III
Les deux amis considéraient gravement l’homme vert étendu sans mouvement à leurs pieds.
— Il est probable, fit Bill, que si Xhatan avait usé d’auréoles de lumière pour nous éliminer, nous ne serions plus vivants à l’heure actuelle. Je me demande d’ailleurs pourquoi il ne l’a pas fait.
— Je suppose, tenta d’expliquer Morane, que les auréoles de lumière ne peuvent être employées qu’à l’air libre, sinon elles éclatent contre les obstacles. La boule de feu qui nous a transmis le message de Xhatan, dans le Massif central, devait être d’une tout autre nature. De toute façon, quelles que soient ses raisons, Xhatan nous a envoyé des hommes verts et c’est à cela que nous devons d’être encore en vie.
— Ouais, ouais, grogna Bill. Il y a pourtant une chose dont nous pouvons être certains à présent le Dr Xhatan sait que nous sommes à Paris. Jusque maintenant, il a eu autre chose à faire qu’à s’occuper de nous ; mais, à présent, il sait que nous sommes sur nos gardes, que nous contre-attaquerons même, et il n’aura de cesse avant de nous avoir éliminés.
— Tu as raison, Bill. Nous ne sommes plus en sécurité dans cet appartement. Il nous faut nous terrer ailleurs. À proximité de l’Hôtel de Ville, je connais un petit hôtel qui pourra nous servir de quartier général pour nos investigations nocturnes à travers le quartier du Marais. Avant tout, nous allons transporter les corps des deux hommes verts sur le quai. La police les y découvrira et tirera son plan. Ensuite, nous prendrons le large.
Ils firent comme ils avaient décidé et, une heure plus tard, ils avaient pris leurs quartiers dans l’hôtel dont avait parlé Morane. Ce fut le lendemain qu’ils commencèrent leur enquête à travers le Marais, chacun à bord d’une voiture de louage, une deux-chevaux pour Bill et une Dauphine pour Morane. Errant à modeste allure à travers les rues rendues presque désertes par la nuit et la proximité du danger, ils se tenaient constamment en contact par walky-talky.
Durant trois nuits, Bob et Bill se livrèrent ainsi à des rondes incessantes. À l’aube, ils regagnaient leur hôtel afin de prendre un repos dont ils avaient grand besoin après la tension des heures nocturnes.
Pendant ces trois nuits, ils ne devaient rien remarquer d’insolite. Non que les hommes verts et les silhouettes de feu ne se manifestassent pas, mais les agressions, dont la presse faisait mention le lendemain, ne devaient pas se produire dans le Marais, mais dans les quartiers voisins.
Au cours de la quatrième nuit, Morane remontait lentement la rue du Temple quand son attention fut attirée par une jeune femme qui, assez loin devant lui, remontait également la rue d’un pas rapide.
« Voilà une audacieuse, songea Bob. Elle a l’air jeune, et ceci explique cela… »
Il venait à peine de formuler cette pensée que, soudain, une auto jaillit de la rue Pastourelle et s’arrêta à hauteur de la promeneuse. Deux hommes bondirent de la voiture, empoignèrent la jeune fille et la poussèrent à l’intérieur de l’auto qui démarra aussitôt.
Tout cela s’était passé si vite que Morane, qui se trouvait à une centaine de mètres du lieu de l’agression, n’avait pas eu le temps de réagir. Il n’avait pu apercevoir les visages des agresseurs, mais il y avait pourtant quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’il s’agisse d’hommes verts.
— Je suis sur une piste, Bill, expliqua-t-il dans le walky-talky accroché au tableau de bord. Je te tiens au courant… Essaie de me rejoindre… Over…
Déjà il se lançait sur la trace de l’auto des ravisseurs dont il avait reconnu la marque : une 404 grise. Celle-ci s’était engagée dans la rue des Gravilliers. Elle la longea sur toute son étendue jusqu’au carrefour de la rue Beaubourg. Là, elle tourna à droite puis encore à droite. Son conducteur allait à vive allure et Bob avait de la peine à ne pas la perdre de vue. La 404 tourna à nouveau, à gauche cette fois, et Morane eut juste le temps de la voir disparaître sous le porche d’un vieil hôtel délabré.
Précautionneusement, Bob rangea sa voiture le long du trottoir. Puis, s’emparant du walky-talky, il se mit en communication avec Bill.
— La voiture que je poursuivais a pénétré dans un hôtel inhabité, expliqua-t-il. Je vais essayer de m’y introduire. Je me tiendrai en contact avec toi. Viens me rejoindre dès que possible… Over…
— Que se passe-t-il exactement, commandant ? interrogea la voix de l’Écossais.
— Trop long à t’expliquer, Bill. On a enlevé une jeune fille sous mes yeux. Je crois qu’il s’agissait d’hommes verts, mais sans en être sûr… Over…
— Soyez prudent, commandant. J’arrive… Over…
Bob coupa le contact et, emportant le walky-talky en bandoulière, il s’approcha de la maison à l’intérieur de laquelle avait disparu la voiture des ravisseurs. C’était un hôtel datant du XVIIe siècle et dont la façade s’ornementait de toute une floraison architecturale à la mode du temps. La porte vétuste, dont la peinture s’écaillait pour laisser voir un bois à demi pourri, était cependant encore solide et fermait de l’intérieur. Essayer de l’enfoncer eût été folie.
Rapidement, Morane étudia les lieux puis, dans le walky-talky, il lança à Bill l’adresse de l’hôtel devant lequel il se trouvait.
— À présent, murmura-t-il, je vais une fois de plus aller me fourrer dans la gueule du loup.
Il s’approcha du mur fermant la cour de l’hôtel et, rapidement, il en évalua la hauteur. « Quatre mètres à peine, songea-t-il. Ça va être un jeu d’enfant de passer de l’autre côté. »
Ce fut un jeu d’enfant, en effet, surtout avec les nombreuses sculptures, têtes de lion, gorgones, festons et astragales dont l’architecte avait enjolivé son œuvre. Il fallut à peine une minute à Morane pour gagner le sommet de la muraille, derrière laquelle il se laissa tomber sur les pavés en ronde bosse garnissant la cour. Il se reçut sur là pointe des pieds, sans faire plus de bruit qu’un chat. Il attendit, accroupi, le dos appuyé à la muraille, la main glissée sous son trench, prêt à saisir son automatique et à en faire usage à la moindre alerte. La cour était cependant déserte et on avait l’impression que, depuis des siècles, aucun être humain n’en avait foulé le sol. Les deux massifs flanquant l’allée centrale n’étaient plus que fouillis de plantes mortes, sans feuilles, aux branches comme pétrifiées par le temps. Une mousse épaisse, débordante, bourrait les interstices des pavés. Avec ses portes barricadées, ses fenêtres obturées par des planches solidement clouées, la maison elle-même faisait penser au monstrueux visage d’un géant mort, un visage qui, lentement, se décomposait avec la chute des plâtras, le lupus sombre des briques à nu rongées par les intempéries. Quant à la 404, elle était invisible.
●
Pendant quelques minutes encore, Bob était demeuré immobile contre la muraille, tapi dans l’ombre, à essayer de deviner par où la voiture avait pu disparaître.
— Doit pourtant être quelque part, murmura-t-il. Elle ne s’est pas volatilisée.
Il saisit le walky-talky, qu’il portait en bandoulière, et il appela Bill.
— Suis dans la place, dit-il à mi-voix quand il eut obtenu le contact. Mais ça ne m’avance pas à grand-chose. Je poursuivais une voiture. Elle est entrée ici et je n’en trouve aucune trace. Je vais me mettre à sa recherche. Elle doit bien être quelque part. Rapplique… Over…
— Suis en route, fit la voix du géant. Faites attention : au lieu que vous trouviez la voiture, on pourrait vous trouver, vous… Over…
Morane coupa la communication et, longeant les murs, il entreprit de faire le tour de la cour. Il avait repéré, sur la gauche, une porte d’écurie fermée à double battant. Quand il fut parvenu à sa hauteur, il étudia le sol à la lueur d’une petite lampe stylo et il se rendit compte que la mousse, entre les pavés, avait été très récemment foulée, écrasée. Il crut même distinguer des traces de pneumatiques.
« La 404 doit être derrière cette porte, pensa-t-il. Je vais m’en assurer. » Mais la porte était close et bien close et il se révélait impossible de l’enfoncer. Peut-être que si Bill joignait sa force, qui était colossale, à la sienne, ils y parviendraient. Mais cela n’irait pas sans un tintamarre d’enfer.
D’un regard circulaire, Morane chercha un outil quelconque qui lui permettrait de forcer la serrure.
« Un bon pied-de-biche ferait mon affaire, mais si j’en trouvais un cela tiendrait du miracle. La Providence n’a pas de ces attentions. »
Certes, la Providence est femme capricieuse. Elle refusa à Morane le pied-de-biche demandé, mais par contre elle lui fit découvrir une lourde et épaisse tige de métal ayant dû faire partie d’une ancre de façade et dont une des extrémités était aplatie. S’en emparant, Bob en glissa le bout entre les deux battants à hauteur de la serrure. Il força. Il y eut un claquement sec et la porte s’ouvrit. Bob tira son automatique, écarta lentement le lourd panneau de bois et, prêt à faire feu à la moindre alerte, il se glissa à l’intérieur de l’ancienne écurie. La 404 était là, comme oubliée, et aucune présence humaine ne se manifestait, ni près d’elle ni à l’intérieur.
Un doute demeurait à Morane. « Et si ce n’était pas la même voiture ? songea-t-il. Il y a beaucoup d’autres 404 dans Paris, et assurément dans le quartier… » La coïncidence eût toutefois été trop grande. Se glissant le long du mur, Morane posa la main sur le capot. Il était chaud. Dans la pénombre, Bob sourit pour murmurer :
— C’est bien la même voiture… Je tiens le bon bout…
Au fond du garage il découvrit une porte basse, dont le battant avait été depuis longtemps arraché de ses gonds, ce qui lui permit d’accéder à l’intérieur de la bâtisse, qu’il entreprit d’explorer de fond en comble. Il n’y découvrit aucune présence humaine, mais des traces fraîches dans la poussière lui apprirent avec certitude que plusieurs personnes étaient passées là peu de temps auparavant.
Il se remit en contact avec Bill.
— J’ai trouvé ce que je cherchais, expliqua-t-il. La voiture était garée dans une ancienne écurie. Dans la maison, j’ai trouvé des traces toutes fraîches. Je suis la piste. Over Over…
— Attendez que je vous aie rejoint, dit Bill. À deux, nous serons plus à même de faire face à un coup dur. J’arrive dans la rue Volta, dans quelques minutes, je serai auprès de vous… Over…
— Bien sûr dit Bob avec un sourire. S’il y avait un grand steeple-chase des limaçons, tu aurais peut-être une chance de franchir le premier la ligne d’arrivée.
À nouveau, il interrompit la communication et, sans se soucier des conseils de prudence de son ami, il se mit à suivre les traces imprimées dans la poussière. Par endroits, elles étaient fort imprécises, mais elles le conduisirent jusqu’aux combles. Là, elles s’arrêtèrent brusquement, face à une cloison flanquée de deux poutres épaisses qui la dissimulaient à demi dans leur ombre.
« Je ne vois qu’une solution, songea Bob. Ils doivent être passés à travers cette cloison et comme, derrière, si j’en juge par la disposition des lieux, ce doit être la maison voisine. »
Il poussa sur un des côtés de la cloison qui, lentement, pivota sur elle-même, découvrant un couloir. Courbé afin de passer autant que possible inaperçu, Bob se glissa dans l’intervalle, tâtant du pied le sol devant lui. Quand il fut de l’autre côté de la cloison, il s’immobilisa et, saisissant sa lampe stylo, il entreprit de reconnaître les lieux.
Il se trouvait dans un second grenier, assez semblable à celui qu’il venait de quitter.
« Me voilà bien avancé, pensa-t-il. Je suis un homme assoiffé qui quitte un désert pour déboucher dans un autre désert. Voyons comment ce lourdaud de Bill se débrouille… »
Il rétablit le contact entre son ami et lui.
— Je suis parvenu dans le grenier de la maison voisine, expliqua-t-il. Je n’en suis pas plus avancé. Personne ici non plus. Je commence à croire que cette 404 était conduite par des fantômes.
— Demeurez où vous êtes, recommanda encore Bill. Je vous rejoins. Je sais ce qui se passe quand vous décidez de vous débrouiller tout seul les ennuis vous tombent sur la tête comme s’il en pleuvait… Over…
Bob Morane se mit à rire doucement.
— Que peut-il m’arriver, mon vieux ? dit-il d’une voix paisible. Tu sais que j’ai la baraka. Et puis, il n’y a personne ici, et les fantômes ne peuvent rien contre les humains… Over…
À peine avait-il interrompu le contact que le plafond lui dégringola sur la tête. Du moins, il en eut l’impression, car, au fond de lui-même, il eut la certitude que le plafond n’avait rien à voir dans tout cela. Il n’eut pas davantage le loisir de s’attarder à ces considérations. Toute notion se brouilla et il sombra dans le grand vide de l’inconscience.