaient gravées dans la pierre.

— Aucune erreur, constata-t-il, nous nous trouvons bien dans les anciennes fondations de la commanderie des Templiers. Ceux-ci avaient érigé leur forteresse vers les années 1150 et ces croix pattées sont bien l’emblème des chevaliers du Temple… Tout ceci a dû être épargné lors de la destruction de la forteresse, effectuée sur l’ordre de Napoléon Ier. Par la suite, on a bâti par-dessus, et ces caveaux ont été oubliés. Il est même probable que les registres cadastraux ne mentionnent pas leur existence…

— Bref, fit Ballantine, nous nous trouvons ici dans une sorte de royaume hors du temps, oublié par les étranges cheminements de l’Histoire…

— Un peu comme tu le dis, Bill, approuva Morane. Une seule chose m’inquiète : si l’on a bâti par-dessus ces caves, il est probable que leurs issues en seront fermées, comme nous l’avons craint, et qu’il nous sera bien difficile d’en sortir.

Tout en parlant, ils avaient continué à progresser en s’éclairant parcimonieusement à l’aide ide l’une de leurs lampes de poche. Finalement, ils débouchèrent dans une vaste salle soutenue par une forêt de piliers et où tout semblait d’une propreté méticuleuse. Des débris de caisses, des brins de paille et des morceaux de ferrailles tordues gisaient un peu partout, témoins d’un déménagement hâtif. Dans la fine couche de poussière recouvrant les dalles, on remarquait des traces de pas, et aussi de longues traînées, tout à fait comme si on avait traîné là des objets lourds.

— Ma parole, fit Ballantine, on dirait que l’on a procédé ici à un déménagement hâtif, et récemment encore…

Morane désigna un câble électrique sectionné qui courait le long d’un pilier et se perdait dans les ténèbres de la voûte.

— Ce ne sont certainement pas les Templiers : qui ont installé cela, dit-il, ils ont fait pas mal de choses jadis, des bonnes et des mauvaises, mais ils n’ont certainement pas inventé l’électricité. Si tu veux mon avis, Xhatan avait installé ici son laboratoire et, comme il nous l’a dit lui-même tout à l’heure, il a regagné ses pénates, ailleurs, dans un refuge plus sûr, celui-ci pouvant à tout moment être découvert par les policiers chargés d’enquêter sur les événements de ces dernières semaines.

— Donc, glissa Bill, si Xhatan a pu déménager son matériel, nous pourrons nous aussi sortir de cet endroit. Ces machines ont dû être démontées et enfermées dans des caisses. Celles-ci n’ont quand même pas pu passer à travers ces épaisses murailles.

— Sans doute, fit Bob, sans doute. Si cette issue existe – et elle ne peut qu’exister –, nous finirons bien par la trouver. Mais autre chose me tracasse ; j’aimerais connaître la situation de ce nouveau refuge d’où, Xhatan l’a dit lui-même, notre ennemi serait capable de tenir tête à des armées.

Bill Ballantine haussa les épaules et grogna :

— Pourquoi jouer à la devinette, commandant ? Sortons d’ici au plus vite. Ensuite, nous aviserons. De toute façon, Xhatan ne manquera pas de se manifester tôt ou tard et peut-être commettra-t-il l’erreur qui nous fera le découvrir.

— Tu as raison, Bill, fit Morane. Cherchons à sortir d’ici avant tout. Comment ? Il est probable que Xhatan, pour alimenter ses machines, empruntait l’électricité nécessaire au réseau de la ville. Ces fils doivent donc conduire à la surface.

Braquant leur lampe, ils suivirent le tracé du câble découvert par Morane le long de la voûte et ils finirent par atteindre, dissimulé jusqu’alors par des colonnes, dans un coin de la salle, un escalier assez large, aux marches usées et qui, se hissant le long de la muraille, s’enfonçait là-haut dans une ouverture carrée, noyée de ténèbres.

Quelque chose de clair sur une des marches attira l’attention de Bill Ballantine. Il ramassa l’objet. C’était un morceau de papier plié en quatre. Bill le déplia, et les deux amis purent y lire ce seul mot, tracé rapidement à l’aide d’un stylo à bille : Beaugaillard.